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Sa pensée éducative
Publié dans El Watan le 09 - 10 - 2005

S'il est difficile de parler du célèbre penseur algérien Augustin de Tagaste, il est agréable de l'évoquer, car il est né en Algérie, dans un village algérien, de parents algériens, mort après avoir accompli sa mission de citoyen engagé, en communiquant le contenu de sa culture aux différentes générations sans crainte ni hésitation. Augustin de Tagaste fut imprégné de la culture philosophique, scientifique et religieuse de son époque. Il étudia la philosophie grecque. Il aima à la fois Platon, Aristote et Plotin, fut attiré par la pensée religieuse manichéenne, chrétienne et païenne.
Il mit au point sa théorie de la connaissance par laquelle il chercha à élever l'homme et à lui rendre sa dignité. Il souleva de nombreux problèmes éducatifs qui eurent un très grand impact sur les enseignants. Il fut connu par sa franchise et donna à notre pays et à l'Afrique la dimension de pays qui militent (comme au XXe siècle maintenant) pour le principe du droit des peuples à l'autodétermination. Il réclama avec véhémence le retour de l'Afrique aux Africains. Il resta enseignant toute sa vie, dans sa manière d'être et dans ses convictions. C'est une bonne raison de le considérer comme l'un des maîtres de la pensée éducative.
Sa vaste culture et son érudition lui permirent de discuter les théories des sophistes de Platon, d'Aristote, des Epicuriens, des Stoïciens, des Manichéens en adoptant une méthode dialectique qui l'aida à démontrer la véracité de ses déductions.
Partant des connaissances acquises au contact des Grecs, des Romains et des Orientaux, Augustin chercha à les redimensionner en les comparant aux valeurs de la religion. Il appliqua une méthodologie qui l'aida à poser le problème de l'homme et de ses rapports avec l'univers. En se servant des théories de Platon, de Plotin sur l'existence d'une force divine qui commande l'univers, elles devinrent pour lui des postulats ou des évidences qui s'imposent à notre raison. En effet, l'homme rationnel arrive à vivre mais aussi à comprendre les préceptes religieux transmis par les prophètes qui insistent sur l'existence d'un Dieu parfait, transcendant, créateur du monde et des êtres vivants connus ou inconnus. Il trouva dans la vie de Jésus un sérieux sujet de méditation. En effet, Jésus vécut comme un être ordinaire, supporta la souffrance, les humiliations et la mort.
Sa sagesse se résume dans l'amour envers Dieu et envers son prochain. Ainsi, la croyance d'Augustin s'inscrit parmi les croyances saines, différentes de celles des gens qui déforment les textes religieux pour s'en servir à des fins personnelles. La vie à son époque semble être identique à celle qui prévaut de nos jours chez certains peuples qui expliquent encore les phénomènes naturels en les imputant à des forces surnaturelles ou au non-respect des valeurs religieuses par les hommes.
Il apprit des philosophes, directement on indirectement, les méthodes de penser, la valeur du travail, l'importance du dialogue, le refus des jugements hâtifs et la nécessité de respecter la raison qui rendit l'homme capable de formuler des théories. Ainsi, Augustin scruta les livres saints et fut attiré par la foi. D'où la nécessité pour lui de croire mais aussi de rester proche des productions des autres penseurs, soit pour s'en servir comme c'est le cas avec Platon et Plotin, soit pour les discuter comme il le fit avec les Epicuriens, les Stoïciens ou les Manichéens.
Il affirma donc la nécessité de croire en Dieu et le respect des efforts consentis par l'homme pour comprendre le processus de l'évolution. Ceci ne peut se faire que si on devient capable de comprendre le sens des mots qui nous aident à devenir savants. Pour lui, la foi nous rend intelligent et l'intelligence nous permet d'accéder aux valeurs. En s'appuyant sur sa foi et en se servant de son immense culture, il se mit à avancer des solutions aux problèmes philosophiques de fond comme l'espace et le temps, le sens du bien et du mal, la volonté, la violence, le péché… Ainsi, il convainquit les gens de la fiabilité de ses déductions. Nous présentons ci-après quelques principes fondamentaux qui jalonnent sa philosophie, en particulier la nécessité de connaître le patrimoine de l'humanité, la nécessité de respecter l'ordre et d'opter pour une méthodologie, la nécessité de freiner les impulsions qui ne sont pas gouvernées par la raison, la nécessité d'aimer et de répandre l'amour dans ses multiples dimensions, la nécessité d'activer pour la paix, et la nécessité de protéger la famille et de respecter la loi.
