On ne cesse depuis mars 2003, date de la rencontre d'Alger entre les présidents Abdelaziz Bouteflika et Jacques Chirac, de parler de la conclusion d'un traité d'amitié entre l'Algérie et la France, et ce, avant la fin de l'année écoulée. Mais force est de constater que l'enthousiasme qui a prévalu les premiers mois qui suivirent ladite rencontre n'a pas tardé à céder la place à un pessimisme grandissant. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce pessimisme ne saurait être le fait de la seule loi adoptée le 23 février 2005 par le parlement français, loi qui est relative, rappelons-le, à la réhabilitation des «rapatriés» français et au «rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord». Il nous semble, du reste, que cette loi, apparemment impulsée par des associations de rapatriés, n'a pas été autant une entrave à l'initiative qu'une preuve de sa complexité. Par ailleurs, il convient de souligner que la promulgation de cette loi a donné lieu à un débat intense de l'autre côté de la Méditerranée plutôt que de ce côté-là, suscité qu'il fut par des Français qui refusent une «histoire officielle» (sans doute, contrairement à ce qui continue de se faire chez nous). Ils veulent que leurs enfants sachent pourquoi les Algériens ont combattu la colonisation française afin que ces enfants puissent comprendre la réalité de cette colonisation (du moins ce que l'on souhaiterait). Et quand ces opposants – historiens, intellectuels et éducateurs – dénoncent la démarche de leurs gouvernants en la matière, ils ne le font pas pour nous soutenir et défendre notre cause à notre place mais plutôt pour contribuer, à leur manière, à la grandeur de leur pays. Quant au débat en Algérie, il est clair qu'il n'a pris, jusqu'à présent, que les relents d'une levée de boucliers difficile à prendre au sérieux. Les Algériens doivent donc continuer à attendre un débat fructueux. Les quelques réflexions que nous livrerons à ce propos seront articulées autour de trois points-clés : la formule, l'intention et les perspectives de la conclusion du traité en question. La formule du traité Il est sans doute inutile de s'attarder sur le fait que les présidents algériens et français veuillent inscrire leur nom dans l'histoire, à l'instar de Charles de Gaulle et du chancelier Konrad Adenauer qui, en 1963, ont conclu le Traité de l'Elysée. En effet, un chef d'Etat n'a-t-il pas le droit de vouloir inscrire son nom dans l'histoire de son pays ? N'est-il pas justement censé le faire ? Cependant, la comparaison entre les deux événements devrait sans doute s'arrêter là. En revanche, ce qui devrait inciter à la réflexion c'est plutôt la pertinence de l'initiative. Même si l'on consent à ce qu'une amitié entre deux pays puisse faire l'objet d'un traité (étant entendu qu'une amitié normalement ne se prête guère à ce genre d'exercice), ne faudrait-il pas dans ce cas d'espèce faire précéder le traité en question par un traité de réconciliation ? Surtout à un moment où, justement, le président algérien s'attache à faire de la réconciliation nationale (avec certainement des répercussions outre-mer) la clef de voûte de sa politique pour assurer à son pays la stabilité politique et la relance économique. La logique voudrait donc que l'on mette à plat un certain nombre de problèmes liés à un passé commun bien lourd avant de se déclarer amis et définir ensemble et sur le même pied d'égalité dans la mesure du possible, la nature des «relations exceptionnelles» que les gouvernements des deux pays semblent appeler de leurs vœux. Même si la revendication relative au pardon – que l'Algérie attend de la France – survient avec intensité et quelque retard, elle n'en est pas moins légitime du point de vue politique et même du point de vue méthodologique. Il est certain qu'en l'absence d'une réconciliation franche, les spectres du passé continueront de hanter les relations entre les deux pays pour les empêcher de se développer normalement. Après tout, n'a-t-on pas demandé pardon aux juifs au nom de la France tout en sachant que c'est le gouvernement de Vichy, c'est-à-dire celui de la capitulation, qui a