Lettre adressée par Sadek Hadjeres à l'auteur Bien cher Henri, Voilà ce que je t'aurais dit si j'avais été présent à la Fête de l'Huma pour la présentation de ton livre. D'abord que je suis impatient de te lire. Ensuite, je suis heureux que tu aies mené à bien la publication des mémoires consacrés à ton itinéraire algérien. Plus exactement à la partie de ta vie et des combats auxquels tu as contribué sur le sol algérien, en communion directe et vivante avec les femmes, les hommes et la jeunesse ardente de ce pays. Car même plus tard, les problèmes de l'Algérie que tu as découverte en y arrivant et l'amour de son peuple ne t'ont jamais quitté, lorsque les évolutions historiques ont mené vers une autre contrée l'internationaliste que tu as toujours été. Je suis heureux en particulier que l'évocation de ton itinéraire fasse mieux connaître le visage humain, trop souvent méconnu de ton idéal et de ton engagement communistes. Je suis persuadé par avance de la richesse du témoignage et des opinions que tu apporteras sur les tourments de l'Algérie coloniale, l'héroïsme populaire déployé pour l'arracher à sa condition humiliante et la contribution apportée par les communistes et leur parti à cette libération. C'est la dimension que tu souhaitais avant tout donner à ton ouvrage. Je ne m'aventure pas en prédisant que le résultat sera au moins à l'égal des témoignages que tu as apportés dans le passé à l'opinion internationale et aux Algériens eux-mêmes, au prix d'un engagement souvent périlleux. J'ajouterai que dans sa simplicité et sa sincérité, ta rétrospective montrera non seulement ce que le combat algérien a apporté à la formation de ta personnalité, mais aussi ce que ta personnalité a apporté au combat national et anti-colonial, à son intensité et à son efficacité politique, à ses efforts d'ouverture vers les acquis et les horizons communs de l'humanité progressiste. Je ne peux donc m'empêcher à cette occasion, dût ta modestie en souffrir, d'évoquer des épisodes et des traits de ton activité qui m'ont particulièrement touché à différents moments de notre vie militante. Par leur signification, ils méritent selon moi d'être mieux connus des jeunes générations et je crains que ta retenue habituelle quand il s'agit de toi-même risque de les en priver. C'est pour l'instant et en mon absence, ma contribution aux débats que suscitera directement ou indirectement la sortie de ton ouvrage. Je me souviens, en premier lieu, de mon contact avec tes préoccupations de formateur et d'éducateur. De leur côté, les jeunes rédacteurs d'Alger républicain formés sur le tas en avaient tiré un grand profit. Le climat chaleureux et attentif que tu avais créé, tourné vers le concret et dénué d'attitude hautaine, avait compensé les conditions précaires de fonctionnement du journal et les inévitables contradictions et incidents de parcours. Moi-même, nouvel adhérent du PCA au début des années 1950, j'avais participé avec une quinzaine de jeunes à une école élémentaire de la région algéroise du Parti que tu avais dirigée dans les locaux d'architecte du regretté camarade Abderrahmane Bouchama. Jusque-là, je te connaissais surtout par le pseudonyme sympathique et comme prédestiné qu'on te donnait, celui de «Hamrito» (à la fois le rouquin et le Rouge). J'ai découvert à cette école ton souci d'expliquer et d'argumenter, ta volonté d'aller au plus précis, de coller au réel, loin des clichés apologétiques et du verbiage creux de l'endoctrinement étroitement partisan. Avec bien d'autres, j'étais venu depuis peu de la mouvance nationaliste du PPA, active et assoiffée de lutte mais où la réflexion et le débat politique et idéologique étaient plutôt tenus en suspicion ou même réprimés. Le changement m'aida beaucoup, il s'avéra précieux pour mes activités dans le mouvement de masse et pour mon ancrage idéologique et organique ultérieurs. A côté des camarades musulmans participants à cette école et qui tous honorèrent plus tard leur engagement dans la lutte sociale et patriotique, il y avait aussi Henri Maillot et Fernand Iveton. Je les avais rencontrés là pour la