Il donna quelques judicieux conseils à la fois pour les gouverneurs, les enseignants et les simples citoyens tels que éviter d'être orgueilleux, pédant, négligent, futile et malhonnête ; soyez prévoyant, tolérant, soucieux de l'intérêt général, modeste, bon et sain de corps et d'esprit ; et cherchez la justice mais pas l'opulente richesse.Sur ces principes fondamentaux, il greffe dessus le problème de l'éducation qu'il rattache à la fois à des types de connaissances et à des observations judicieuses sur le terrain. Pour lui, la connaissance du monde extérieur se fait par l'intermédiaire de nos sens. Les changements qui se produisent dans la nature doivent faire l'objet d'études objectives. Ils se produisent en dehors de nous et n'ont aucun impact sur notre âme. L'œil, par exemple, remplit sa fonction en nous aidant à percevoir les choses, mais la perception en soi n'est pas une fonction corporelle. Par cette modeste analyse, il encouragea indirectement les études en psychophysique, en psychologie du comportement et en introspection. Parallèlement à cette connaissance sensorielle, il développa la connaissance conceptuelle qui s'édifie sur le raisonnement. Elle nous permet de passer du simple au complexe, du concret à l'abstrait, des prémisses à la déduction, mais ne peut en aucun cas nous aider à comprendre les choses en soi comme le parfait, la beauté, l'équité, qui ne s'appréhendent que par un type de raisonnement éclairé par la puissance divine.
Parmi ces déductions, il y a la nécessité de connaître l'enfant pour adapter la connaissance à ses capacités physiques et intellectuelles (ceci correspond aux travaux de Piaget sur la psychologie génétique et à des applications à l'éducation). Le rejet total des châtiments corporels et de la violence à l'égard de l'enfant (ceci a dynamisé les partisans de la pédagogie libertaire et des droits de l'enfant), la nécessité d'opter pour des méthodes pédagogiques conformes à la nature et au développement de l'enfant qui donnèrent naissance à ‘éducation négative de Rousseau). Et la nécessité de rattacher l'école à l'environnement et de dépasser l'éducation livresque traditionnelle contre laquelle se révolta Rabelais. Pour illustrer ces déductions, nous nous sommes reportés au contenu de son ouvrage Les confessions (traduction de Louis Gougaud) dans lequel nous retrouvons ses préoccupations (citées en référence) qui concernent l'apprenant, les méthodes d'enseignement, les relations maître-élève, les programmes et la délinquance juvénile. Augustin insiste particulièrement sur la nécessité de connaître l'enfant à la fois sur les plans biologique, physiologique et sociologique.
Pour démarrer, il balaie d'un coup le fatalisme, en responsabilisant l'homme. Dieu le créa mais ne créa pas avec lui le péché. Le comportement du nourrisson qui cherche à téter le sein de sa mère est un comportement inné qui ne l'aide pas à ce stade à comprendre les ordres des gens qui le considèrent comme un adulte en miniature. L'enfant se développe progressivement, réduit son comportement impulsif et s'adapte à l'environnement. «En grandissant, nous extirpons ces manières de faire, nous nous en débarrassons, c'est donc qu'elles sont mauvaises, car on ne retranche pas volontairement ce qui est bon… J'ai pu distinguer moi-même et observer la jalousie chez un petit enfant, il ne parlait pas encore… on tolère ses défauts… parce qu'on sait que l'âge les éliminera.» (p. 15-16)
Piaget déduit que l'intelligence de l'enfant de O à 2 ans est psychomotrice car il réagit à l'environnement par des réflexes qui deviennent après multiples répétitions des schèmes qui facilitent l'adaptation. Progressivement, l'attention de l'enfant se décentre de son corps propre pour se fixer sur des objets, sur les relations, pour aboutir à l'imitation et à la résolution des problèmes pratiques.
Parlant des méthodes d'enseignement, Augustin se souvint des expériences de sa 1re enfance où il se servit uniquement de son intelligence et de ses contacts avec l'environnement pour apprendre la langue.
«Ce ne furent point les grandes personnes qui m'enseignèrent les mots en me les présentant dans un ordre systématique… mais moi-même grâce à l'intelligence que vous m'avez donnée … la volonté des gens qui m'entouraient se manifestait par les mouvements du corps … de cette manière, j'acquis le sens des mots… des phrases… et commençai à faire connaître mes propres volontés.» (p. l8-l9). Ces observations concordent avec la pédagogie moderne de l'apprentissage des langues qui prennent en considération la nécessité de placer l'apprenant dans des conditions qui lui permettent d'apprécier la fonction d'un mot et son adaptation à l'environnement. Les méthodes nouvelles semblent en concordance avec les observations claires et simples d'Augustin de Tagaste.
