C'est le début d'une période paradoxale, marquée à la fois par l'oppression coloniale, le truquage des élections et une certaine forme de pluralisme dans la société colonisée, où coexistent plusieurs partis prenant part à des compétitions électorales régulières. Durant cette période, Ferhat Abbas est bien l'homme d'un parti qu'il guide à travers les campagnes successives au cours desquelles il tente de gagner la population pour peser par le nombre, à la fois, dans la lutte contre le colonialisme et dans les affrontements où s'expriment les divergences idéologiques entre les partis. C'est aussi en homme de parti qu'il résiste à la tentation de l'union des nationalistes, désirée pourtant de plus en plus fortement par la population et par ses propres militants. C'est peut-être cette résistance aux exigences d'une population marquée de façon croissante par le nationalisme montant qui fait que l'on a souvent méconnu, et que certains méconnaissent encore ,en lui un authentique nationaliste. Déjà à la fin des années 1940, il arrivait à ces concurrents du MTLD de lui rappeler ses positions assimilationnistes d'avant-guerre, mais on trouve encore parfois dans des articles de chercheurs, travaillant sur l'histoire coloniale, l'idée que le Ferhat Abbas de l'UDMA défendait l'assimilation. Pourtant, les positions sont à cette époque claires et combatives. Lorsqu'il est élu à l'Assemblée nationale en juin 1946, la confrontation avec les autres députés est d'ailleurs d'une violence spectaculaire. Les insultes fusent rapidement lorsque cet homme, habillé à l'européenne, parlant un excellent français et maîtrisant parfaitement les us et coutumes de l'Assemblée, entreprend, dans la droite ligne du Manifeste, de faire le procès de la colonisation. Ses propos sont pourtant très mesurés, mais qu'il évoque simplement la possibilité de l'indépendance est inacceptable. Etrangement, le MTLD, dont les représentants sont élus en octobre de la même année à l'Assemblée nationale, ne suscite pas la même hostilité, bien que leur stratégie de rupture soit beaucoup plus franche. Durant la fin des années 1940, Ferhat Abbas est en effet jugé par les autorités françaises comme par ses collègues députés d'autant plus dangereux qu'il semble incarner la réussite de l'assimilation. Il est vraiment, selon la belle expression de Charles-André Julien, «l'homme montant de l'après-guerre». Pourtant, son cheminement intellectuel n'est pas conforme à l'idéal nationaliste dominant. Il activait déjà bien avant d'être favorable à l'indépendance, et il ne nie pas son passé politique. Il ne cherche pas à cacher qu'en d'autres temps, il défendait l'assimilation et ne trouvait pas la nation algérienne, même dans les cimetières, selon sa trop célèbre formule. Au contraire, il utilise cette évolution comme un argument politique : la nation algérienne n'existait pas, le colonialisme l'a fait naître. Il ne s'agit donc pas d'une nation existant de toute éternité, mais d'une nation en construction. Par ailleurs, ses sentiments pour elle se veulent dénués de sectarisme et de haine, sentiments qu'il reproche à ses adversaires politiques du MTLD. Sans doute son discours aurait-il été plus clair pour ses électeurs, plus aisé à défendre pour ses compagnons de route s'il avait fait une coupure ostensible avec les autorités françaises. Mais l'homme ne résiste pas toujours à une poignée de mains. Procès de la colonisation Elu au Conseil général du département de Constantine, il vote, au printemps 1951, une motion de confiance au nouveau Gouverneur général Léonard, pour montrer qu'il veut croire à ses promesses. Ses lieutenants s'arrachent encore les cheveux lorsqu'il donne, en août 1954, au Caire, un entretien au journal français Le Monde dans lequel il proclame encore les relations d'affection qu'il veut garder avec la France, et ils regrettent de n'avoir pas été là pour freiner leur leader. Pourtant, à chaque campagne électorale, les sous-préfets et les préfets font des listes de citations de ses discours pour prouver son caractère subversif. Décidément, les nuances -certains diront les ambiguïtés- sont nombreuses dans son jeu. On lui reproche également sa méfiance irrépressible à l'égard du PPA-MTLD. La fondation de l'UDMA en 1946 signifie clairement, qu'à ses yeux, il n'y aura pas de retour aux anciens AML. Cette fois-ci, les nationalistes s'organisent durablement en partis distincts et concurrents. Malgré les nombreuses discussions pour l'union, ponctuellement lors des élections, ou à plus long terme dans un Front algérien entre juillet 1951 et mai 1952, les dirigeants de l'UDMA, et en particulier Ferhat Abbas, ne pourront jamais accepter de s'unir au PPA-MTLD : le fantôme de mai 1945, dont