première fois, modestes et cordiaux ; je les trouvais parfois réservés et taciturnes mais je les sentais surtout avides de s'approprier les repères théoriques pour les confronter avec leur vécu social. Le deuxième trait qu'au fil des années j'ai apprécié chez toi, Henri, a été le courage politique. Je ne parle pas du courage physique et moral face aux colonialistes méprisants, sans pitié et sans scrupules envers nos compatriotes et les militants résolus. Cette forme de courage t'est reconnue largement, y compris par ceux qui ne partagent pas nécessairement tel ou tel de tes points de vue. Elle n'est certes pas donnée à tous. Néanmoins à tes yeux, elle allait de soi dès lors que, par haine de l'injustice et de l'oppression par sensibilité et solidarité envers ses semblables, on a fait le choix d'en payer le prix. Mais à côté de cette exigence du combat libérateur, il en existe une autre, que tu as bien illustrée. Je parle du courage politique, qui fait sa place à l'incontournable discipline et solidarité de combat, mais pousse en même temps le militant et le responsable à dire franchement son opinion et ses propositions à ses camarades, à ses compagnons de lutte ou à ses alliés. Il en fait état même quand il sait que, partant d'intentions constructives et d'une expérience avérée, elles courent le risque d'être insuffisantes ou erronées, minoritaires, incomprises, déformées, ou pire encore, l'objet de réactions et d'interprétations hostiles et malveillantes. Ce risque, tu l'as pris à quelques reprises. Le choix du débat transparent et contradictoire entre militants d'un même parti ou avec des partis frères ou des alliés n'est pas chose facile. A l'opposé du suivisme timoré ou intéressé, il est moralement encore plus éprouvant que le courage déployé face à l'ennemi, aux adversaires ou rivaux politiques. Comme je vais l'indiquer, tu as été de ceux qui se sont efforcés en diverses circonstances d'en faire ta ligne de conduite, considérant qu'il s'agit autant d'intérêt collectif que de respect de soi-même. Au début des années quarante, dans les rangs des Jeunesses communistes, réagissant aux ambiguïtés paternalistes fréquentes chez les anti-colonialistes européens, tu as été attentif et sensible aux signaux provenant de la montée du sentiment et du mouvement national algérien. Tu as été un de ceux qui ont contribué au redressement de la conception erronée et unilatérale, inspirée par les mouvements communiste et socialiste français, selon laquelle l'aspiration à l'indépendance et sa revendication étaient au moment de la menace nazie et de l'immédiate après-guerre, contradictoires avec la participation à la lutte antifasciste mondiale et non pas une bonne voie pour imposer au colonialisme français des relations nouvelles, libres et mutuellement avantageuses de la nation algérienne avec la France. Je me souviens aussi comment en août 1949, lors de la crise du PPA-MTLD, qualifiée à tort et de façon anachronique de «berbériste», tu avais, avec les camarades de la direction du PCA et du journal, contribué à faire connaître la vérité en faisant publier par Alger républicain le démenti patriotique des militants contestataires du PPA. Le démenti de ces derniers répondait aux allégations provocatrices de la presse colonialiste, selon lesquelles ces militants avaient créé un PPK, parti de scission et de sécession kabyle. Le gros mensonge était aussi dangereux que fantaisiste et peu crédible pour l'opinion nationale dans le climat politique de l'époque. Il s'expliquait seulement par le fait que la presse colonialiste et les services français du deuxième Bureau prenaient leur désir pour des réalités, ils étaient heureux de porter un coup à un des secteurs les plus dynamiques et les plus politisés du PPA et de l'OS, dont ils avaient, comme par hasard, arrêté les responsables du district de Kabylie recherchés depuis Mai 1945. Ils faisaient le calcul, qui s'avéra malheureusement juste, que les dirigeants du MTLD garderaient sur le bluff de l'Echo d'Alger un silence équivoque, pour faire diversion aux exigences radicales montantes et demandes