Voulant mettre en relief les dangers de la pédagogie traditionnelle, il lui imputa la responsabilité de l'avoir poussé à détester les études, à répandre les châtiments corporels dans l'enseignement et à ignorer l'enfant en restant très éloigné de ses préoccupations. Il se souvint de la méthode qui s'appuie sur l'obéissance qui garantit un faux succès. Il entra à l'école pour apprendre à lire et à écrire et fut puni gratuitement, ce qui l'incita à détester cet environnement qui dispense la culture dans une ambiance d'intolérance qui réduisit son attention.
Cette manière d'aborder les relations maître-élève fut une occasion pour lui de dénoncer l'autorité inconditionnelle et abusive des adultes sur les enfants. Son attitude franche et rigoureuse à l'égard de l'arbitraire peut être considérée comme un prélude à l'avènement des droits de l'enfant. En effet, quel intérêt peut-on tirer d'une éducation qui laisse des séquelles dans la pensée de l'apprenant, dans ses relations et dans son comportement en général ? Augustin de Tagaste se décrivit comme un garçon intelligent mais soumis à l'obéissance et à la dépendance. Il fut privé de la liberté qui conditionne à la fois l'apprentissage et l'épanouissement de l'enfant. Bruner déduit (à la manière d'Augustin) de ses multiples études un ensemble de remarques en rapport avec le développement de l'enfant. Il considère que l'activité est intimement liée à la vie de l'apprenant, et l'apprentissage du langage est une opération codée en fonction des activités cognitives dans le cadre des rapports enfant-adulte ou enfant-enfant, mais aussi à la capacité du maître à concevoir un comportement intentionnel qui n'émerge pas des réflexes mais s'organise sous l'effet de l'activité.
Cette activité, tant désirée par Augustin, se trouve dans son amour pour les jeux et les spectacles qui le détournèrent de l'étude des lettres (p.11). Ainsi, l'attrait des jeux et des spectacles le poussa à désobéir à ses parents et au maître d'école. «Cédant à l'orgueil de triompher de mes camarades et aimant de vaines louanges qui augmentaient encore cette démangeaison de vanités.»
Ces confessions témoignent de sa capacité à comparer l'activité scolaire de l'école traditionnelle où l'enfant avait tendance à s'ennuyer et le dynamisme qui caractérise la vie sociale. Il fut parmi les penseurs qui soulevèrent la nécessité de rapprocher les deux secteurs qui s'ignoraient totalement (l'école et l'environnement). Les méthodes actives reposent essentiellement sur l'activité de l'enfant. Nous retrouvons cette influence chez certains éducateurs comme Freinet, Montessori, Decroly, Dewey… considérés à juste titre parmi les grands maîtres de la pensée éducative.
Augustin de Tagaste chercha à savoir pourquoi il n'aimait pas l'école mais fut attiré par le latin tout en détestant la langue grecque. Il insista dans ses réponses sur la nécessité de dépasser les obstacles qui bloquent le processus de la lecture car elle permet à l'homme d'accéder à la connaissance en participant directement à l'évolution du monde.
Nous comprenons l'intérêt qu'il porta à l'acquisition des mécanismes de la lecture, car elle reste le meilleur moyen de dépasser la culture subjective conçue davantage pour nous émouvoir que pour développer notre intelligence et notre raison. Il faut donc cesser de nous identifier aux autres aux dépens de notre personnalité et des conditions de vie qui nous entourent.
La lecture devient donc une activité intellectuelle dynamique qui rapproche les hommes, efface les différences et permet une saine coopération. Nous constatons l'intérêt qu'accordent certains pays démocratiques à la lecture en la considérant comme la clé qui ouvre la porte des sciences. D'où la nécessité de permettre à chaque enfant l'accès à la lecture courante avant de quitter l'école. Si la lecture est indispensable, Augustin nous livre les raisons qui lui firent détester la langue grecque connue pour «nous avoir conservé tant de chants séduisants», avec tous les trésors d'une culture d'avant-garde. Il justifia cette attitude en pensant que «les enfants Grecs n'ont pas plus de goût pour Virgile, s'ils l'étudient par contrainte comme on me forçait à étudier Homère. La difficulté d'apprendre à fond la langue venait, pour ainsi dire, du fiel sur la douceur des fables grecques. J'ignorais le sens des mots et pour me les apprendre, on mit en œuvre menaces et châtiments terribles» (p. 30). Il se révolta contre l'éducation classique qui le gardait prisonnier de la tradition et inclinait vers l'aliénation en incitant à être quelqu'un d'autre à travers le contenu des textes imposés.
