L'avènement d'une religion, dans un contexte historique déterminé, peut-il être, en lui-même, porteur de principes de nature à favoriser la création d'un Etat propre à cette religion ? Ou remet-il en cause l'ordre établi et l'Etat en place et en consacre la négation ? Si, de façon générale, le message du Prophète annonce «la fin de l'ordre existant, celui du rapport des forces et de l'oppression, et l'avènement d'un ordre nouveau (…), un ordre attestant de la victoire de l'esprit sur le corps, du principe sur le moyen, de la compassion sur la force, de la communauté sur l'Etat»(1), il n'en demeure pas moins que «la religion de la Révélation n'a pas fondé l'Etat, parce qu'elle a émergé contre l'Etat» (2). Mais, en réalité, la création de l'Etat n'a jamais été l'une des préoccupations majeures de l'Islam, et «nulle part dans le Coran, il n'est écrit que Dieu a promis aux musulmans un Etat ou une entité politique quelconque» (3). Néanmoins, il est à constater que la nature de l'Etat islamique, en tant que réalité constitutionnelle, a toujours posé un problème juridique majeur, et ce, depuis l'apparition de «l'Islam en tant que religion et son rayonnement en tant que civilisation»(4). Le rapport de la religion à l'Etat a, en effet, toujours été capital dans la détermination de la nature de celui-ci : est-il confessionnel ou laïque ? Comme le note, si justement, le professeur Georges Burdeau, «pour connaître un régime politique, l'observation des modes officiels d'exercice du pouvoir compte moins que l'analyse de sa nature» (5). A noter que dans les sociétés islamiques, et pour une grande partie de la population, le lien sociologique entre Etat et pouvoir est tellement ténu, voire inexistant que les deux concepts sont assimilés l'un à l'autre. Dans le discours politique, la confusion est sciemment entretenue entre Etat, pouvoir et religion : «Le discours sur l'autorité est littéralement hanté par les rapports entre l'Etat et la religion» (6). Et c'est précisément à propos de ce rapport, parfois conflictuel, de la religion à l'Etat que se pose, pour les régimes politiques en place dans les sociétés islamiques, l'épineux problème de la laïcité. Pourtant, le monde arabo-musulman adopte, depuis des décennies, une position consistant à «fonder des Etats presque entièrement séculiers à partir de l'Islam réformé» (7). Cette position, parce que dangereuse et pouvant donner naissance à la subversion, n'est pas constitutionnalisée ni même proclamée officiellement dans le discours politique. La laïcité, au sens moderne, est une construction juridique française. Elle a vu le jour pour la première fois dans le code civil de 1804 qui a «effacé la diversité des conditions juridiques des personnes qui tenaient aux disparités religieuses : le droit civil est ainsi devenu un droit laïcisé, un droit marqué par l'uniformité dans les rapports interpersonnels» (8). Le principe de la laïcité fut officiellement consacré par la loi du 9 décembre 1905 qui institua définitivement la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Son article premier dispose que «la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice du culte sous les restrictions édictées dans l'intérêt de l'ordre public». Son article 2 dispose que «la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte». La laïcité consiste en une séparation du spirituel et du temporel. Elle induit la mise en place d'un régime qui respecte la liberté de conscience. L'Etat laïque «ne privilégie aucune confession et, plus généralement, aucune conception de la vie bonne, tout en garantissant la libre expression de chacune, dans certaines limites» (9). La finalité de la mise en œuvre du principe de la laïcité est, en dernière analyse, de «garantir laïquement la sacralité des droits de l'homme et, à partir des droits de l'homme, de conjuguer ensemble particularité et universalisme» (10). Il n'est pas seulement donc, un mode de gestion du pouvoir, mais une conception humaniste visant la garantie des droits de l'homme par l'exclusion de toute religion du champ décisionnel, au sens large. En ce sens, «le but de la laïcité consiste