de compte de la base militante. La décision clarificatrice de publier le démenti, que refusaient aussi bien l'Echo d'Alger que l'organe du MTLD, n'allait pas sans quelques problèmes avec les dirigeants nationalistes, du fait des grands efforts unitaires qu'Alger républicain déployait en leur direction. A la direction d'Alger républicain, comme à la direction du PCA, vous avez eu le mérite de comprendre que l'approche démocratique de la diversité culturelle arabo-berbère de l'Algérie était plus bénéfique à la cohésion nationale et à l'unité d'action des forces patriotiques que sa négation. Vous avez ainsi contribué à déjouer, auprès de secteurs sincères et conscients de l'opinion, les méfaits d'une conjonction au moins objective entre les colonialistes qui cherchaient à instrumenter cette diversité à des fins de division et les dirigeants nationalistes du moment qui aggravaient les méfiances et les tensions en niant ou réprimant cette diversité. Ces méfaits, s'étendant à d'autres domaines de la vie politique, n'ont cessé dès lors de miner le MTLD qui vécut crise sur crise jusqu'à la veille du 1er novembre 1954, crises qui furent transférées en plus grave au FLN de la période de guerre et ont amoindri son immense potentiel de mobilisation et d'espoirs démocratiques. Je précise en passant que votre position clairvoyante dans ce domaine (quand on connaît les suites au cours des décennies suivantes), s'ajoutant à des motivations sociales et théoriques, m'a rapproché comme nombre de militants syndicaux, d'étudiants et d'intellectuels, du Parti communiste auquel j'ai adhéré deux ans plus tard. Après l'indépendance, tout en tenant en grande estime l'évolution cubaine vers le socialisme (dont tu étais un bon connaisseur), et tout en soutenant les mesures de progrès social du gouvernement Ben Bella et les déclarations d'intention socialistes du Congrès du FLN de 1964, tu estimais inadéquates et même dangereuses par certains côtés les formes par lesquelles le PCA exprimait son soutien à ces orientations proclamées. Elles risquaient en effet par leur caractère unilatéral public de cautionner les calculs des cercles qui, en dehors, et au sein du pouvoir (et chez Ben Bella lui-même) visaient à mettre fin à l'existence politique et organique du PCA, qui en fait se poursuivait clandestinement. L'essor rapide de ce dernier, dans les premiers mois qui ont suivi l'indépendance, constituait un obstacle aux visées antidémocratiques et claniques du pouvoir, camouflées sous couvert de spécificité de l'expérience algérienne et à l'ombre de relations amicales avec les pays du camp socialiste. Le coup d'Etat antidémocratique du 19 juin 1965 a confirmé que le mouvement algérien vers le socialisme était loin de bénéficier de la base sociale, du conditionnement historique et de la maturité subjective qui ont fait l'originalité et le succès de la révolution cubaine. A ce propos, tu as été des plus actifs après ce coup d'Etat dans les efforts de la direction du PCA et du PAGS auprès des dirigeants des pays socialistes et d'un certain nombre de partis communistes des pays capitalistes et du monde arabe, afin de les éclairer sur la nature du régime algérien. Il s'agissait, à contre-courant d'idées simplistes et de pressions multiples, de les persuader que les orientations effectives et les pratiques dominantes du nouveau pouvoir étaient en contradiction avec ses proclamations socialistes et démocratiques, même si certaines orientations anti-impérialistes et d'édification nationale d'une aile de ce pouvoir méritaient un soutien réel, vigoureux, mais vigilant et n'excluant pas une critique et une opposition actives. C'est le point de vue que j'avais exprimé dans ma lettre à Boumediène du 14 septembre 1968 (rendue intégralement publique quelques semaines plus tard). Tu te souviens sans doute des réserves sérieuses que nous avions exprimées à la direction du PCUS, quant à l'attribution du titre de «Héros de l'Union soviétique» à Ahmed Ben Bella. C'était l'initiative personnelle de Khrouchtchev, qui avait néanmoins exprimé publiquement sa solidarité avec