Le pouvoir, lui, est cette entité (politique en théorie, mais qui dans les faits peut s'allier à d'autres formes de pouvoirs argent, médias), pour laquelle les rapports de force, dans cette aire institutionnelle, sont, conjoncturellement, favorables. L'opposition, qui n'est pas nécessairement monolithique, est cette force (elle est aussi une forme de pouvoir politique qui peut s'allier à d'autres formes de pouvoir) qui tente de renverser ces rapports en sa faveur. Mais contrairement à ce que peu suggérer les tenants d'une définition restrictive et réductrice de l'Etat – souvent le président algérien met en avant une telle conception de l'Etat qui lui permet, sans grandes difficultés, de dire par exemple que les médias lourds sont la seule propriété de l'Etat et qu'à ce titre seul l'Etat (qu'il confond en fait avec le pouvoir) doit avoir le monopole sur ces moyens, d'où le verrouillage du paysage médiatique algérien -, tout ce jeu de rapports, avec ses différents protagonistes et ses différentes logiques, se déploie à l'intérieur de la logique institutionnelle de l'Etat, à l'intérieur de ses structures. Et c'est en se prévalant de ce principe que des groupements politiques – essentiellement des partis mais aussi des associations de la société civile et des organisations syndicales,etc., – peuvent se constituer et exercer, le plus légalement possible, une action politique qui peut aller (ou qui va généralement) à l'encontre du programme du pouvoir en place. La légalité reconnue en théorie à l'existence de ces groupements est une reconnaissance de leur pleine appartenance aux structures de l'Etat dans la mesure où celui-ci dans un même mouvement, définit, délimite et comprend (englobe) la légalité. L'Etat donc, dans sa transcendance, garantit, en théorie, aux deux parties, le pouvoir et l'opposition, tous les moyens institutionnels pour pouvoir s'exprimer (politiquement). Le pouvoir à l'abri de la critique Dans cette optique, il faut donc comprendre que ces deux entités font également partie de la logique institutionnelle. C'est dire qu'il serait possible de qualifier cette opposition d'institutionnelle. Dans les systèmes démocratiques de vieille tradition, les courants (idéologiques) qui traversent la société sont plus ou moins représentés dans la sphère institutionnelle et les orientations politiques divergentes trouvent dans les espaces étatiques ou publics et/ou dans les instances élues, des possibilités et des espaces d'expression congrus. Les rapports (politiques) observables ou de mise institutionnellement sont en partie le reflet un tant soit peu fidèle des rapports (pratiques) objectivement observables dans la société. Mais il est vrai, dira-t-on, que cela relève davantage de l'idéal constitutionnel, d'un lieu théorique où il est plus question de déploiement et de prolifération discursives (creux ?) que de pratiques et de rapports effectivement vécus. Dans un certain sens, l'argument est peut-être irréfutable. L'angélisme n'étant plus de mise depuis le temps des grands prophètes, tous les «pouvoirs» à travers le monde ont cette fâcheuse tendance à accaparer les ressources de l'Etat et ses moyens d'expression à des fins de légitimation étroitement politiques. Aux Etats-Unis (et peut-être dans d'autres pays démocratiques), par exemple, il est connu que l'élite politique au pouvoir se sert abusivement des médias lourds, étatiques, pour orienter l'opinion publique américaine et pour conditionner les prises de position politique des citoyens. Mais ce serait une demi-vérité, un mensonge par omission délibérée que de s'arrêter à ce niveau d'analyse. L'existence dans ce pays (et dans les autres) de médias privés qui échappent à la sphère d'influence politique de l'élite au pouvoir – mais qui peuvent être soumis, il est vrai, à d'autres lobbies comme celui de l'argent – offre des opportunités et des possibilités d'expression diverses et diversifiées. L'existence également d'une société civile active à l'écoute d'une élite intellectuelle (l'exemple emblématique de Chomsky et de Michael Moore) agissante et indépendante dans une grande mesure de l'influence des pouvoirs politiques joue le rôle de garde-fou qui contrecarre l'influence éventuellement néfaste sur l'avenir démocratique du pays de certaines orientations autocratiques de ces pouvoirs politiques. Cette possibilité théorique d'une expression multiple ou plurielle (plus ou moins concrétisée donc selon le degré d'ouverture démocratique du système politique en place) au niveau institutionnel fait que dans ces pays, le pouvoir n'est jamais à l'abri d'une critique qui peut emprunter des voies tout à fait institutionnelles et émaner des organes d'expression réputés publics comme les médias lourds par exemple qui sont souvent (sinon toujours) abusivement utilisés par le pouvoir ; dans ce genre de systèmes, ce dernier est travaillé, d'une façon permanente et insistante, de l'intérieur par une logique de remise en cause. Ses fondements, sa légitimité, qu'il puise en théorie dans la