ils font porter une partie de la responsabilité sur les amis de Messali, ressurgit sans cesse. Malgré la pression de la population, les exigences de la base, et sans doute malgré leur propre désir d'union, la crainte de voir les messalistes utiliser une nouvelle organisation unitaire d'une façon «irresponsable» dont ils ne seraient pas maîtres les fait sans cesse reculer. Le traumatisme du 8 mai 1945, chez cet homme qui l'a vécu comme une trahison, fait de lui un des plus fervents défenseurs du système des partis. C'est, bien sûr, aussi sa confiance dans le régime démocratique, malgré son dévoiement par le régime colonial, et son goût pour la fonction de représentant qui le poussent constamment à chercher la meilleure organisation pour gagner des sièges. Il reste toujours persuadé qu'il est possible de changer les choses sans utiliser la violence, contraire à sa manière de voir, et que c'est par le travail dans les assemblées représentatives que les réformes conduisant à l'indépendance peuvent être obtenues. Cet engagement dans les institutions représentatives constitue également un investissement pour l'avenir. Dans les années 1950, le passage à l'indépendance n'est généralement pas envisagé comme une rupture totale : on peut penser que les partis présents dans les années 1950 seront les mêmes qui géreront l'Algérie indépendante. Il est donc nécessaire de s'investir dans la gestion des municipalités et les conseils généraux afin de pouvoir prendre les choses en main au cours de ce passage progressif vers l'indépendance. Mais son rejet véhément de la démagogie, son refus d'afficher une rupture bien visible avec les autorités françaises, sans doute aussi sa difficulté à organiser un parti moderne suscitent la contestation à l'intérieur même de l'UDMA. Son hésitation à se tourner vers la Ligue arabe, malgré les bonnes relations qu'il entretient avec l'Egypte de Neguib, agace ses propres militants ; l'affirmation sans cesse réitérée que l'Algérie, quoique arabe, n'est pas un pays oriental n'est vraiment pas à la mode, et la base de son parti, en particulier la jeunesse, gronde, surtout à partir de 1950. L'UDMA est en perte de vitesse. Pourtant, il défend toujours cette organisation du politique fondée sur partis concurrents, une organisation de moins en moins appréciée au sein d'une population qui rejette la concurrence jugée stérile entre des coteries que le nationalisme devrait unir. D'ailleurs, jusqu'à la fin de 1955, alors qu'il pense que la fin de la guerre s'annonce, Ferhat Abbas envisage que des négociations sont proches et que les autorités françaises devront s'adresser à l'UDMA pour organiser le passage à l'indépendance. Changement en 1956 En octobre, il développe encore devant le préfet d'Alger les réformes préliminaires à mettre en œuvre pour favoriser la transition. Il espère finalement que la pression provoquée par le déclenchement de la lutte armée poussera les autorités à accepter ses propositions. Cependant, dans un autre entretien rapporté par le préfet, le 3 janvier 1956, le ton a radicalement changé. Interrogé sur le motif de la démission de l'ensemble des élus UDMA de leurs fonctions, il répond que l'UDMA s'est comportée comme un membre du Front de libération nationale. Abbas aurait reçu un ordre du FLN, il en aurait discuté avec son comité directeur, lequel aurait décidé de suivre la directive du Front. Pourtant, dans le ralliement de Ferhat Abbas au FLN, tel qu'il est décrit dans la biographie que lui consacrent Benjamin Stora et Zakya Daoud, il y a quelque chose de tragique : après une tournée de la dernière chance à Paris, effectuée avec l'accord d'Abbane Ramdane, et au cours de laquelle aucun de ses interlocuteurs ne comprend l'urgence qu'il veut leur communiquer, il accepte de mettre ses forces au service du FLN. On ressent peu d'enthousiasme révolutionnaire dans ce geste, mais le sentiment lourd que c'est la chose à faire au moment où la voie vers l'indépendance à laquelle il a cru a échoué. L'on ressent le poids de cette décision pour cet homme de parti, ce démocrate adversaire irréductible de l'usage de la violence en politique. Imagine-t-il alors que son projet de République algérienne démocratique pourra ressurgir à l'indépendance, ou commence-t-il au contraire déjà à entrevoir que la dissolution des partis dans le FLN met durablement fin à toute forme de pluralisme partisan en Algérie ? D'autres parmi les leaders de l'UDMA ont exprimé l'ambiguïté de leurs sentiments durant l'année 1955 alors que le même mouvement historique qui les portait à rallier, parfois dans l'enthousiasme, le FLN, balayait en même temps le projet de la nation algérienne pour lequel ils avaient combattu. Paris, le 23 décembre 2005