le PCA interdit dès 1962. Tu dois te souvenir aussi comment nous avons exprimé à diverses reprises à nos camarades des pays socialistes (qui par ailleurs nous ont donné de nombreuses preuves de leur solidarité), un avis autonome à propos d'orientations et de méthodes qui concernaient soit le mouvement communiste en général (comme à propos de la façon dont Khrouchtchev a été remplacé à la tête du PCUS), soit la situation algérienne. Notre préoccupation était d'amener ces partis au pouvoir à mieux maîtriser le rapport entre les stratégies et raisons d'Etat justifiées et le rôle autonome que leurs partis dirigeants devaient naturellement jouer en solidarité avec les luttes de libération sociales et démocratiques des peuples du Tiers-Monde. Tu as payé en particulier de ta personne, en compagnie de Larbi Bouhali et d'autres camarades de la délégation extérieure, durant la période difficile après le 19 juin 1965. Il fallut en effet beaucoup de persévérance pour faire échouer les pressions exercées de divers côtés sur les grands partis communistes. Elles visaient, sous l'inspiration des autorités algériennes issues du coup d'Etat, à isoler le PAGS présenté mensongèrement comme une organisation fantôme et aventuriste existant seulement à l'étranger. Il te fallut aussi plus tard, à partir des années 1970, beaucoup de fermeté et de savoir-faire, lorsque tu auras rejoint le PCF et son quotidien l'Huma, pour résister aux pressions du parti FLN et de la direction du PCF qui se conjuguaient pour amener les communistes algériens à abandonner leur position de principe de parti indépendant luttant contre la répression de classe, pour la liberté d'expression et d'organisation en faveur des travailleurs et des couches déshéritées. Les autorités algériennes avaient en effet changé leur fusil d'épaule, suite à l'échec de leurs campagnes de répression ouverte accusant les communistes algériens de subversion anti-nationale. Désormais, il leur paraissait plus efficace de les présenter comme des sectaires refusant de prendre en marche le train soi-disant socialiste du parti FLN et de s'y dissoudre. Il faut reconnaître que ces campagnes de séduction et de chantage ont trouvé quelque crédit auprès de la direction du PCF de l'époque, lorsque Georges Marchais en particulier en 1975 à Berlin, se félicitait de la construction du socialisme en Algérie sous la direction d'un parti non marxiste. Curieuse conception qui fustigeait avec virulence les «goulags de l'Est» vrais ou supposés ; mais admettait et cautionnait ouvertement l'emprisonnement ; la torture et les persécutions envers les militants syndicaux, associatifs et politiques qui se battaient pour des orientations démocratiques et socialistes. C'était une rupture avec la solidarité de principe et de fait dont avait fait preuve le PCF envers les aspirations des couches populaires et laborieuses algériennes durant la guerre et les premières années de l'indépendance. Sur cette période sombre, le PCF jette aujourd'hui, me semble-t-il, un regard rétrospectif critique et conforme à ses meilleures traditions anticolonialistes ; se doublant d'un effort réel pour «l'approche concrète des réalités concrètes». Je sais, Henri, combien tu as bataillé contre les nuisances multiples de ces errements. Elles ont pourtant duré une quinzaine d'années pendant lesquelles le PCF avait coupé unilatéralement toute relation avec le PAGS, depuis 1973 jusqu'à la répression sanglante des remous populaires d'octobre 1988 qui ont commencé à ouvrir les yeux des plus aveugles. Enfreignant, durant toute cette période, les consignes absurdes d'appareils bureaucratiques coupés des réalités, tu tenais à chacun de tes voyages en Algérie à rencontrer ouvertement ceux des camarades algériens vivant légalement et à rendre visite aux familles des camarades victimes de la répression ou contraints à la clandestinité. Cela t'a valu encore plus de respect, non seulement des travailleurs, des progressistes et des militants socialistes, mais aussi des autorités algériennes habituées aux courbettes d'invités ou de délégués étrangers timorés