Les chroniques récemment publiées de Mohamed Hachemaoui me poussent à réagir L'idée qu'il n'y a que de l'Islam en terre musulmane est emblématique du réductionnisme opéré par les politistes occidentaux. Ainsi l'inexistence de « régimes démocratiques » dans le monde arabe est imputée à la « doctrine politique » de l'Islam. Une religion qui ignorerait la séparation du politique et du religieux, et qui favoriserait l'émergence d'un complexe d'attitudes et de représentations politiques mettant l'hétéronomie intellectuelle, économique et politique au centre du système social, l'Occident étant corrélativement « libre », parce que démocratique, tandis que nous, « autres », serions « aliénés », car trop engagés dans la foi religieuse. La critique du culturalisme a été faite depuis bien longtemps dans les sciences sociales. La subsomption totale des productions symboliques — génétiquement différenciées de fait sinon de droit — dans une approche fétichisée de la culture, produit une conception rhéfiée des processus et des dynamiques qui construisent les rapports d'un groupe social à l'environnement politique, économique et culturel qui l'englobe, et conduisent au plaquage de catégories intellectuelles, construites par le chercheur, sur les objets qu'il étudie et en l'occurrence sur les modes d'organisation politique de nos sociétés. Partant, le rapport forcément hétérogène à la religion musulmane, essentialisé pour les besoins de la démonstration, serait l'unique source de « l'hétéronomie politique » dans le monde arabe et prolongerait les analyses, en termes de « despotisme oriental », qui avaient pour cible les systèmes politiques des anciennes civilisation de la Mésopotamie (M. Godelier par ex.). L'Islam aurait tout simplement rendu plus efficace une disposition culturelle à définir l'organisation sociale par la croyance religieuse dans un type de formations politiques qui détermine la gestion des rapports de pouvoir dans la société par le rapport à la norme religieuse et à la tradition culturelle. Remarquons que ce type d'analyse construit l'homogénéité des régimes politiques arabes en référence à la culture politique unique de l'Occident. Ainsi, l'ensemble de ces régimes relèveraient du même schème organisateur en l'espèce d'un Islam fétéchisé, non seulement comme mode de vie, mais aussi comme système politique, éthique personnelle et milieu ambiant à l'activité politique sous nos latitudes. Mondher Kilani, le chercheur tunisien, a largement critiqué ce paradigme épistémologique. L'utilisation du registre religieux pour comprendre la complexité des attitudes politiques propres aux musulmans n'est pas féconde si elle s'arrête à la simple mise en perspective d'un code culturel englobant et structurellement inassignable dans la formation de nos cultures politiques. Elle est même tout à fait contre-productive si elle assimile l'ensemble de la culture à la religion, comme cela semble être le cas à travers certaines approches. Dans la perspective de notre chercheur, le religieux n'est qu'un sous-système parmi d'autres sous-systèmes, et il ne saurait avoir la généralité et l'universalité que l'approche culturaliste lui donne. Je suis personnellement enclin à me méfier d'une telle prise de position théorique et j'estime que le rapport au politique n'a pas été assez étudié, ni conceptualisé ni théorisé, dans les sociétés maghrébines « post-tribales », pour choisir tel ou tel paradigme. La paresse intellectuelle et l'idéologisme primaire de nos élites culturelles contribuent énormément au triste sort réservé à la pensée dans nos pays, et surtout en Algérie. La démocratie, un dispositif technique La déconstruction critique de la « religion » et du « religieux » sont, nonobstant, des éléments positifs. Encore faut-il que cet effort critique ne s'arrête pas aux portes du paradigme démocratique, ce modèle dominant chez nos élites et corrélativement tout aussi fétichisé que l'Islam. La démocratie, selon l'analyse courante de la chose politique, serait la substantifique moelle de la vertu politique et de la justice sociale. Elle serait l'essence du progrès économique et la source ultime de la « liberté » et de « l'égalité ». L'élection d'un gouvernement « représentatif » est à cet égard considérée comme le seul moyen d'aboutir à « légitimité » des institutions politiques. Sauf qu'une telle légitimité n'est intellectuellement recevable que pour ceux qui accordent le monopole de la représentativité à cette modalité de sélection des élites politiques. En fait, l'élection comme signifiant est arbitrairement et non pas logiquement liée à la légitimité signifiée. Le lien entre l'élection et la légitimité du pouvoir est d'abord symbolique, voire idéologique (et rien ne confirme, dans le complexe de nos attitudes politiques, que l'élection soit un schème effectivement opérant dans notre rapport à l'institution du pouvoir, bien qu'elles le devraient selon vous). Elle est l'expression d'un système déterminé, et historiquement assignable, de valeurs qui ont la prétention à l'universalité, et en cela, elles sont l'illustration parfaite d'une idéologie politique. Le discours affirmant que la démocratie est forcément le gouvernement légitime du « peuple » par le « peuple » (ou bien par la « majorité ») est soit un discours intellectuellement naïf, soit une rhétorique politiquement intéressée. La démocratie est objectivement le gouvernement légitimé de la majorité par une toute petite minorité. Si je pousse le raisonnement à ses limites, l'idée d'un pouvoir issu des urnes apparaîtrait comme une illusion, une contre-vérité et une supercherie intellectuelle. Dans les faits, une démocratie efficace consacre les élites intellectuelle, économique et politique, le reste est une comptine pour doux rêveurs. L'une des idées fortes de vos articles consistait à lier le progrès technique, et ses productions, avec l'idéologie