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La longue marche de la Turquie vers l'Europe
Publié dans El Watan le 06 - 10 - 2005

Mais le soulagement du moment peut-il faire oublier les incertitudes de l'avenir ? Au vu des péripéties qu'a connues la candidature turque, on peut affirmer sans grande crainte de se tromper que la partie est loin d'être gagnée. Jack Straw, le chef de la diplomatie britannique, dont le pays assure la présidence tournante de l'Union, a averti la Turquie qu'une «longue route» s'ouvrait devant elle, et son collègue français a rappelé que «le résultat de la négociation n'est pas connu d'avance». En fait que s'est-il passé de bien extraordinaire ce 3 octobre ? Le Conseil européen a finalement reconnu (irrévocablement ?) une évidence : le caractère européen du plus ancien candidat à l'Union européenne.
C'est au XXe siècle que la Turquie s'est tournée résolument vers l'Europe. Par la volonté d'une élite moderniste qui cherchait à rattraper le retard enregistré par l'Empire ottoman qui avait amorcé un lent déclin ; il était passé à côté de la Renaissance et n'avait pas bénéficié du siècle des Lumières. Cette période prit fin avec la proclamation de la République par Mustapha Kemal qui instaura un Etat laïc. La Turquie allait garder le cap sur l'Europe après la Seconde Guerre mondiale. Elle est membre du Conseil de l'Europe dès 1949, de l'Otan dès 1952, bien avant l'Allemagne (1954) et l'Espagne (1981). Et il est peut-être utile de rappeler que l'article 10 du Traité de Washington stipule que l'Organisation est ouverte à «tout pays européen» en mesure de suivre les principes dudit Traité et de contribuer à la sécurité de la région de l'Atlantique Nord. En mars 1959, la Turquie présente sa demande d'association à la Communauté économique européenne (CEE) ou marché commun qui donnera l'Union européenne. L'accord est signé en 1963. Comme celui de la Grèce, signé un an auparavant, et contrairement à ceux conclus avec le Maroc et la Tunisie en 1969, il inclut dans son préambule une perspective d'«adhésion de la Turquie à la Communauté».
Après le retour du régime civil, la Turquie dépose sa candidature à l'Europe en 1987 et, en 1989, la Commission la recale pour la première fois – et non la dernière- au motif que «le niveau nécessaire pour une démocratie, dans le domaine des droits de l'homme, n'est pas encore atteint». L'Union douanière, phase ultime de l'accord d'association de 1963, entre en vigueur le 31 décembre 1995. En décembre 1997, le Conseil européen, réuni au Luxembourg, décide de «lancer un processus d'adhésion englobant les dix Etats candidats d'Europe centrale et orientale et Chypre». La Turquie est encore recalée parce que «les conditions politiques et économiques permettant d'envisager des négociations d'adhésion ne sont pas réunies». Ce traitement jugé discriminatoire par les Turcs va accentuer chez eux un sentiment d'injustice doublé d'un sentiment de rejet de la part de l'Europe.
En décembre 1999, le Conseil d'Helsinki accepte officiellement la candidature de la Turquie qui est désormais partie intégrante du processus d'adhésion à l'Union sur la base des mêmes critères que les autres pays.
Il s'agit des fameux critères de Copenhague qui constituent des préalables à satisfaire par tout candidat à l'adhésion : «Des institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection». Malgré ses efforts pour mettre en place les réformes exigées, la Turquie restera encore sur la touche lorsque l'Union européenne s'élargit à 10 nouveaux membres, le 1er mai 2004. Cette date avait été arrêtée par le Conseil de Copenhague, en décembre 2002, lequel avait aussi encouragé la Turquie «à poursuivre énergiquement son processus de réforme» et lui a donné rendez-vous pour décembre 2004 afin de s'assurer qu'elle remplit les critères de Copenhague. Réunis dans cette même ville en décembre 2004, les chefs d'Etat et de gouvernement ont donné leur aval à des négociations d'adhésion avec Ankara et fixé leur ouverture au 3 octobre 2005.
Ce faisant, ils avaient précisé que «les débats auraient un caractère ouvert, c'est-à-dire que leur conclusion n'était pas garantie». Leur échec même était envisagé. A la dernière réunion du Conseil européen, les 2 et 3 octobre, au Luxembourg, les nerfs des Turcs ont encore été soumis à rude épreuve en raison de l'attitude de l'Autriche qui demandait que le mandat de négociation prévoit, en cas d'échec des négociations, une alternative à l'adhésion, mettant de nouveau sur la table l'idée d'un «partenariat privilégié» pourtant catégoriquement rejetée par la Turquie qui menaçait de pratiquer la politique de la chaise vide. D'ailleurs, ni la Commission ni les Etats membres n'arrivent à cerner le contenu de cette notion par trop superficielle. L'Autriche a ses raisons, notamment un passé historique pesant qui se traduit par une opinion publique à 80% hostile à l'entrée de la Turquie dans l'Union, et la volonté de faire aboutir la candidature de la Croatie bloquée pour non-coopération avec le TPI. Isolée, elle a fini par céder, épargnant à l'Europe une crise qui aurait compliqué un peu plus la situation après le rejet de la Constitution par les Français et les Néerlandais.