volonté populaire, se trouvent toujours menacés par l'effort de délégitimation entrepris inlassablement par une opposition toujours à l'affût. Cette légitimité, objet de quête de l'opposition, d'une part, et de préservation du pouvoir, d'autre part, ne peut émaner, en théorie, pour ce qui concerne l'exercice du pouvoir politique, ni de la glorification apologétiques d'un passé historique supposé héroïque ni de l'utilisation de certains repères symboliques auxquels la nation s'identifie dans un rapport subjectif qui, peut-être, transcende tout travail de remise en cause1. Ces repères symboliques – dont l'institution et la préservation échoient à l'appareil de l'Etat à travers l'école et les médias étatiques notamment et non au pouvoir en tant que force politique investie momentanément du droit d'utiliser la force publique qui émane de l'actualisation de la force virtuelle propre aux structures de l'Etat, par un mandat de légitimation populaire – doivent être, et c'est impératif, soustraits à tout travail de récupération politicienne qui ne fait que creuser les clivages négatifs dans la société – en d'autres termes ni le pouvoir politique ni l'opposition n'ont le droit de revendiquer exclusivement de s'approprier unilatéralement ces lieux de mémoire et d'identification nationale ou nationalitaire à des fins conjoncturelles. La perception et l'intériorisation de ces lieux de mémoire et d'identification se font à un palier supérieur, transcendantal, la nation, au niveau duquel se réalise la construction et la consolidation des liens sociologiques, subjectifs et surtout transpartisans qui permettent justement la création et la continuité de l'entité et de l'unité nationales. Mais cette légitimité doit être construite sur les fondements d'une bonne gouvernance hic et nunc. Une gouvernance transparente, qui permet, à la limite, de rendre cette légitimité mesurable, quantifiable allions nous dire (peut-être vertus libérales obligent), par les citoyens qui doivent être, dans une véritable démocratie, les premiers magistrats du pays, cause première et finalité dernière de l'institution (entendre l'acte originel d'instituer) de la justice. Cette logique permanente de remise en cause constitue un contrepoids et une prémunition certains contre l'arbitraire et l'abus dans lesquels la toute puissante force publique dont les structures de l'Etat investissent le pouvoir par le truchement d'un mandat populaire peut enfoncer, par un effet de griserie autoritaire, ce même pouvoir. De même que ce travail empêche une reproduction arbitraire et à l'infini du même système politique. Le principe de l'alternance démocratique trouve son support, sa justification et son explication dans l'efficacité et l'effectivité de ce travail de remise en cause. Ledit travail, il est vrai, doit être entrepris par une opposition structurée et courageuse, mais, cela est encore plus vrai, il doit être favorisé, voire encouragé par le pouvoir politique qui détient les moyens de le faire. Par ailleurs, la longévité contre nature d'un certain nombre de systèmes politiques est assurée par l'occultation de ce principe. C'est donc à l'intérieur des institutions de l'Etat, à l'intérieur des organes publics, aux points de contact opposition/pouvoir que se trouve le vrai enjeu démocratique ; ce sont là, en d'autres mots, les véritables arènes dans lesquelles les principes d'une véritable démocratie sont mis à l'épreuve. La nature des systèmes politiques et des pouvoirs en place dépend de l'issue de cette épreuve et de la manière avec laquelle sont gérés ses rapports opposition-pouvoir. Ce schéma une fois établi, il serait possible de passer à l'examen du cas algérien. Comment le pouvoir gère-t-il ou conçoit-il les rapports qui l'opposent ou le lient à l'opposition ? Le pouvoir accorde-t-il une attention sinon un intérêt particulier à la position de l'opposition dans la prise de décision politique, économique, etc. ? Il n'est peut-être pas de meilleure conjoncture pour répondre à ces questions que l'étape que traverse actuellement notre pays. Les bonnes moeurs de la pratique politique Le contexte en fait est celui d'une course politique effrénée, celui d'une campagne électorale, référendaire ou de sensibilisation. Selon les sensibilités. Le pouvoir se met dans tous ses atours, et l'opposition fourbit ses armes – si tant est qu'elle en possède. Les luttes et les manœuvres qui accompagnent cette campagne pour (ou contre) la charte présidentielle pour la paix et la réconciliation nationale peuvent être révélatrices des tendances comportementales des uns et des autres. Démocratiques ou dictatoriales. Il est tout à fait dans la logique du jeu politique de défendre bec et ongles son programme politique, d'user de tous les moyens légaux et de se présenter comme étant celui qui a la solution adéquate aux problèmes que vivent les citoyens, et c'est de bonne guerre. Mais il n'est sans doute pas dans les bonnes mœurs de la pratique politique de frapper son adversaire d'ostracisme et de lui interdire (quand on a les moyens de le faire) le droit (politique) de se présenter, lui aussi, comme étant porteur de solutions à la crise, en l'accusant d'être l'ennemi de la nation. C'est en fait l'accusation à laquelle recourent les partisans du projet présidentiel pour discréditer tout éventuel opposant à leur démarche. Et c'est en présentant celle-ci, la charte, aux citoyens sous les auspices d'une logique répressive platement binaire et dangereusement manichéenne qu'ils espèrent atteindre leur but : être pour, c'est être pour la paix et pour la réconciliation ; être contre, c'est être contre la paix et par conséquent contre la stabilité et le bonheur de la nation. La question devient, dans la perspective de l'adhésion au processus de construction nationale et selon le point de vue du pouvoir, injonctive : être ou ne pas être ; soyez pour ou contre la nation. Et ce n'est pas du Shakespeare. C'est le poids de la vérité et de la sommation oppressive. Cette logique repose sur un amalgame bien entretenu ; le pouvoir tente de présenter un programme politique (ou censé être tel, ce qu'on nous donne à lire n'étant qu'un patchwork textuel dans lequel le religieux côtoie la politique et le juridique), qui s'assigne naturellement un certain nombre d'objectifs (à savoir rétablir la paix) comme la réalisation certaine de ces objectifs. C'est en d'autres termes prendre la perche pour le fruit. Cet amalgame étant le seul ressort sur lequel repose cette logique, la démarche devient tautologique : la charte est synonyme de paix et vice-versa. Les tautologies, les logiciens, qui en savent quelque chose, ont la vertu (ou le vice) de garder «leur» vérité quels que soient les retournements et les manipulations qu'on leur fait subir. Une vérité absolue donc, quasi religieuse. Voilà l'une des caractéristiques, l'une des obsessions majeures des pouvoirs dans les systèmes politiques autoritaires : détenir la vérité absolue, être dans le vrai contre vents et marées et contre son peuple ! Et l'on n'a pas besoin ici de s'étaler sur la manière avec laquelle le pouvoir en Algérie nous matraque «sa» vérité, la chose étant assez manifeste dans les pratiques et les discours de ce pouvoir : squat des lieux publics, verrouillage hermétique des médias publics (on peut par exemple difficilement imaginer une émission télévisuelle en direct qui exclut les téléspectateurs du débat politique qu'elle prétend animer ; l'ENTV le fait… en fanfare ! Il faut plutôt parler dans ce cas, de débat monologal – cet oxymoron est significatif du détournement par le pouvoir de plusieurs valeurs de leur sens originel et noble – où les voix, censées être plurielles, fusionnent dans le moule discursif uniforme du pouvoir), récupération totale du mouvement associatif (tantôt par la séduction, tantôt par le chantage), intimidation, etc. Pourvu qu'il n'y ait pas d'opposants. Mais une question surgit : ne peut-on pas penser, en effet, que le fait d'écarter toute autre possibilité de discours discordants relève plus de la crainte de voir son propre discours battu loyalement sur le terrain de la confrontation intellectuelle et politique que de la certitude aveugle dans ses propres convictions qui peut frapper tout autre discours d'ostracisme ? En tous cas, c'est ce qu'on observe : le pouvoir bannit le vrai débat politique et intellectuel autour de cette question et recourt aux lieux de légitimation subjectifs et émotionnels de l'ordre de ce dont on a parlé plus haut. Religion et nation. Les partisans de la démarche invoquent, discours et prêches religieux à l'appui, le danger que représentent, pour la nation algérienne tous ceux qui s'opposent à cette démarche se permettant ainsi l'instrumentalisation de cette figure symbolique transcendantale qu'est la nation pour faire avaler au peuple la pilule réconciliatrice. Le pouvoir serait donc le seul à même de sauver l'unité nationale sans l'apport des forces véritablement nationales qui existent dans notre pays, mais qui attendent encore. Cela est synonyme, sans grande pompe, d'autocratie. Les autocrates, ce n'est pas ce qui manque au peuple algérien. Il en a connu de toutes les couleurs. Ce dont il a besoin au contraire, c'est de goûter aux vertus du débat contradictoire et constructif dont on l'a privé depuis les grandes tutelles, c'est-à-dire depuis la nuit des temps. Notre peuple a besoin d'une véritable maïeutique socratique qui fasse accoucher des idées nouvelles et non pas de discours uniformisants et stérilisants. Il a besoin de pouvoir s'opposer intellectuellement et politiquement, c'est-à-dire pacifiquement. Notes : 1 – Nous ne prétendons pas par-là interdire aux scientifiques, aux sociologues, aux politologues, etc. , le droit de réfléchir sur ces questions, mais nous voulons simplement dire que, dans la mesure où ces repères constituent des pôles identitaires et identificatoires de toute la nation, ils doivent être mis au-dessus de tout débat politique qui a pour enjeu la lutte au pouvoir qui anime par essence toute entreprise politique.