de la citoyenneté et l'humanisme politique qui la sous-tend. Vous ne trouviez, s'il m'en souvient, aucun fondement au présupposé, courant dans le réformisme islamiste classique, consistant à opérer une distinction entre les produits de la technique et l'esprit qui justement les produit. Cette position est certes justifiée, sauf que vous évitez de la conduire à ses ultimes conséquences ; l'on peut effectivement renverser la perspective et considérer cette humanisme, cette démocratie, et cette citoyenneté comme un produit technique, et donc comme une machine de pouvoir. L'une des grandes trouvailles de Martin Heidegger était d'affirmer que l'essence de la technique n'était pas technique mais « spirituelle ». Plus largement, l'intérêt de cette figure de pensée consiste à décentrer, à extérioriser, mais non pas à séparer, la notion contestée d'essence (d'un concept, d'une idéologie, d'une technique, ou même de l'homme lui-même) de ce qu'elle est censée essentialiser. Il me semble conséquemment « légitime » de considérer l'essence du progrès technique, culturel ou politique, comme aussi intérieur qu'extérieur au principe et au fondement du progrès et, a priori, à l'idéologie que vous défendez (démocratisme, citoyenneté, droits de l'homme, etc.) Il s'agit pour nous de chercher ce qui est encore plus fondamental que la démocratie dans la réussite de l'Occident. La clé de voûte du développement ne serait plus une certaine conformité aux canons établis par le système démocratique mais l'adaptation de notre mode de rapport au monde à la rationalité instrumentale, propre au monde de la technique, et au mode de production capitaliste qui, pratiquement, l'organise. En fait, la démocratie est un sous-système du capitalisme. Ma position consiste donc à considérer la démocratie comme un dispositif technique qui, par le biais d'un complexe conceptuel cohérent (l'idéologie de la citoyenneté) mais diversement décliné, conditionne l'articulation des masses et des élites dans un projet politique commun. Un tel appareil de technologie sociale ne peut constituer l'horizon d'une réflexion profonde sur notre propre rapport au politique car une telle tentative serait fondée sur l'identification souhaitée (par ses défenseurs), et logiquement préalable, du type de gouvernement (le mode de fonctionnement de l'institution étatique) choisi ou imposé, à la manière dont les individus et les groupes gèrent leur rapport dans la société ou devraient le faire. Le défaitisme de la pensée La théorie de la segmentarité telle qu'Ernest Gellner l'a développée pour le Maghreb nous pousse à beaucoup plus de prudence et de précaution. Entériner sans réflexion critique cette idéologie est source d'une myopie théorique certaine et de troubles politiques furturs. Le problème n'est pas dans l'inadéquation de l'Islam à la démocratie mais dans l'extériorité de la forme étatique au mode d'organisation social multiséculaire de nos « sociétés ». Notre rapport au politique est encore imprégné par cette culture tribale qui refusait de cristalliser les rapports de pouvoir dans une forme institutionnelle fabriquant, au sein du groupe social, des « dominants » et des « dominés » capables de justifier leur domination ou de conscientiser leur aliénation, comme le développement de l'état-nation l'a si bien illustré. La démocratie, ou le capitalisme politique, est un mécanisme d'articulation. Il sépare pour mieux lier (ou lier de manière plus efficace, de manière institutionnelle) les facteurs de production. Or, chez nous, tout fonctionne comme si la société est organisée contre l'Etat. L'Islam y est-il pour quelque chose ? Sûrement. Est-il l'élément déterminant ? Rien n'est moins sûr, car il s'agit d'abord et principalement d'une organisation sociale objective, dirons-nous, et pas d'un ensemble de représentations. Evoquer corrélativement des valeurs comme la « liberté » ou « l'égalité » dans l'étude des enjeux liés à l'implantation d'un nouveau mode de rapport au politique relève de l'idéologie, rien de plus et rien de moins. La démocratie est un mode particulier de gestion des rapports de pouvoir, (parmi beaucoup d'autres au sein des sociétés, y compris occidentales), elle ne libère certainement personne, pas plus qu'elle n'aliène, si la lucidité en domine l'approche. En tant que système, elle est tournée vers une fin et cette fin semble être une croissance sans fin, car tous les choix possibles en son sein la renforcent. Refuser de la « soumettre » à la critique relèverait de la croyance quasi religieuse en l'universalité d'une forme déterminée d'organisation politique. Ce ne serait rien d'autre qu'un avatar du dogmatisme tant critiqué. Il faut s'en arracher pour la mettre en perspective. Dire que la démocratie (et sa légitimation idéologique en l'espèce de cette doctrine de la citoyenneté) est le meilleur système possible n'est pas intellectuellement fécond. Cet argument illustre, plus que la défaite, le défaitisme de la pensée. Rien ne nous oblige à reproduire le rapport au politique propre à l'Occident. Rien ne nous oblige à fonder notre perception de l'institution sur l'endoctrinement, la manipulation des esprits et l'idéologie. J'ai cherché la liberté partout en France, je ne l'ai jamais trouvé. Les petits espaces d'autonomie en Occident, quoi qu'en dise la propagande traditionnelle des médias et des penseurs de salon, s'acquiert grâce à la structure des rapports de pouvoir, et aux dépens des autres, tandis que, dans un rapport dialectique et de manière inversement proportionnelle, l'hétéronomie (à l'égard de la structure précédemment cité) s'y approfondit. La citoyenneté y apparaît comme une religion tranversalement invoquée pour mieux lier les hommes aux institutions. Nos immigrés en savent quelque chose. J'espère que cette réponse donnera lieu à un échange courtois et intellectuellement intéressant. L'auteur est : Universitaire