Pour remplir les critères de Copenhague, la Turquie a fait des réformes avec une rapidité qui a surpris tous les observateurs. Elle a en particulier aboli la peine de mort en toute circonstance en signant, en 2004, le protocole n° 13 de la Convention européenne en la matière, institué une tolérance zéro pour les délits de torture et mis fin à l'impunité, levé les restrictions à la liberté d'expression, d'association et de religion, accordé un certain nombre de droits culturels aux Kurdes et transformé le Conseil national de sécurité, lieu constitutionnel d'expression du pouvoir des militaires, en organe consultatif dont la composition est en majorité civile. Par ailleurs, dès 2002, l'Etat d'urgence a été levé dans toutes les provinces kurdes.
Il faut noter que l'arrivée des islamistes au pouvoir, en 2002, n'a pas interrompu le processus de réforme sur la voie du respect des critères de Copenhague. Bien au contraire ! la nouvelle Assemblée a poursuivi le travail de la précédente s'est montrée pragmatique et pliée aux contraintes laïques traditionnelles du régime kémaliste.
Le Premier ministre, M. Erdogan, et son gouvernement font preuve d'un volontarisme européen qui a désarmé tous ceux qui voulaient exploiter leur couleur politique comme nouvel argument contre l'adhésion de la Turquie qui devra surmonter beaucoup d'écueils, dont certains ont une charge émotionnelle que le gouvernement ne pourra pas ignorer.
La question de Chypre est l'un de ces écueils. L'île reste divisée depuis 1974 et seule l'administration chypriote grecque est reconnue par la communauté internationale. Elle est devenue membre de l'Union européenne le 1er mai 2004. Les efforts de la Turquie pour mettre fin à l'isolement de la partie turque sont bloqués par Nicosie. On sait pourtant que le plan de paix proposé par Kofi Annan pour une réunification pacifique des deux parties a été rejeté par les Chypriotes grecs, mais accepté par les Chypriotes turcs, dans deux référendums séparés, en 2004. Il y a quelques jours encore, Ankara a réitéré sa position : pas de reconnaissance de l'administration chypriote grecque tant qu'un «règlement complet» sur la division de l'île n'aura pas été trouvé «dans le cadre des Nations unies».
Quant aux 25 membres de l'Union, ils ont rappelé à la Turquie que «la reconnaissance de tous les Etats membres est une composante nécessaire du processus d'accession». Cette reconnaissance doit intervenir avant l'adhésion pleine et entière. Ankara a déploré cette nouvelle conditionnalité et s'accroche au processus onusien. Mais sa position est faible dans la mesure où elle ne pourra pas faire de discrimination entre les Etats membres de l'Union dans l'application du Protocole d'Ankara du 29 juillet 2005 qui étend l'accord d'Union douanière de 1995 à ses dix nouveaux membres, donc à l'administration chypriote grecque aussi. Un document adjoint à ce Protocole précise que ceci ne vaut pas reconnaissance de cette administration par la Turquie.
Néanmoins, celle-ci ne peut pas justifier l'interdiction de ses ports et ses aéroports aux navires d'un membre de l'Union européenne.
L'autre écueil est l'Arménie qui demande la reconnaissance par la Turquie du «génocide» commis contre les Arméniens, il y a 90 ans. La diaspora arménienne, très bien organisée en Europe, s'active dans ce sens. Pour la Turquie, la thèse du «génocide» est inacceptable, car contraire à la vérité historique. Ankara soutient qu'il y a eu des massacres des deux côtés, dans une période historique où chaque nation luttait pour sa survie. Elle a initié un dialogue qui a fait hurler les nationalistes et demande l'ouverture de toutes les archives. C'est la bonne voie à suivre. Les deux pays partagent une frontière commune de 355 km, fermée depuis l'invasion de l'Azerbaïdjan par les forces arméniennes en 1993. Ils n'entretiennent pas de relations diplomatiques. Le travail de mémoire, aussi délicat et douloureux soit-il, est indispensable pour surmonter les rancœurs d'un passé qui remonte à près d'un siècle et bâtir un avenir commun dicté par le voisinage. Il n'y a pas d'autre choix, hormis pour les extrémistes des deux bords.
La Turquie doit aussi s'occuper de son front intérieur. L'Europe est très sensible au respect des minorités et à leur protection et, en conséquence, au sort des Kurdes qui sont 16 millions sur une population totale de 70 millions. Leurs droits culturels ont été reconnus et l'Etat d'urgence a été levé dans toutes les provinces, mais, bien que le PKK soit considéré comme une organisation terroriste, la question reste sensible, agitée par la diaspora vivant principalement en Europe où l'opinion publique n'est pas favorable à l'entrée de la Turquie dans l'Union.