ou cédant aux apparats et «gracieusetés» officielles. A l'occasion d'un de ces voyages, tu n'as pas hésité à prendre le risque politique de me rencontrer clandestinement pour m'interviewer à propos de l'action des «Combattants de la Libération», dont j'avais été un des responsables durant la guerre d'indépendance et au sujet des accords avec le FLN-ALN conclus au printemps 1956, après des discussions menées du côté PCA par Bachir Hadj Ali et moi-même. Tu préparais à ce moment des matériaux pour l'histoire de la Guerre d'Algérie en trois tomes. Cet épisode lié à l'ouvrage collectif réalisé sous ta direction, m'inspire avec le recul du temps deux réflexions. J'apprécie aujourd'hui d'autant plus la rencontre que nous avions eue alors, car 25 ans plus tard et alors que je vis légalement depuis une quinzaine d'années, nombre d'historiens croient possible d'émettre en passant des commentaires et jugements sur le mouvement communiste algérien, sans avoir pris la peine d'entretiens documentés à la source et éventuellement contradictoires avec moi ou d'autres acteurs et dirigeants centraux des décennies écoulées. Un autre fait montre à quel point parfois des commentateurs et publicistes se croient libérés de leur normale et habituelle exigence de rigueur dès lors qu'il s'agit du mouvement communiste. Lorsque parurent les trois tomes de La Guerre d'Algérie, certains commentaires en France se sont dispensés d'une analyse de contenu, aussi sévère soit-elle, qui aurait ouvert un débat bénéfique entre les différents points de vue favorables à la lutte du peuple algérien pour son indépendance. Certains de ces commentaires se sont contentés d'avancer que l'ouvrage serait une commande du PCF, raison suffisante à leurs yeux pour le traiter par le dédain et les allusions malveillantes. Dommage que l'analyse et le débat productif aient dans ces milieux cédé le pas au procès d'intention et à la polémique stérile. Car à cette époque, la guerre d'Algérie était encore dans l'opinion française un tabou très fort, il appelait les anticolonialistes à coopérer pour le balayer par les multiples éclairages possibles, hors de tout esprit de pensée unique. Quand bien même l'ouvrage aurait répondu à une «commande» du PCF, en quoi était-ce une raison d'éluder une approche argumentée et une critique concrète, aussi objective que possible, des informations et opinions rapportées dans l'ouvrage ? Plus désolant et piquant à la fois, le procès d'intention était lui-même sans fondement. Si les a priori idéologiques avaient été refrénés par la prudence professionnelle, les commentateurs auraient appris que non seulement le PCF n'était pas le commanditaire de l'ouvrage, mais que l'initiative avait été contrecarrée de diverses façons par certains de ses appareils bureaucratiques en charge des questions algériennes. Il s'en fallut de peu qu'elle soit étouffée, sans ta persévérance, Henri, et la coopération de tous ceux, communistes et non communistes, qui ont contribué à finaliser et à publier vos efforts. Il reste que des débats utiles, non biaisés par les passions, ont été retardés entre artisans de travaux d'histoire et de mémoire soucieux de briser les chapes officielles de silence, d'occultations et de déformations des deux côtés de la Méditerranée. Pas besoin de te dire, Henri, que les secteurs d'opinion intéressés par les faits et par la confrontation des opinions, restent froids aux querelles de chapelles ou s'en méfient. Pour eux, les trois tomes parus à une époque déjà ancienne restent parmi les bonnes références, ne serait-ce que par l'ampleur des matériaux présentés. Ils contribueront, comme l'ouvrage que tu viens d'achever, à alimenter les travaux et débats objectifs qui ont manqué jusqu'ici pour ce qui concerne en particulier le mouvement communiste au cours du dernier demi-siècle. De la même façon, les milliers de militants français ou algériens qui dans les années 1970 et 1980 s'interrogeaient sur les raisons inexplicables de l'absence d'un stand communiste algérien à la fête de l'Huma (absence que certains dirigeants du PCF n'hésitaient pas à