persécuté les juifs et non le gouvernement de la «France libre», triomphant et dont tout le monde en France se réclame aujourd'hui ? L'intention dans le traité D'abord, les choses ne semblent pas claires tant du côté français que du côté algérien, même si l'on ne cesse d'affirmer qu'il s'agit d'un partenariat «exceptionnel», «stratégique» ou encore d'un «modèle de coopération dans la région». Et comme c'est souvent le cas dans la pratique politique, les politiques ont tendance à s'assurer une marge de manœuvre pouvant leur permettre de profiter des moments d'inattention qui peuvent se produire chez l'autre pour en tirer le maximum de gains possibles. La loi du 23 février, elle-même, n'entrerait-elle pas dans ce cadre ? Primo, en ce qui concerne le gouvernement français, nous ne voyons pas ce qui pourrait l'intéresser dans ce traité si ce n'est la défense de la présence culturelle de la France et la pérennisation de sa pole position économique (plutôt commerciale jusqu'à présent) en Algérie. Néanmoins, en s'attachant à avoir des rapports «stratégiques» avec l'Algérie, ledit gouvernement ne peut qu'être conscient du fait que l'approche des Accords d'Evian devient de plus en plus difficile dans un monde dont on dit qu'il est devenu un «village». Il y a maintenant un certain nombre de contraintes que la mondialisation impose, l'OMC veillant à l'application – plutôt à la lettre – des nouvelles règles régissant le commerce international. La déclaration faite en novembre 2005 par le chef de mission économique auprès de l'ambassade de France à Alger devant des hommes d'affaires algériens et français réunis à Paris semble exprimer une prise de conscience aiguë des changements survenus dans ce domaine. En effet, les Chinois sont déjà là et le gouvernement français est bien obligé de reconnaître que son pays n'a finalement pas pris les devants en choisissant de continuer à faire de l'Algérie un simple comptoir ! Secundo, en ce qui concerne l'Algérie, les choses apparaissent moins claires, largement à cause de la nature du rapport des forces entre les deux pays. Il semble que le gouvernement algérien veut que l'on commence d'abord par le pardon que l'Algérie attend de la France comme droit historique imprescriptible. Au fait, un tel pardon ne contribuerait-il pas aussi, même indirectement, à libérer les Algériens de cette habitude plutôt fâcheuse qui consiste, après plus de 43 ans d'indépendance, à rendre la France responsable à chaque fois qu'ils se trouvent devant un échec ? Ainsi, l'on peut avancer que ce que le gouvernement algérien attend du gouvernement français est d'ordre moral d'abord. Evidemment, quand les rapports humains sont bons, les rapports tout court ne peuvent qu'être meilleurs. Cependant et à juste titre, le gouvernement algérien attend aussi du gouvernement français qu'il fasse preuve de bonne volonté dans son traitement de la question de la circulation des personnes entre les deux rives. D'ailleurs, c'est ce qui se donne à la lecture dans la Déclaration d'Alger où il est question de la constitution d'un groupe d'experts mixte chargé du traitement de ce volet justement. Les perspectives du traité Bien avant la fin de l'année écoulée, une série de signaux nous faisaient penser que le traité n'allait pas être conclu dans les délais prévus. Et il est fort probable qu'il ne le sera pas durant l'année en cours tant le contentieux est lourd et les blessures profondes. Ce qui est surprenant, c'est qu'au moment où un début de changement dans l'attitude de l'opinion publique algérienne – notamment dans la jeunesse – se dessine dans le sens d'une compréhension plus rationnelle de l'histoire du pays, nous assistons en France à un retour en force des «nostalgiques de l'Algérie française» qui vont jusqu'à ériger des plaques commémorant l'action de la frange la plus extrémiste des «pieds-noirs». Ceux-là mêmes qui ont opté pour la politique du sang et de la terre brûlée, c'est-à-dire la politique du désespoir. Même si le maire de Paris a, de son côté, pris sur lui d'ériger une plaque rendant hommage aux victimes algériennes d'octobre 1961. Côté algérien, nous