A ses proches conseillers qui l'exhortaient à changer de look, à être plus «présentable» maintenant qu'il a acquis du galon, il a opposé un niet catégorique : «Je ne changerai ni mes apparences ni mes habitudes.» Sans cravate, très décontracté mais sacrifiant aux usages protocolaires, on l'a vu aller à la rencontre de Chirac, au palais de l'Elysée, sans s'encombrer de complexes. Même son discours s'est voulu rassurant : «Je ne suis pas venu vous demander des réparations pour les 500 ans de colonisation et de spoliation de la Bolivie. Nous voulons changer notre pays démocratiquement sans exclure personne, ni les chefs d'entreprise, ni les classes moyennes.» Fier de ses origines modestes, le premier président indien de Bolivie a promis cependant de bousculer l'ordre établi, «d'ouvrir un peu les vannes au petit peuple qui a tant souffert». Si la grande masse de son pays commence à l'adopter, on ne peut en dire autant des chancelleries qui échafaudent déjà des plans pour trouver une parade à ce président imprévisible qui leur veut tant de mal. Il est indien ayamara, chef des planteurs de coca et patron de la gauche bolivienne. A 46 ans, Evo Morales accède à la magistrature suprême de son pays, devenant ainsi le premier indigène non blanc et non métis à diriger le pays depuis sa fondation il y a 180 ans. Pour ses électeurs, il incarne naturellement un nouvel espoir et une revanche contre le sort et «le pouvoir central qui a toujours mis à l'écart et brimé la majorité indienne andine dont je suis issu». C'est un peu leur dignité retrouvée que les Boliviens lésés fêteront le 22 janvier prochain à La Paz, jour d'investiture du nouveau président que les rédactions latino-américaines, avec une certaine démesure comparent au «Che»… N'ayant ni le charisme ni l'envergure du célèbre révolutionnaire mort en ces terres, Morales le populiste avance comme un buldozer, promettant de bouleverser les choses en renationalisant les hydrocarbures et en procédant à une répartition plus équitable des richesses. Le sol bolivien est riche en or, en argent et en étain. La découverte il y a quelques années d'immenses réserves de gaz naturel a chamboulé le pays. La main basse des nationalistes, et de quelques familles aisées sur les richesses nationales, a laissé sur le carreau la majorité de la population qui a accepté son sort jusqu'au moment où les mouvements sociaux se sont mis de la partie en créant une situation quasi révolutionnaire, voire insurrectionnelle qui a emporté l'ancien président Carlos Mesa. L'avènement de Morales est la résultante de ce bouillonnement. Mais autant dire que cette consécration n'emprunte aucun terme en lexique de l'ascension politique normale. Car l'ascension d'Evo a été fulgurante, c'est le moins que l'on puisse dire. Son entrée officielle en politique est récente puisqu'elle remonte à 1997 lorsque Morales est élu député de la région de Chapare. Né le 26 octobre 1959, d'un accouchement difficile où sa mère a failli y laisser sa vie, Evo a trois frères, quatre autres enfants n'ayant pas survécu. Ses parents étaient de petits agriculteurs. Son enfance, il l'a passée à garder les troupeaux de moutons et de lamas. Bon élève à l'école, il est passionné de foot et si d'aventure on lui dit qu'il ressemble à Maradona, il est heureux, il en tire même une certaine fierté. En 1980, sa famille émigre à Crochabamba, la région des planteurs de coca. Après mille métiers et mille misères, il se fixe en optant pour la fonction d'entraîneur sportif. C'est à ce titre qu'il entre au syndicat, dont il grimpe les échelons à une allure vertigineuse, puisqu'en 1986 , il devient permanent du Syndicat des planteurs de coca. Il en prend la tête deux ans plus tard. En 1995, il se rapproche du parti de gauche, l'Instrument politique pour la souveraineté des peuples (IPSP) dont il devient le leader et qu'il transforme en Mouvement vers le socialisme (MAS). En 2002, des affrontements entre planteurs et policiers font des victimes dans les deux camps. Evo est chassé du Parlement. Il est taxé de terroriste. Les Etats-Unis s'opposent directement à sa candidature à la présidence de la République. C'est sans doute à ce moment-là qu'il commence à manifester sa rancœur «de l'impérialisme américain qui défend ses intérêts sous le couvert de lutte contre les narcotraficants». Il faut dire que 4 jours avant le scrutin, l'ambassadeur des Etats-Unis en Bolivie, Manuel Rodra lançait un véto contre Morales déclarant publiquement : «Je veux rappeler à l'électeur bolivien que s'il élit ceux qui veulent que la Bolivie redevienne exportatrice de cocaïne, il mettra en péril le futur de l'aide des Etats-Unis.» Cette menace qui a soulevé le tollé de toute la classe politique locale ne pouvait viser qu'Evo, leader de 30 000 familles indiennes de Bolivie, qui veulent continuer à cultiver la coca, (dont on extrait la cocaïne) malgré la politique officielle de «coca zéro». Paradoxalement, Morales a apprécié cette ingérence de l'ambassadeur qui lui a apporté «un flot de votes anti-impérialistes. Ceux qui ont pris notre République en otage font des pieds et des mains afin de nous discréditer, car nous représentons une grande menace pour les multinationales et les richissimes personnages de l'oligarchie bolivienne. Ils disent au peuple : Si ces gens-là accèdent au pouvoir, ils vont faire progresser la révolution bolivarienne en Amérique du Sud et centrale.” Cela est vrai. Mais nous leur disons, ces puisantes multinationales ne pourront plus se livrer à leurs actes