En 1974, en plein choc pétrolier, la France, l'Allemagne et les Etats-Unis acceptent de vendre à l'Iran des centrales nucléaires. La coopération s'intensifia entre Paris et Téhéran où le Premier ministre français de l'époque, Jacques Chirac, se rendit pour signer l'accord Eurodif, faisant du pays du Shah un actionnaire du consortium européen d'enrichissement de l'uranium ; l'Iran devait disposer de 10% des quantités produites par l'usine dont l'entrée en production était prévue pour 1981. En février 1979, l'imam Khomeiny est rappelé d'exil et proclame la République islamique, en avril. Il ordonne aussitôt la reprise de l'exploitation des gisements d'uranium, rompt le contrat de fourniture de centrales avec la France, qui n'avait pas encore honoré ses engagements, maintient celui conclu avec l'Allemagne pour la construction de la centrale de Bushehr qui avait démarré en 1975, et surtout, confirme l'actionnariat de l'Iran dans le consortium Eurodif, se heurtant au refus de la France. Comme prévu, l'usine entre en production en 1981. Les Iraniens réclament 10% de la production et la France refuse. Le contentieux Eurodif est explosif. En effet, la conséquence fut une dizaine d'années de relations tumultueuses entre Paris et Téhéran, marquées par des attentats qui firent des centaines de morts en France et au Liban qui connut l'épisode des otages français. En décembre 1991, l'Iran est finalement rétabli dans ses droits d'actionnaire d'Eurodif et la France accepte de lui livrer 10% de la production, comme contractuellement convenu. Dès sa proclamation, la République islamique avait acheté des équipements à l'Allemagne, à la Chine, à l'Argentine et au Pakistan. Mais c'est avec la Russie qu'elle va établir une véritable coopération stratégique. En janvier 1995, les deux pays signent un accord pour rendre opérationnelle la centrale de Bushehr – endommagée lors de la guerre Iran-Irak -, malgré les protestations de Washington qui accuse Téhéran de développer des armes de destruction massive, et de soutenir le terrorisme. Selon différentes sources, dont l'AIEA, trois sites nucléaires iraniens retiennent l'attention : 1/ A Arak : Les Iraniens construisent un réacteur de recherche à eau lourde de 40 MW, alimenté par de l'uranium naturel (pas besoin de l'enrichir), dont la capacité peut être doublée. L'Iran affirme qu'il est destiné à produire des isotopes à des fins médicales, mais si ce pays avait des capacités de retraitement, il pourrait produire 10 à 20 kg de plutonium, de quoi fabriquer une à deux bombes. 2/ Le site d'Ispahan comprend une unité de conversion, étape précédant l'enrichissement : – il s'agit de convertir le yello cake (concentré d'oxyde d'uranium) en un composé gazeux appelé «hexafluoride d'uranium» (UF6) qui doit être enrichi dans des centrifugeuses pour produire du combustible. – Suspendues en novembre 2004, ses activités ont repris le 8 août dernier. Selon les estimations de l'AIEA, il aurait produit quelque 6800 kg. 3/ Le site de Natanz est la principale installation d'enrichissement d'uranium, opération qui est toujours suspendue. L'Iran a importé ou fabriqué des milliers de centrifugeuses pour monter des «cascades» nécessaires à l'enrichissement. Une fois achevée, cette usine pourra produire de l'uranium faiblement enrichi (usage civil) ou fortement enrichi (matières fissiles = usage militaire). Et circonstance aggravante pour ses détracteurs, l'Iran possède les moyens de lancement. Le missile Shahab 3 a une portée de 1300 km et on lui prête l'intention de fabriquer un missile balistique. En janvier 2002, George Bush classe l'Iran dans «l'axe du mal» avec la Corée du Nord et l'Irak. Le cas de l'Irak a été réglé par la guerre avec les conséquences que l'on sait. Celui de la Corée du Nord semble en voie de l'être par les négociations dans le cadre du groupe des «six» (les deux Corée, la Chine, la Russie, le Japon et les Etats-Unis) qui est arrivé, le 19 septembre dernier, à un accord autorisant pour la première fois un optimisme mesuré quant à une issue heureuse de la crise. Reste l'Iran, qui a engagé un bras de fer avec l'UE3, (l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne) et les Etats-Unis. Depuis le début 2003, ce pays est placé sous contrôle de L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), basée à Vienne. Chien de garde du régime mis en place par le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), pierre angulaire du régime international de non-prolifération, elle gère les garanties découlant de ce traité. En novembre de la même année, le Conseil des gouverneurs, qui est l'exécutif de