observions qu'au fur et à mesure que l'échéance approchait, un changement de ton dans le discours politique officiel, caractérisé par une nette radicalisation depuis la promulgation de la loi française du 23 février. Cette radicalisation est restée sans écho au niveau de l'Hexagone, hormis les quelques déclarations d'apaisement enregistrées de temps à autre. Mais comme nous l'avons noté plus haut, cette loi, aussi condamnable soit-elle, ne saurait à elle seule expliquer ce changement de ton. L'explication pourrait aussi tenir à la difficulté qu'auraient les Algériens et les Français à s'entendre sur le contenu et la forme du traité. Depuis quelques mois, le président algérien ne cesse de marteler des propos qui nous font comprendre que la France n'a pas encore réussi à se débarrasser de sa vision passée de l'Algérie, comme si ce pays n'a obtenu son indépendance que pour devenir tout simplement un Dom Tom. Autrement dit, la France aurait besoin d'une seconde «victoire sur elle-même». Mais honnêteté oblige ! Il faudrait peut-être ajouter que la légèreté avec laquelle la classe politique française tend à prendre ses relations avec l'Algérie devrait fournir matière à réflexion de ce côté-là de la Méditerranée. Cela dit, il faut se rendre à l'évidence : des forces, aussi bien en France qu'en Algérie, tentent d'entraver la conclusion du traité, parfois pour des raisons tactiques ou de pure forme. En tous les cas, ces forces ne devraient, en aucune manière, être ignorées afin que le traité soit bâti sur des bases solides dès le départ, même si on a besoin de plus de temps. Parmi ces forces, nous citerons les suivantes : 1. En France : – une partie des anciens combattants du fait qu'il est humainement difficile pour une personne de découvrir, en fin de compte et au terme d'une vie, qu'elle a risqué sa vie et tué pour une cause qui était finalement injuste ; – les pieds-noirs, notamment les «nostalgiques» de l'éden perdu. Mais une entente avec ceux-là n'est pas impossible même si beaucoup parmi eux portent une haine profonde (sans doute à la mesure de leur blessure) contre l'Algérie indépendante ; – les harkis à cause de leur choix (plus ou moins responsables selon le cas) et de ce qu'ils durent vivre à l'avènement de l'indépendance du pays, d'abord en Algérie ensuite en France. Leur cas révèle une véritable tragédie humaine qu'on a malheureusement pas su apprécier correctement ; – enfin, ce qu'on pourrait appeler la «conscience de soi» française. En général, il est difficile pour un Français d'admettre que son pays ait un passé peu glorieux, surtout que ce pays est reconnu à travers le monde comme la patrie de la démocratie et des droits de l'homme. Et même – en ce qui concerne les rapports avec l'Algérie – quand les Français montrent qu'ils sont prêts à assumer leur passé, ils attendent de leur interlocuteur qu'il accepte, lui aussi, sa part de responsabilité dans ce passé, c'est-à-dire dans ce cas la reconnaissance du fait que la violence fut de part et d'autre. 2. En Algérie : – les rapports de force internes qui donnent une attitude officielle peu claire : l'absence de signaux probants quant à la capacité des décideurs de déterminer définitivement la nature exacte des rapports qui devraient être établis entre les deux pays est à signaler ; – «la famille révolutionnaire» (le nombre de ses membres ne cesse de croître, au lieu de diminuer, depuis l'indépendance du pays !) qui préfère continuer de penser que l'histoire du pays doit s'arrêter aux actes héroïques de la lutte de libération nationale. En somme, il faudrait s'en tenir à cela ! Et au lieu de s'inspirer de ce passé ô combien douloureux, elle préfère le figer, sans doute pour servir des desseins égoïstes pour l'essentiel ; – une partie considérable de l'opinion publique qui continue à regarder l'avenir avec les yeux du passé, sans s'en rendre compte peut-être. Ce que l'on pourrait qualifier de «fausse conscience» chez beaucoup d'Algériens – y compris un grand nombre d'intellectuels, malheureusement – fait qu'ils ont des attitudes souvent enfantines à l'égard de la France. Pour preuve, leur attitude