de banditisme légal, leurs pillages de ressources naturelles, pratique qui entraîne une misère noire pour une grande partie des populations d'Amérique latine». Morales qualifie la guerre contre la drogue menée par les Etats-Unis, de comédie, car la Bolivie a toujours survécu bon gré, mal gré, grâce à ses richesses naturelles : argent, étain, gaz et pétrole. Mais l'huile qui permet de lubrifier les engrenages reste la coca. Ce que le président élu n'hésite pas à appeler le matelas vert de l'économie bolivienne. Il ne parle pas de la stimulante mais inoffensive feuille qui est traditionnellement consommée à l'état naturel par les paysans pour lutter contre la faim ou le soroche (le mal de l'altitude), mais de la fabrication et de l'exportation de la pâte de coca qui alimente les immenses réseaux du narcotrafic dont le tissu est inséparable d'une grande partie des activités sociales et économiques boliviennes. «Morales est dangereux au même titre que Chavez. Il est prêt à frapper les épais portefeuilles des acteurs de la politique économique néolibérales», prévient la presse de droite liée aux puissances de l'argent. Dans une analyse succincte de sa stratégie, Morales a déclaré : «Le pire ennemi de l'homme est le capitalisme. C'est ce qui provoque des soulèvements comme le nôtre, la rébellion contre un système, contre un modèle néolibéral qui incarne le capitalisme sauvage. Si le monde entier ne se rend pas compte de cette réalité – le fait que les Etats ne fournissent même pas le minimum en matière de santé, d'éducation et de nourriture -, alors les droits de l'homme les plus fondamentaux sont bafoués chaque jour». C'est pourquoi l'arrivée d'un pouvoir indien unique en Amérique latine, excepté en Equateur, est un cauchemar pour la puissante oligarchie blanche qui a toujours tenu les rênes du pouvoir. Proche de Hugo Chavez dans sa vision socialiste et bolivienne de l'Amérique latine, Morales s'est rapproché de Fidel Castro, auprès duquel il a célébré «la rencontre de deux révolutions». D'ailleurs, le leader Maximo ne s'est pas empêché de mettre à la disposition du nouvel homme fort de La Paz, un avion de Cubana Aviation pour son premier déplacement à l'étranger, depuis son élection le 18 décembre. «Il semble que la carte politique en Amérique latine soit en train de changer», a déclaré le vieux leader cubain. En écho, Morales a magnifié : «Cette rencontre des deux générations de lutte pour la dignité, de deux révolutions pour la vie et l'humanité.» Les observateurs auront remarqué que le choix de La Havane pour son premier voyage est un geste politique fort pour ce président préférant le poncho à la cravate et qui a entamé un périple le conduisant à Madrid, à Bruxelles et à Paris, avant de s'envoler pour l'Afrique du Sud, la Chine et le Brésil. Le choix des capitales européennes et de puissances émergentes du Sud marque une volonté d'indépendance à l'égard des Etats-Unis, dont la forte présence à La Paz est justifiée à Washington par la lutte contre le trafic de drogue. La Bolivie est le troisième producteur mondial de cocaïne après la Colombie et le Pérou. Sur un plan plus intime, Morales reste un personnage énigmatique – s'il clame aujourd'hui que sa première dame sera la Bolivie, c'est que ce célibataire, qui a eu plusieurs compagnes, n'a pas voulu percer le secret de sa vie privée, que beaucoup considèrent comme mystérieuse. N'empêche Evo a scellé une union pour le meilleur et pour le pire avec son pays. «Une nouvelle histoire de la Bolivie commence», déclarait-il, les larmes aux yeux le soir de son élection, dans son fief de Cochabamba. En écho, la foule défilant scandait : «Evo président, le pays répond présent.» Le défi est grand et on ne sait si le fantasque dirigeant saura tenir toutes ses promesses, s'il survivra à l'exercice de son pouvoir ? Don Evo, comme le désigne désormais la presse, a assurément du pain sur la planche… Parcours Evo Morales est né en 1959 sur l'Altiplano, ces hauts-plateaux semi-désertiques plantés à 4000 m d'altitude à l'ouest de la Bolivie où se concentre l'essentiel des populations indiennes andines. Il milite au sein de la Centrale ouvrière bolivienne (COB), puis dirige le Syndicat des planteurs de coca du Chaparé. La coca est considérée comme une culture traditionnelle par les Indiens et Evo Morales affrontera dès lors à Washington, qui finance en Bolivie une politique d'éradication de cette plante pour lutter contre le trafic de cocaïne. Par son parcours, Morales est donc au carrefour des principales revendications qui ont marqué la Bolivie depuis une quinzaine d'années. Syndicales et politiques d'abord, contre la libéralisation des années 1990, privatisations tous azimuts, y compris celle du système des retraités. Et celles d'une sorte de nationaliste indien, qui bien au-delà des revendications culturelles, accuse la colonisation- l'arrivée au XVIe siècle des Espagnols – de tous les retards économiques et sociaux. «Durant plus de 500 ans, on a sorti de notre terre mère – la Pachamama – de l'or, de l'argent, de l'étain, mais tout a été emporté à l'extérieur», dénonce ainsi Evo Morales qui proclamait : «Pour la première fois, nous sommes présidents Ayamaras, Chiquitanos, Guaranis…, nous avons enfin gagné.» Evo Morales, qui se réclame à la fois du cubain Fidel Castro et du Vénézuélien Hugo Chavez, a balayé les partis traditionnels qui se partageaient le pouvoir depuis la fin de la dictature en 1982. Avec ses «idoles», il compte bien faire un «front» contre l'impérialisme américain.