travestir comme si elle avait été voulue par notre parti) te seront reconnaissants de ton internationalisme prouvé en actes. Cher Henri, Il y a certaines choses que je tiens à te dire en cette période de grands remous mondiaux, parce que j'ai en mémoire le climat de reflux et de défaitisme qui a démarré il y a une quinzaine d'années ; quand la «chute du mur de Berlin» devait ouvrir ; selon d'arrogantes prévisions, une ère de paix, de liberté et de prospérité. Défaite historique il est vrai, au même titre que nombre de celles qui se sont succédé durant des siècles depuis celles de Spartacus, de la révolte des Zendj, de l'expérience des Qaramita, des guerres paysannes d'Allemagne, jusqu'à la Commune de Paris. Mais ce grand revers n'a anéanti ni la pensée ni l'action communistes, ni surtout ce qui en est la source profonde, le besoin et le mouvement social des exploités en faveur de la liberté, de la justice et de l'égalité. Fondements indéracinables, qui aident à comprendre et pas seulement espérer, que les puissants changements planétaires amenés par la Grande révolution soviétique d'octobre 1917, la Longue Marche chinoise des années 1930 et l'écrasement du fascisme mondial ne sont que les nouveaux jalons qui ont semé plus que des graines vivaces des changements futurs. Leurs leçons, en ce qui concerne notamment les modalités d'exercice du pouvoir d'Etat, éclairent les nouvelles et diverses formes à venir du mouvement irrépressible des sociétés humaines. Le reflux de ces quinze dernières années (rien à l'échelle du temps historique) avait fait dire imprudemment à des «philosophes» que cétait désormais «la fin de l'histoire». Il a amené aussi d'anciens membres du PAGS à jurer leurs grands dieux dans un moment de panique et de manigances politiciennes qu'ils n'avaient jamais rien eu à voir avec le communisme. A une échelle plus large, les mille et un moyens de la haute finance mondiale et de ses complexes militaro-industriels ont travaillé à forger et répandre le «politiquement correct» consistant à prendre en dérision toute vision de l'avenir qui ne dansait pas aux trompettes d'une belle modernité façonnée par le grand «marché mondial». Comme s'il était interdit à une cause juste, ancrée au plus profond des aspirations humaines, de tirer des leçons pour tracer dans l'action de nouvelles voies qui tiennent compte à la fois des débats sur les leçons du passé et de l'examen de réalités nouvelles ou jusque-là méconnues. L'expérience de chacun, selon son poste d'observation ou d'action, apporte aux autres sa part denseignements. Quelle part nous en livres-tu, Henri ? S'il m'était possible de résumer en un seul (ou principal) enseignement ton itinéraire militant et humain, ce serait celui que m'a inspiré le film Un Rêve algérien. Il est la clef du respect et de la considération que te portent les Algériens non obnubilés par les idéologies rétrogrades ou petites bourgeoises et qui te considèrent comme l'un des leurs, quelle que soit leur opinion sur telle ou telle de tes prises de position. Ils ne se posent pas la question de ton arbre généalogique parce que l'expérience séculaire ou quotidienne leur a appris une chose simple : la fraternité prouvée dans les actes est souvent plus forte et plus fiable que celle fondée sur les liens du sang. Je ne t'apprends rien en te disant que l'ostracisme émane plus souvent des milieux conditionnés par les enjeux et ambitions de pouvoir que des couches engagées consciemment dans les combats sociaux et démocratiques. Il était pour cette raison regrettable que les organisateurs des invitations au Congrès du PAGS de décembre 1990, et plus encore certains de ceux qui ont été tes proches compagnons dans le parcours professionnel, se soient laissés aller (ou ont laissé faire) à t'étiqueter comme «étranger», t'excluant par là même de la liste des invités nationaux, seuls admis à ce congrès ! Tu avais pourtant aussi officiellement la nationalité algérienne ; acquise par ta participation directe au combat libérateur. Faux pas désolant et, j'en conviens, difficile politiquement et humainement à avaler. Au-delà