Réagissant au 1er Novembre dans La République algérienne en date du 12 novembre 1954, Ferhat Abbas intitule son article «C'est le colonialisme qui provoque et alimente le désordre et la violence». Cette mise en accusation de la colonisation n'est pas nouvelle chez Abbas et ses partisans. Un combat historique contre la colonisation Le parti de Ferhat Abbas, l'Union démocratique du manifeste algérien (UDMA), créé en 1946, a pour programme le Manifeste du peuple algérien. Après avoir préalablement pris conseil auprès du PPA et de l'Association des oulémas, Abbas en a rédigé, le 10 février 1943, la première version qu'il a adressée à l'administration française. Le Manifeste constitue une étape essentielle de l'histoire du nationalisme algérien : il développe une contre-histoire de la colonisation dénoncée en tant que forme moderne d'esclavage. L'impérialisme est condamné, comme, et c'est la grande nouveauté de ce texte, la politique d'assimilation. Jusque-là, Abbas avait défendu l'idée d'une nécessaire et progressive intégration de la population colonisée dans la population française, accompagnée d'une accession aux droits de citoyen. Le Manifeste prône au contraire une République algérienne fédérée et une citoyenneté algérienne propre. Avec ce texte, Abbas bascule donc avec éclat dans le camp nationaliste et devient, selon l'expression de Charles-André Julien, «l'homme montant de l'après-guerre». Les forces nationalistes se rassemblent, en mars 1944, au sein d'une éphémère association des Amis du manifeste et de la liberté, qui compte jusqu'à 500 000 adhérents : une telle union ne se retrouve que bien plus tard, avec le FLN. Pour une république algérienne C'est après l'éclatement des AML, consécutif à la répression de mai 1945, que Ferhat Abbas réunit ses partisans dans un nouveau parti, l'UDMA, qui se présente dans un tract intitulé «Algériens ! Voici l'heure des responsabilités». Elle «appelle tous les enfants de l'Algérie aux responsabilités communes, à l'action constructive». Son objectif est d'abattre l'impérialisme par la voie légale. Le moyen : réunir toutes les bonnes volontés. En cela, l'UDMA diffère du PPA de Messali Hadj auquel elle en appelle pourtant également. La République algérienne défendue par l'UDMA inclut résolument l'ensemble de la population d'Algérie, y compris les Européens adversaires de la colonisation que les militants du parti fréquentent quotidiennement. Les udmistes sont souvent issus de l'école française, parfois de l'université, et entrent aisément en contact avec les Européens communistes, les démocrates-chrétiens, catholiques de gauche…. Pourtant très proche des oulémas, l'UDMA défend d'ailleurs une République algérienne résolument laïque. Le Manifeste exigeait déjà la séparation du culte et de l'Etat et la coexistence de deux langues officielles, l'arabe et le français. Ces exigences demeurent dans l'idéal udmiste de République indépendante. Cette ouverture vers les Européens, et plus généralement vers l'ensemble des hommes de bonne volonté, est propre à l'UDMA et la différencie du PPA. L'organisation du parti Malgré leur désir, les leaders ne parviennent pas à en faire un réel parti de masse tourné vers l'action, même dans les régions où son implantation est massive, comme en Oranie. Les sections sont généralement organisées autour de figures d'intellectuels et de notables, au point de ressembler parfois à un club politique. Interrogés sur leurs activités politiques, les anciens militants insistent sur la différence avec le PPA. Au niveau des sections, le but essentiel était l'enseignement, la formation, l'éducation de la population dans un objectif de conscientisation. La République algérienne est le principal vecteur de cette formation : elle est lue en groupe, dans les locaux du parti, traduite, expliquée dans de petits groupes informels où se mêlent à la fois des udmistes, des membres de l'Association des oulémas et tous les individus attirés par le café comme par l'opportunité d'une discussion politique. La venue de dirigeants, Ferhat Abbas ou Ahmed Boumendjel, donne lieu à des meetings ; certains orateurs, Ali Boumendjel ou Abdelkader Mahdad, sont particulièrement attendus pour la qualité de leurs interventions. Dans des localités isolées, ces occasions de formation politique sont prisées, y compris par certains