Cette opinion publique est travaillée à coups d'arguments qui s'adressent au cœur plus qu'à la raison et réveillent l'instinct xénophobe toujours à l'affût. En novembre 2002, à la suite de la victoire des islamistes aux élections législatives turques, le président Valéry Giscard d'Estaing avait posé la question de l'identité de l'Europe et déclenché un débat qui avait eu le mérite de forcer les partis et les hommes politiques à se dévoiler.
Certains affirment que la Turquie n'est pas historiquement européenne, alors qu'elle est l'héritière de l'empire d'Orient et que les Turcs vivent sur la rive européenne des Dardanelles depuis le milieu du XIVe siècle. D'autres soutiennent qu'elle est l'ennemi de toujours de l'Europe, oubliant que des guerres interminables ont opposé les nations européennes (l'Angleterre et la France, ennemies héréditaires) et que l'Empire Ottoman a été simplement de son temps, un temps où les armes dessinaient les frontières. Quant à l'argument culturel, il ne résiste pas non plus à l'analyse, à moins de réduire la culture à l'héritage du christianisme et du siècle des Lumières.
A titre d'exemple, la Grèce, membre de l'Union européenne, est plus proche culturellement parlant de la Turquie qu'elle ne l'est de la Grande-Bretagne ou des pays scandinaves. L'argument culturel cache en fait un argument religieux dans la mesure où certains déclarent vouloir faire de l'Europe un «Club chrétien». Ils oublient que, d'une part, la Turquie est un Etat laïc fondé en 1923 par Mustapha Kemal dit Atatürk et que, d'autre part, le vieux continent compte déjà une dizaine de millions de musulmans, ce qui fait de l'Islam la deuxième religion européenne. Sans compter les pays musulmans européens que sont la Bosnie et l'Albanie qui n'auraient plus leur place dans une Europe «Club chrétien». Et quelle serait la crédibilité d'une telle Europe qui prône la tolérance religieuse et se construit sur des bases religieuses ? Il ne faudrait pas alors s'étonner des réactions que ce «mauvais exemple» provoquerait dans d'autres aires culturelles, notamment l'aire musulmane. L'Europe, voisine immédiate de cet Orient compliqué et de ce Maghreb si proche n'a aucun intérêt à allumer la mèche de la confrontation entre les cultures.
Peu importe si les arguments avancés par ici et par là cachent des raisons peu glorieuses, la candidature de la Turquie à l'Union est un thème de mobilisation pour les partis politiques nationaux qui ne peuvent plus ignorer le poids de l'opinion publique.
Il figure à l'ordre du jour de leurs réunions et fait l'objet de prises de position de plus en plus claires. Le récent conclave de l'UMP sous la houlette de François Sarkozy, où Valéry Giscard d'Estaing a eu le loisir de rappeler sa position, en a fourni un exemple édifiant. Le 3 octobre, c'est l'Autriche qui est montée au front contre l'entrée de la Turquie dans l'Union. Demain, d'autres pays pourraient prendre la relève. On sait que les droites françaises et allemandes défendent l'idée d'un «partenariat privilégié» et que la conclusion des négociations avec la Turquie n'est pas garantie. Alors, attendons.
Mais pour le moment, il ne sert à rien de jouet les rabats joie. L'Europe a fait preuve d'une grande sagesse en entrouvrant ses portes à la Turquie. Il y aurait beaucoup à dire sur les avantages que l'Union tirerait d'une adhésion de ce pays qui a retrouvé sa centralité depuis la dislocation de l'empire soviétique. Disons simplement qu'en sa qualité de membre de l'Otan, la Turquie a toujours été le gardien des marches sud-est de l'Europe, face à une région perçue depuis peu comme la principale source de la menace terroriste. Son adhésion à l'Union pourrait être d'un grand apport pour la politique de sécurité et de défense de l'Europe. Elle en ferait aussi le voisin immédiat du Moyen-Orient et pourrait lui permettre de jouer un rôle plus grand dans cette région troublée. A une condition que cet ensemble, seule puissance qui n'est pas une nation, veuille se doter d'une véritable politique étrangère et s'en donner les moyens.
Il serait regrettable de continuer à faire de mauvais procès à la Turquie. Elle réagit comme tous les pays qui ont choisi de lier leur destin à celui de l'Union parce qu'elle leur apparaît comme une zone stable, tournée vers la modernité et créatrice de richesses. Une fois membre à part entière de cet ensemble, elle aurait des perspectives pour se réformer encore davantage. Elle en a la volonté, elle l'a déjà prouvé. Et puis qui sait ? Après le rejet de la Constitution, l'Europe se cherche de nouveau et les options sont ouvertes. Elle pourrait prendre la forme d'un vaste marché commun comme le souhaitent les britanniques. Dans une telle construction, la Turquie trouverait aisément sa place et tous les pays concernés par la nouvelle politique de voisinage de l'Union, dont l'Algérie aussi. Une politique que Romano Prodi avait résumé dans cette formule : «Tout sauf les institutions». Peut-être que si, après tout.
Alors une Europe à deux vitesses : un vaste marché commun et un ensemble plus petit qui formerait une fédération ou même quelque chose de plus intégré encore ?
(*) L'auteur est Diplomate


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