l'AIEA, a adressé un message très grave et menaçant à l'Iran pour avoir manqué à ses obligations de non-prolifération, mais n'a pas retenu la saisine du Conseil de sécurité demandée par les Etats-Unis et rejetée par les Européens qui croient aux vertus du dialogue. En échange, Téhéran avait accepté de signer le protocole additionnel de l'AIEA, qui impose aux Etats des inspections plus intrusives que le TNP, et de suspendre les activités de conversion de l'uranium. La question de l'enrichissement est restée au centre du bras de fer entre l'Iran et l'UE3 et les Etats-Unis. Commencées en novembre 2004, les négociations entre l'UE3 et l'Iran ont été interrompues en août dernier, quand Téhéran a rejeté les offres européennes au motif qu'elles ne prenaient pas en compte son «droit» à l'enrichissement de l'uranium. Les Européens cherchent à obtenir une suspension illimitée et légale de ce «droit», alors que Téhéran ne veut concéder qu'une suspension limitée dans le temps et volontaire, refusant de renoncer définitivement à la maîtrise du cycle du combustible. En février 2005, après celui de 1995, la Russie signe un accord avec l'Iran portant sur la fourniture de 100 t de combustible nucléaire destiné à la centrale de Bushehr, dont le démarrage est prévu pour 2006, avec une clause de restitution après usage afin de désarmer les critiques des Etats-Unis et de l'UE3. C'est une bouffée d'oxygène pour ce pays qui a su gagner du temps en négociant avec l'UE3 et en faisant des replis tactiques à chaque échéance du Conseil des gouverneurs de l'AIEA, pour éviter la saisine du Conseil de sécurité, mais a gardé le cap en affichant ses intentions : l'installation de six réacteurs d'ici 2020, la production de 7000 MW d'électricité et de son propre combustible nucléaire. Le samedi 17 septembre, deux jours avant la dernière réunion du Conseil des gouverneurs de l'AIEA à Vienne, le président iranien, s'adressant à l'assemblée générale de l'ONU, n'a fait aucune concession. Il a revendiqué l'indépendance nucléaire de son pays et réaffirmé son «droit inaliénable d'avoir accès au cycle du combustible nucléaire». En réponse aux Européens qui reconnaissent à l'Iran le droit de posséder des centrales, mais lui demandant de renoncer à l'enrichissement de l'uranium en échange de la fourniture de combustible, il a déclaré que «l'usage pacifique de l'énergie nucléaire sans possession du cycle nucléaire n'est qu'une proposition vide». Dès lors, l'UE3 n'avait d'alternatives que de se ranger dans le camp des Etats-Unis et demander la saisine du Conseil de sécurité. Un objectif difficile à réaliser, du moins dans la conjoncture actuelle. En effet, l'Iran ne manque pas d'atouts, et la conjoncture lui est favorable : il a de solides «alliés». La Russie construit un réacteur nucléaire et lorgne sur le reste du programme iranien qui s'annonce très juteux. On pourrait soupçonner les Européens de chercher à se l'accaparer, ce qui serait le meilleur moyen de le contrôler en plus d'en tirer un profit commercial. La Chine, dont la soif d'énergie est insatiable, est le deuxième acheteur d'or noir iranien, et l'Iran lui offre un débouché commercial en pleine expansion. L'Inde a deux importants projets avec l'Iran : la signature d'un contrat d'achat de gaz de 22 milliards de dollars et la construction d'un gazoduc à travers le Pakistan. Les pays non-alignés, dont l'Algérie, soutiennent l'Iran par esprit de solidarité de groupe, et parce que les pays occidentaux ont été sourds jusqu'à présent à leurs doléances en matière de désarmement. Il a aussi de solides «arguments». Le lien fait pour la première fois par ce pays, entre le nucléaire et le pétrole et la menace de retrait du TNP (article X, précédent de la Corée du Nord) brandie dès 2004, sont à prendre très au sérieux. L'Iran pourrait aussi exercer sa capacité de nuisance en Irak et lancer les activités d'enrichissement ; il est capable de recourir à des actes extrêmes, quand ses intérêts sont en jeu.Les moyens de rétorsion contre l'Iran sont limités : les sanctions ont montré leurs limites en Irak et sont devenues impopulaires. Dans le cas présent et dans la conjoncture actuelle, quelque soit leur champ d'action, elles pourraient se révéler dommageables pour l'économie mondiale en raison du poids pétrolier de l'Iran, 4e producteur mondial et 2e pour les réserves de pétrole et de gaz. Il faut rappeler que les Etats-Unis n'ont pas réussi à appliquer la loi d'Amato en 1996, qui prévoit des sanctions contre les firmes étrangères investissant en Iran. Par ailleurs, Téhéran pourrait poursuivre son programme nucléaire, sans avoir