Pouvez-vous nous brosser de manière globale un tableau sur la situation actuelle qui prévaut en Asie du Sud ? Il est très difficile de généraliser la situation dans une région aussi vaste. Les premiers jours de chaos et de confusion complète sont finis. Les administrations de la plupart des pays affectés par la catastrophe ont réagi généralement avec une efficacité remarquable. Les organismes internationaux s'impliquent dans un travail qui s'améliore de jour en jour et qui s'articule autour de la réhabilitation et la reconstruction à long terme, qui commence à remplacer la première approche d'aide d'urgence. Dans chaque pays, la politique profite de la situation. A Aceh, la province la plus affectée de l'Indonésie, l'armée et les rebelles ont négocié un cessez-le-feu pour mieux arriver à aider la population. Au Sri Lanka, où depuis un an on a pu observer une stagnation dans les négociations entre les deux parties impliquées dans la guerre civile de 20 ans, cette crise est utilisée comme fond de toile pour s'accuser mutuellement. La tension augmente, même si sur le terrain mes amis sri lankais observent des collaborations encourageantes entre les combattants des deux parties. L'Inde essaye de montrer au monde qu'il est un pouvoir régional et peut gérer ses propres problèmes par ses moyens. Mais sur les îles indiennes de Nicobar et Andaman - qui sont pratiquement fermées pour des organismes internationaux - l'aide arrive avec beaucoup de retard. Les médias internationaux commencent à tourner leur attention vers d'autre sujets. Comment s'organisent les opérations de solidarité dans des situations aussi dramatiques ? Le degré de confusion dépend de la manière dont l'administration d'un pays est préparée pour faire front à de telles situations. L'Inde, par exemple, a toujours vécu des catastrophes naturelles et sociales. Il existe un mécanisme efficace qui implique les forces armées du pays. Au Sri Lanka, l'administration locale a été partiellement touchée par le raz de marée. Au début, le gouvernement a donné l'impression qu'il n'était pas en mesure de faire face à la situation. Dans une situation comme celle-là, on trouve beaucoup d'activités parallèles : les efforts du gouvernement et des grands organismes internationaux, des activités dans le quartier ou de voisinage - qui souvent sont les plus efficaces au tout début - et des activités de la société civile. A tous ces niveaux, on trouve un manque de coordination qui est tout à fait normal. Il est difficile d'éviter une perte de ressources et de temps ou de dessiner de fausses stratégies dans une situation pareille. Après quelques jours, normalement, les organismes coordonnent mieux leurs activités et chacun prend une responsabilité donnée, dans une région différente, par exemple. Le gouvernement doit régler les problèmes d'accès aux régions affectées, coordonner, informer sur des spécificités régionales, et ce qui est très important : garantir la sécurité dans la zone, puisque instabilité et criminalité vont souvent de pair. Quel est le rôle imparti aux Ong locales ? La société civile d'un pays dans les premiers jours de la catastrophe est aussi d'essayer de collecter et de distribuer des aides humanitaires. C'est de cette façon que les associations développent une compréhension de la situation sur le terrain et réactivent leur contact avec les groupes cibles de la population. Les associations sont d'abord appelées à faire des observations critiques, à surveiller, à évaluer et à corriger les efforts fournis par les grandes organisations humanitaires et le gouvernement. Elles ont la confiance de leurs groupes cibles et peuvent transmettre leurs besoins aux décideurs et au public. Elles peuvent aussi intervenir dans les domaines qui ne sont pas accessibles aux grandes structures. Par exemple ? Assistance aux agents de l'aide humanitaire pour gérer leurs traumatismes secondaires. Faire preuve de diplomatie au niveau local dans le cas d'une guerre civile par des contacts informels. Les pays d'Europe, le Japon, les Etats-Unis et bien d'autres ont formé, grâce à leurs contributions financières, logistiques et de secours, un formidable pont humanitaire en direction des pays sinistrés. Ces interventions immédiates sont inscrites dans une logique d'urgence. Peut-on s'attendre à ce que ces opérations puissent s'étaler sur le long terme ? Les grandes interventions qui se font avec beaucoup de moyens techniques et financiers sont importantes et nécessaires dans cette situation. L'aide d'urgence est concédée pour des objectifs humanitaires, mais pas seulement cela. Les pays riches marquent aussi, avec leurs actions, leurs zones d'influence économique. Ce n'est pas une coïncidence que le Japon, l'Allemagne et l'Australie sont les plus grands bailleurs dans la région détruite. Au cours des dernières années, dans des cas pareils, souvent les grandes sommes d'argent promises par ces pays ne sont jamais arrivées à destination... Aujourd'hui, les gouvernements sont conscients qu'il faut des interventions à long terme. Mais les priorités changent avec le temps. Qui parle aujourd'hui de la crise au Darfour qui a généré un grand débat international en septembre 2004 ? En même temps, les populations du Darfour, du Congo et plusieurs autres zones touchées par des catastrophes d'une autre nature ont besoin de la même solidarité internationale. Quel pourrait être le rôle des associations locales dans la gestion des aides internationales qui profitent souvent à des parties qui en ont le moins besoin dans des pays comme l'Algérie qui est aussi confrontée à des catastrophes naturelles ? Le gouvernement est appelé à gérer ces situations dans l'urgence, et souvent les moyens mis à la disposition des populations sinistrées ne profitent pas aux plus lésés ou sont mal exploités... Je vous donne un exemple. La province de Gujarat, en Inde, a été dévastée en 2001 par un tremblement de terre. Maintenant, les efforts humanitaires et de développement consentis par des organismes internationaux sont évalués. Les évaluateurs ont remarqué que les riches ont profité plus de l'aide que ceux qui étaient marginalisés déjà avant la catastrophe. On trouve de nos jours des habitations construites dans le cadre d'un plan de réhabilitation qui restent inhabitées parce que personne ne veut vivre dans ces villages artificiels. Les tensions entre castes, adeptes de différentes religions, et différentes classes sociales ont augmenté au Gujarat et on y a déjà enregistré des cas de violence. Il est extrêmement difficile de planifier une reconstruction matérielle et sociale de cette ampleur. Au sein des associations qui ont travaillé avec leurs groupes cibles depuis longtemps, il existe une compétence réelle et importante de comprendre mieux les mécanismes de la société. En Inde et au Sri Lanka, je suis en contact avec des associations et ONG qui appartiennent aux mouvements pour la paix, pour la protection des droits de l'homme et les mouvements féminins. Ces groupes sont en train de discuter leur rôle spécifique dans la crise présente. Ils comprennent plus vite les implications d'une aide humanitaire qui ne s'occupe pas des effets secondaires sur la structure de la société. Ces dernières années, nous avons observé beaucoup de cas où des interventions humanitaires étrangères ont créé de nouveaux conflits, aggravé les tensions qui existent déjà. Elles sont même devenues, dans certains cas, des facteurs favorisant les guerres. Comment ? Pendant la guerre en Bosnie, toutes les parties ont utilisé l'aide d'urgence comme arme pour arriver à leur but. Un autre exemple : la construction de nouveaux villages pour les réfugiés ou des personnes déplacées a créé des conflits avec la population autochtone qui s'est retrouvée embarquée dans une concurrence inattendue autour de ressources limitées. Ou l'envers aussi : on oublie souvent de profiter des facteurs qui permettent de surmonter les fossés qui séparent les différents segments d'une société. Par exemple, les femmes qui peuvent renforcer une économie pacifique sont souvent exclues des stratégies d'aide.