des calculs de coulisses et des pressions occultes, il reflète, me semble-t-il, une défaillance de fond, qui s'est exprimée de différentes façons, dans la conjoncture opaque du début des années 1990. Le fait est à contre-courant de ce qui avait été jusque-là dans les adversités successives la boussole, la force et la fierté du mouvement communiste en Algérie et dans le monde : déceler les intérêts en cause et les vraies lignes de clivage sous le dessous des passions exacerbées. Qu'est-ce qui est décisif quoique moins spectaculaire, qui rassemble, unit et mobilise le plus durablement dans la voie des libertés, de la justice sociale et de la démocratie réelle ? Ce ne sont pas, aussi compréhensibles soient-ils, les réflexes identitaires de peur ou d'agressivité, les appartenances, les affinités, les états d'âme, les replis, les fascinations ou les répulsions liées à la langue, à la religion, à la culture, aux coutumes, aux penchants idéologiques et politiques… Ces pulsions ne sont pas à confondre avec les liens et sentiments de solidarité inspirés par une communauté d'aspirations culturelles et morales légitimes et démocratiques. Elles en sont une caricature, une déformation dangereuse. Elles servent de fond de commerce que les uns portent aux nues tandis que leurs adversaires les utilisent comme épouvantail pour les diaboliser. Séduisantes et souvent efficaces sur le court terme, les incitations sur le terrain exclusivement identitaire ou idéologique conduisent presque à coup sûr à des impasses souvent tragiques du fait qu'elles cachent les vrais enjeux socio-politiques, les solutions de fond correspondantes et surtout les motivations les plus fiables qui rapprochent et rassemblent par delà les différences, à savoir les intérêts concrets communs, depuis les plus terre à terre et quotidiens jusqu'aux plus généraux et à long terme. Mais comme le confirme l'actualité, les objectifs sociaux et démocratiques légitimes, tant sacrifiés et maltraités par les appétits hégémoniques et par les rivalités de pouvoir des exploiteurs et des couches parasitaires, finissent par rebondir face à la réalité des mécanismes d'exploitation et d'oppression. Les illusions et les mirages entretenus sur l'efficacité et les «valeurs» supposées de la modernité libérale s'effritent les unes après les autres à la lumière des réalités ; même si les prises de conscience se font encore souvent sous des formes dévoyées. Les objectifs concrets et potentiellement rassembleurs guident les mobilisations tournées vers la libération sociale et démocratique sur des bases et des voies renouvelées. En Algérie, en France et dans le monde, la montée d'un mouvement social et démocratique plus conscient est réelle, avec ses reculs et ses avancées, ses obstacles et ses facteurs favorables, face aux nouvelles formes de l'impérialisme mondialisé. Comme au temps où le colonialisme croyait s'imposer à nous comme l'horizon indépassable, les combats actuels sont prometteurs, pour peu que les enseignements, ceux que tu tires de tes luttes passées et d'autres encore, contribuent aux grands débats mobilisateurs et rassembleurs. Le contexte mondial actuel a plus que jamais besoin de personnalités, de forces militantes, de courants et de combats communs transnationaux, transcontinentaux et transcendant les cultures et les civilisations. Les temps mûrissent pour aller plus hardiment encore au devant du besoin grandissant de passerelles entre les différents groupes humains, dont les aspirations convergent vers la liberté et le bonheur. Ta vie et tes combats sont de ceux qui font surgir ces passerelles indispensables. L'action des jeunes générations en tirera certainement profit. Je ne crois pas me tromper en retrouvant ces raisons d'espérer quand j'aurai le plaisir de lire ton ouvrage. La parution d'un ouvrage n'est pas le point final à une vie de lutte qui se poursuit, surtout quand ce jalon appelle et suscite déjà de nouvelles mobilisations, de nouvelles solidarités. Il encouragera les jeunes générations à prendre la relève. Bon succès à ton livre et aux débats qu'il suscitera.