de compte à rendre. Un scénario type guerre d'Irak est à exclure. Il y a une fatigue de l'interventionnisme armé américain. Les débats qui ont précédé l'invasion de l'Irak ont laissé des traces et la guerre s'enlise. On peut aussi s'interroger sur les capacités militaires des Etats-Unis à mener des opérations d'envergure en Iran sur leur coût financier et humain et sur leurs résultats aléatoires, au moment où le front intérieur se fissure. Des frappes limitées ? On peut avoir à l'esprit la destruction d'Osirak en 1981, par l'aviation israélienne. Encore faudrait-il frapper tous les sites iraniens, répartis à travers tout le territoire et massivement protégés. Une action préventive de type militaire, quelque soit son envergure, alors que le doute subsiste sur la nature du programme nucléaire iranien, pourrait se révéler catastrophique. Comment d'ailleurs la justifier, alors que les négociations se poursuivent avec la Corée du Nord ? Comment éviter une flambée de terrorisme de la part de ceux qui verraient dans une telle aventure une attaque discriminatoire contre le «nucléaire musulman» ? La bataille de la non-prolifération a ralenti la prolifération, mais ne l'a pas arrêtée. Au moins 40 Etats possèdent déjà les capacités nécessaires pour fabriquer des armes, dans des délais relativement courts. Cibler uniquement quelques-uns peut ne pas être compris. Par contre, on peut comprendre qu'un pays refuse d'arrêter son programme, de fermer la porte à l'avenir et d'accepter ce que le président iranien a qualifié d'«apartheid nucléaire». A moins de mettre sur la table tout le dossier de la prolifération et du désarmement et de l'ériger en priorité de la sécurité collective que la communauté internationale tente vainement de mettre en place depuis 1945. Par ailleurs, si on épouse la logique de l'UE3, Israël, l'Inde et le Pakistan sont de mauvais exemples. Or, ils ne sont pas inquiétés. Par contre, les Etats qui ont souscrit à toutes les garanties de l'AIEA, y compris le protocole additionnel, peuvent être harcelés à tout moment. Certes, le respect du TNP et du protocole additionnel, qui doit être érigé en norme universelle pour les garanties afin de renforcer le pouvoir de vérification de l'AIEA, est impératif, mais les droits des Etats doivent aussi être respectés. Une obligation à laquelle les puissances nucléaires ont tourné le dos depuis longtemps. S'il subsistait le moindre espoir, il aura été balayé par la Conférence de révision du TNP de mai dernier qui fut un échec retentissant. Elle n'a réussi à réunir le minimum consensuel sur aucun des trois piliers du traité : non-prolifération, désarmement et utilisations pacifiques de la technologie nucléaire. Autre signe du raidissement des puissances nucléaires, le document final du récent Sommet de l'ONU a fait l'impasse sur la question du désarmement. L'Iran est membre du TNP qui lui interdit tout programme nucléaire militaire, mais l'autorise à enrichir l'uranium à des fins pacifiques, y compris pour la production d'électricité. Cependant, si les activités d'enrichissement ne sont pas automatiquement liées au nucléaire militaire, elles permettent de posséder la technologie qui y conduit. Or, l'Iran est l'objet de sérieux soupçons quant à la finalité de son programme. Il doit répondre à l'attente de la communauté internationale en acceptant une totale transparence. En ratifiant par exemple, le protocole additionnel qu'il a signé en décembre 2003 et en l'appliquant de bonne foi, et que les puissances nucléaires admettent enfin, que la non-prolifération la plus sûre reste encore le désarmement. Elles doivent mettre fin à la culture du non à tout ce qui est proposé par les pays non nucléaires. Elles doivent respecter l'intégralité des obligations découlant du TNP et les engagements pris à la conférence de révision de 2000 qui a arrêté un plan de désarmement en 13 points, resté lettre morte. Elles doivent mettre fin au blocage des travaux de la Conférence du désarmement de Genève, seul organe de négociations multilatéral, qui sont gelés depuis la finalisation du Traité d'interdiction complète des essais nucléaires, en août 1996. Dans le rapport adressé à la Conférence, le 3 septembre 1996, son rapporteur spécial (l'auteur de ces lignes) mettait déjà en garde contre la priorité donnée à la non-prolifération par les P5, au détriment du désarmement privilégié par les pays non-alignés et neutres. Ce faisant, ces puissances prêcheraient par l'exemple, se doteraient d'un pouvoir moral qu'il serait difficile d'ignorer et enlèveraient tout prétexte aux proliférateurs. (*) L'auteur est diplomate.