militants du PPA. En tant qu'appareil, l'UDMA n'est donc pas faite pour la lutte armée. Cependant, son implantation régionale, son potentiel militant et ses contacts dans les milieux européens en font un enjeu stratégique destiné à jouer un rôle essentiel dans le déroulement de la Révolution algérienne. L'udma face au 1er novembre 1954 A l'annonce des actions du 1er Novembre 1954, la réaction de la direction de l'UDMA de mettre en accusation l'administration française sans condamner des actions violentes, pourtant contraire à sa démarche légaliste. Les articles de la République algérienne expriment l'inquiétude de voir se répéter la répression que la population avait déjà connue au lendemain des manifestations du 8 mai 1945. C'est dans les discussions informelles que les leaders s'inquiètent de l'opportunité d'une telle initiative à un moment où le PPA-MTLD, qu'ils croient à l'initiative du mouvement, est affaibli par la division. Quelles sont alors les chances de succès ? Dans les jours qui suivent, Ferhat Abbas semble penser que les opérations du 1er Novembre peuvent constituer une nouvelle donne, obligeant les autorités françaises à négocier. Tout en veillant à éviter l'interdiction par une certaine autocensure, les rédacteurs du journal se montrent donc particulièrement véhéments, comme le sont les élus UDMA à l'Assemblée algérienne. Réunis en comité central, les 1er et 2 novembre 1954, les dirigeants du parti manifestent à la fois leur inquiétude et une certaine satisfaction devant le «potentiel combattant» que révèle le 1er Novembre. Abbas est donc loin de s'engager officiellement dans la lutte armée, mais la voit comme un moyen de prolonger son propre engagement. Malgré tout, sur le terrain, les militants UDMA n'attendent pas de directives de leur direction pour s'engager aux côtés du FLN. Par ailleurs, des contacts se nouent progressivement entre le FLN et l'UDMA à partir de la fin du printemps 1955. Il faut que les anciens centralistes, et au premier chef Abane Ramdane, s'affirment dans l'organisation algéroise pour que soient noués des contacts avec l'appareil de l'UDMA et que soit négocié le ralliement de l'UDMA en tant que parti. Le FLN n'apparaît plus alors seulement comme une organisation de lutte armée, mais comme un Front ayant la capacité de conduire le pays à l'indépendance et nécessitant donc le capital politique de l'UDMA, en particulier ses capacités de négociation et d'encadrement. En dehors du FLN, ce capital semble désormais perdu tant les discussions directes avec l'administration française sont vaines. Mais ces contacts demeurent longtemps secrets, et les engagements au côté du FLN individuels. Pour éviter l'interdiction, chacun pratique l'autocensure, notamment dans la rédaction du journal, et les militants des sections expriment leur mécontentement : beaucoup attendent que leurs leaders prennent fermement et publiquement parti en faveur du FLN. Ce n'est pas seulement un problème de communication entre la base et la tête du parti qui est en cause. Au sein même de la direction, des tensions apparaissent. Un petit groupe, plus radical, reproche à Abbas son attentisme. Ces hommes, Ali Boumendjel et Kaddour Sator, par exemple, à Alger, Ahmed Boumendjel à Paris, sont en contact avec Abane Ramdane en 1955 et 1956. Ils sont les artisans du ralliement de l'UDMA au FLN. Pendant les deux premières années de conflit, la position de l'UDMA est donc difficile à décrire : la stratégie du parti se dessine difficilement. S'y mêlent le désir de soutenir l'action du FLN, la volonté persistante de mettre fin à la colonisation par la négociation, les engagements individuels et la difficulté à accepter la lutte armée. L'UDMA semble ne plus exister en tant qu'appareil partisan. Et pourtant, c'est lors de son ralliement public, entre janvier et mars 1956, à la suite des contacts avec Abane Ramdane, que le FLN devient à proprement parler un Front national : il ouvre la porte à un engagement plus intense de l'Oranie, de même qu'il permet un renforcement de la position du FLN sur la scène internationale. M. R. (*) Malika Rahal est professeur agrégée d'histoire dans l'enseignement secondaire en région parisienne. Elle prépare une thèse d'histoire sous la direction de Benjamin Stora sur l'Union démocratique du manifeste algérien, UDMA (1946-1956).