Descartes, philosophe français du XVIIe siècle, coacteur de la renaissance européenne, opta pour la même démarche qu'Augustin en refusant de croire a priori à la véracité des contenus des livres écrits avant de les soumettre aux étapes de sa méthode. Sur le plan pédagogique, il résuma en quelques points la pensée d'Augustin en insistant sur la nécessité de former des hommes d'action, faire appel à la raison et exclure tout dogmatisme, faire de l'enseignant un guide pour lui éviter d'inculquer aux enfants des vérités élaborées et libérer l'enseigné de l'enseignant.
Poursuivant ses critiques à l'égard de l'éducation traditionnelle, Augustin jugea sévèrement les exercices d'application proposés aux élèves dans les écoles. Il reconnut être assez doué, mais regretta d'avoir consenti de vains efforts à reproduire des exercices inutiles soutenus par une pédagogie qui vous loue ou vous punit. Les exercices consistaient à reproduire en prose ce que le poète avait conçu en vers : «Et celui-là était le plus applaudi, qui exprimait par les paroles et les phrases les mieux appropriées à la dignité du personnage qu'il représentait, les mouvements de colère ou de dépit» (p 36).
Nous retrouvons dans le livre Eloge de la folie d'Erasme des critiques aussi véhémentes que celles d'Augustin. Il se révolta contre ses enseignants qu'il décrivit comme des individus «sales, orgueilleux et corrompus». Parlant de la culture de l'enseignant, Erasme affirma l'obligation qui lui est faite de tout savoir pour se hisser à ses responsabilités afin de lui éviter de «farcir la tête des enfants d'un tas d'incertitudes ridicules».
Mettant en application les consignes d'Augustin, Erasme préféra entraîner l'enfant à parler d'une manière nette et pure en cherchant, non à lui apprendre les mots inutiles, mais à rendre à la langue son caractère fonctionnel. Les concepts coupés de l'environnement ne valent rien «Rérum Potior» et l'homme se trompe en restant prisonnier des écrits des autres, isolé de l'évolution, car il faut savoir que ce qui est bon pour une époque ne l'est pas nécessairement pour une autre.
Augustin soulève indirectement de nombreux problèmes :
– La soumission qui nous assure la réussite nous transforme en hypocrite et en esclave.
– Les frauduleuses victoires déterminées par nos tendances font naître des problèmes et peut-être des conflits.
– La violence n'est que la résultante de notre hypocrisie et de nos tendances
– L'innocence qui justifie le comportement de l'enfant ne sert pas à justifier celui de l'adulte.
Quelles approches faut-il adopter pour aboutir à une meilleure solution qui assume la paix ?
Augustin répond à la question en insistant sur la qualité de l'éducation qui détermine la nature des relations humaines et influent à la fois sur notre «je» et notre «moi».
Ces observations déduites de la vie quotidienne de notre peuple à son époque montrent l'importance qu'accorda Augustin à l'enfant.
Ainsi, pour assurer une bonne éducation à l'adulte, nous devons nous préoccuper de l'enfant en lui préparant un bon environnement et en lui adaptant une éducation qui le soustrait aux maîtres qui lui imposent des comportements arbitraires. L'équilibre de l'enfant implique celui de l'adulte et en développant chez lui les nobles sentiments, nous le rendons apte à jouer le rôle d'un citoyen libre, correct et compétent.
Le survol de l'éducation que défend Augustin nous permet d'apprécier ses efforts. Son influence apparaît d'abord dans ses œuvres mais aussi à travers les différents courants philosophiques et religieux.
Conclusion :
Partant de l'ouverture prêchée par les différentes cultures, Augustin reste le trait d'union qui relie le passé au présent, l'Orient à l'Occident, la philosophie à la religion. Il demeure le grand prêcheur des valeurs qui unissent les hommes.
Nous découvrons à travers son humanisme, les droits de l'homme, la lutte pour la paix, le désir de développer les moyens qui éloignent le spectre de la pauvreté et la hantise des guerres que déclenchent certains individus aux tendances agressives non socialisées.
Bibliographie :
1- St Augustin : La Cité de Dieu
2- Brown Peter : La vie de St Augustin, Edition Le Seuil, Paris 1929.
3- Bruner J.S : Savoir-aire, savoir lire, PUE 1990, Paris France.
4 – Descartes R. : Des cours de la vie, Beyrouth, 1970.
5- Gougaud L. : Les confessions G .Grés – Paris 1923. Pages :14-17-19-22-26-30-32-35-36 à 62.
6- Cresson A. : St Augustin, PUF, Paris 1957
7- Piaget J. : De la logique de l'enfant à la logique de l'adolescent, PUE, Paris 1962.


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