vis-à-vis de la francophonie : ils ne l'ont jusqu'à présent ni refusée avec des arguments solides ni se sont résolus à y accéder comme membre à part entière. Mais entre-temps, la langue et la culture françaises demeurent bel et bien dans leur deuxième pays (fi baladihima athani -comme on dit chez nous) ! Evidemment, les pays voisins n'ont pas intérêt à ce que le rapprochement entre l'Algérie et la France ait lieu, selon les termes du traité envisagé. Eux aussi ont des intérêts à défendre auprès de la France. La question du Sahara Occidental par exemple attend toujours une solution : il est plus que probable que le Maroc essaiera d'exercer, en la matière, des pressions sur la France avec laquelle il a des relations plus amicales. En guise de conclusion, et puisqu'il s'agit d'un «dessein commun», l'Algérie et la France sont bien obligées de s'entendre un jour dans un esprit de respect réciproque. Ce qui apparaît possible pour peu que les deux pays fassent preuve d'un minimum de générosité et de responsabilité – comme cela est clairement exprimé dans la Déclaration d'Alger, si on veut vraiment que cette Déclaration ne soit pas une simple rhétorique. Depuis quelque temps, une polémique s'est installée entre les deux pays concernant la manière d'aborder leur passé commun. Il ne s'agit nullement d'un simple jeu de mots, mais sûrement d'un enjeu politique très fort. Le gouvernement français préfère plutôt parler d'«histoire» parce que l'histoire reste toujours «ambiguë», ouverte au débat et incite au dépassement des rancoeurs du passé ; tandis que le gouvernement algérien (et plus généralement l'opinion publique algérienne) préfère parler d'abord de «mémoire», c'est-à-dire la reconnaissance par l'ancien colonisateur des torts qu'il avait causés aux Algériens. Bien qu'une telle reconnaissance, dûment exprimée, soit une étape importante dans la reconstruction de soi, ici et là-bas, il faudra certainement travailler sur les deux plans en même temps. S'agissant du «rôle positif» de la colonisation française, les Algériens condamnent toujours cette colonisation pour les enfumades, les emmurades et les traitements «infrahumains» qu'elle leur avait fait subir depuis le premier jour jusqu'au dernier jour de la colonisation. Mais l'on ne parle que très rarement d'un autre fait qui n'est pas à mon sens moins important. Quand la France dut quitter l'Algérie après 132 ans d'occupation, elle laissa derrière elle un peuple presque sans élites. A vrai dire, le seul «rôle positif» que la colonisation avait eu fut de faire de l'Algérie un éden pour tout le monde sauf pour les Algériens ! Et une fois l'indépendance du pays acquise dans les drames, la France coloniale dut laisser derrière elle ce qu'elle ne pouvait point emporter dans ses cales. Pour pouvoir enfin conclure un traité si important avec la France, l'Algérie est appelée à faire preuve de réalisme et de dépassement de soi pour se rendre à l'évidence que les faits historiques ne sont jamais à refaire et que bien d'autres nations ont connu des drames semblables au sien. Elle devra se concentrer sur l'avenir pour enfin réussir à bâtir des rapports rationnels (pragmatiques, dirions-nous, puisqu'il s'agit d'une approche pratique de l'intérêt national) avec la France, lesquels rapports – outre la proximité des deux pays – demeurent, sans doute pour longtemps, inévitables pour des considérations à la fois historiques, humaines et économiques. Pour le moment, l'initiative semble se trouver dans le camp français, à savoir : d'abord, la nécessité d'abroger la loi du 23 février 2005 ou du moins l'article (ou les articles) controversé (s) afin que la confiance soit rétablie entre les deux pays ; ensuite satisfaire à la demande du pardon formulée par l'Algérie. L'Algérie a besoin de ce pardon ne serait-ce que pour être sûre du chemin qu'elle compte emprunter, même si d'aucuns pensent que si cette demande est satisfaite, elle ne manquera pas d'être utilisée pour conforter le mode de domination régissant le pays actuellement. (*) L'auteur est maître de conférences, faculté des sciences politiques et de l'information, université d'Alger.