à éviter tout cléricalisme, à non entretenir des rapports conflictuels avec les religions» (11). Qu'en est-il de l'Algérie, terre de l'Islam, où le confessionnalisme étatique est consacré sous forme de règle constitutionnelle absolue et intangible (I), mais où le droit est, paradoxalement, laïcisé (II), contrastant avec la nature même de l'Etat et rappelant les débats intéressants concernant l'opposition, selon une conception libérale notamment, Islam-droits de l'homme ? I- La constitutionnalisation du confessionnalisme étatique A) Constance et contenu du principe Si le constituant n'a pas pu assurer la pérennisation du caractère socialiste de l'Etat, en dépit de l'intangibilité, à valeur constitutionnelle, et de la sacralisation du socialisme, il a pu, par contre, sauvegarder l'immutabilité du principe de la confessionnalité – l'islamité – de l'Etat algérien. Ce principe a été énoncé et maintenu par toutes les constitutions qu'a connues l'Algérie depuis l'indépendance. Ainsi, le préambule de la Constitution de 1963 affirme que «L'Algérie se doit d'affirmer (…) qu'elle tient sa force spirituelle essentielle de l'Islam ; toutefois la République garantit à chacun le respect de ses opinions, de ses croyances et le libre exercice des cultes.» C'est donc l'Algérie, et non pas l'Etat algérien, qui tient sa force de l'Islam. Mais, plus péremptoirement, l'article 4 de la même Constitution dispose que «l'Islam est la religion de l'Etat. La République garantit à chacun le respect de ses opinions et de ses croyances, et le libre exercice des cultes». L'article 2 de la Constitution de 1976 énonce que «l'Islam est la religion de l'Etat», et l'article 195 qu' «aucun projet de révision constitutionnelle ne peut porter atteinte… à la religion d'Etat». L'article 2 de la Constitution de 1989 conserve le même principe, alors que son article 178 prévoit que «toute révision constitutionnelle ne peut porter atteinte… à l'Islam, en tant que religion de l'Etat». L'Algérie a, sur ce plan, suivi la grande majorité des pays arabes (12). La seule exception vient de la Tunisie dont la Constitution, adoptée en 1959, dispose que «la Tunisie est un Etat, libre, indépendant et souverain ; sa religion est l'Islam, sa langue l'arabe et son régime la République» (art. 1er). La question s'est toujours posée pour savoir si l'expression «sa religion» se rapporte à l'Etat ou à la Tunisie. Mais «en fait, malgré l'ambiguïté apparente – les constituants voulaient à l'époque cacher un peu leur jeu -, l'expression est relative à la Tunisie. Cette explication s'impose à la lecture des autres articles de la Constitution et de l'ensemble de la législation et à travers la politique menée par la Tunisie depuis l'indépendance et jusqu'à aujourd'hui» (13). Le confessionnalisme islamique de l'Etat, attestant que celui-ci a l'Islam comme religion, implique, en principe, qu'il se doit d'imposer à la société un ordre public musulman régi par le seul droit musulman. L'Etat algérien est musulman, et s'oblige ainsi à s'appliquer et à appliquer à la société la loi divine et la tradition du Prophète. (A suivre) Notes de renvoi (1) B. Ghalioun, Islam et politique, la modernité trahie, Ed. Casbah, Alger 1997, p. 27. (2) Ibid., p. 28. (3) Ibid., pp. 31 et 32. (4) M. E. Hermassi, De la théorie de l'Etat en Islam, in G. Conac (s.d.), Islam et droits de l'homme, Ed. Economica, Paris 1994, p. 28. (5) G. Burdeau, La démocratie, Ed. Le Seuil, Paris 1966, p. 141. (6) M. E. Hermassi, op. cit., p. 30. (7) Ibid. (8) F-P. Blanc, Islam et/en laïcité, Cahier du C E R J A F, Ed. Pup, Perpignan 1982 p. 9. (9) G. Haarscher, La laïcité, Ed. Puf, Col. Que sais-je ? Paris 1996, p. 4. (10) J. Robert et J. Duffar, Droits de l'homme et libertés fondamentales, 7e édition, Ed. Montchrestien. Paris 1999, p. 605. (11) Ibid. (12) La Constitution marocaine, par exemple, affirme que «le royaume du Maroc est un Etat musulman souverain» (préambule) et que «l'Islam est la religion de l'Etat qui garantit à tous le libre exercice des cultes». (art. 6). (13) M. Charfi, Islam et liberté, le malentendu historique, Ed. Casbah, Alger 2000, pp. 19 et 20.