Ancien grand reporter à « France Soir » et au « Monde », et écrivain, Jean Lacouture a publié une cinquantaine d'ouvrages et de biographies de grands hommes qui ont fait l'histoire contemporaine, dont le général de Gaulle. Jean Lacouture, qui a connu de nombreux dirigeants nationalistes et responsables de la lutte anticoloniale (Djamal Abdelnasser, les responsables du FLN et du GPRA, Ho Chi Minh, etc), a écrit de nombreux articles qui critiquaient la colonisation, et il avait pris parti pour la fin du système colonial. Dès le 18 juin 1940, le général de Gaulle affirmait que le combat pour la France libre, il le porterait depuis les colonies. Quel était son dessein ? Le général de Gaulle, dès les pires journées du désastre militaire français, fin mai - début juin 1940, est partisan de la continuation de la résistance, il se refuse à un règlement séparé, estimant que l'alliance avec l'Angleterre nous lie indissolublement contre les nazis. Il pense un moment à ce qu'il a appelé le réduit breton, avec une possibilité de gagner l'Angleterre. On s'est rendu compte très vite que c'était illusoire, et que ni Rennes, ni Nantes, ni Saint-Brieuc ne tiendraient contre la poussée des divisions blindées allemandes, il fallait donc mettre la mer entre ce qui restait des forces françaises et l'offensive allemande, soit se replier vers l'Afrique du Nord, plus particulièrement vers Alger. D'où l'expression « Alger, capitale de la France libre » ? Alger, c'est la principale ville francophone d'Afrique avec une position stratégique importante. Dès la déclaration de guerre, M. Daladier avait dit : « Nous avons avec nous l'empire, ce qui nous rend invincibles. » Ce sont des mots qui, aujourd'hui, sentent le renfermé ou quelque peu le ridicule, mais c'était comme cela que l'on pensait alors. Dans les forces françaises, il y avait beaucoup de Nord-Africains, il y en avait même qui se sont battus pour la France, peut-être dans l'arrière-pensée, à l'instar de Ben Bella, qui disait : « Je me bats pour l'Algérie de demain, je m'entraîne sous les couleurs françaises en attendant de passer sous les couleurs algériennes. » Le fait est qu'objectivement, la bataille de France, si elle était prolongée en Afrique du Nord, était une bataille qui était liée à la population de l'Afrique du Nord. L'Afrique du Nord, ancrage de la résistance, mais aussi pourvoyeuse de combattants... Les Maghrébins ont joué un rôle considérable, notamment la troisième division d'infanterie algérienne du général de Monssavert, une des troupes d'élite qui ont contribué à la victoire alliée en Italie, et ensuite à la libération de la France, notamment au débarquement du 15 août 1944 en Provence. Nous sommes-là devant une double réalité : géographique - l'Afrique du Nord, refuge éventuel de la souveraineté de la France, en tout cas de sa défense -, et humaine de par la participation très importante des Nord-Africains à la lutte contre le nazisme. Le 8 mai 1945, jour de célébration de la libération de la France et de l'Europe, une manifestation dans le Constantinois est violemment réprimée. Comment peut-on expliquer une telle violence ? Pourquoi un tel massacre ? Les rapports coloniaux étaient, par définition, des rapports de violence. Le système colonial était fondé sur la conquête. La conquête de l'Algérie ne s'est pas faite en un jour, notamment cette région des Babors (le Nord Constantinois), une région où on s'est battu longtemps. La violence s'était relativement apaisée, sinon dans les cœurs et les âmes, en tout cas dans les corps . Depuis longtemps, l'Algérie avait l'air d'être « soumise ». Dans l'esprit de beaucoup de Français, la France se poursuivait au-delà de la mer. Et dans l'esprit des Européens d'Algérie, c'était une affaire réglée, on était là pour rester. Dans la société algérienne, étroitement contrôlée par la puissance qu'était jusqu'en juin 1940 la puissance française, des forces de contestation agissaient déjà sous les trois formes : le messalisme, qui depuis le début des années 1930 réclamait l'indépendance, le Manifeste de Ferhat Abbas depuis 1934, dont la volonté était de créer une république algérienne associée à la France, autonome, et le mouvement des oulémas. Il y avait là des forces de contestation extrêmement puissantes, mais qui, au moment du pire malheur de la France (en mai-juin 1940), n'ont pas voulu profiter du désarroi général pour la frapper dans le dos. Le nationalisme maghrébin ne s'est pas soulevé à ce moment-là. Cela doit être dans le livre d'histoire que chacun a dans sa tête, ou que nous avons plus ou moins écrit les uns ou les autres. Il y a quelque chose qui, dans mes propres livres, n'a pas été assez marqué, c'est au moment où la France est redevenue assez forte, où elle est en train de signer aux côtés des vainqueurs la capitulation du IIIe Reich, que le nationalisme algérien réclame ses droits. Il y a eu quelques soulèvements, d'abord à Alger, puis à Oran, quatre morts pour le 1er ou le 2 mai 1945, et puis il y a eu ce mouvement de masse dans le Nord Constantinois qui a été violent de la part des soulevés, des colons ont été tués, mais la répression dépasse mon imagination, elle est stupéfiante ! Il y a des responsabilités du général de Gaulle, qui, installé à Alger depuis le 30 mai 1943, n'a pas envisagé de modification de statut pour l'Algérie pour l'après-guerre. Ferhat Abbas est placé en résidence surveillée, Messali Hadj est exilé au Congo. Il y a dans cette lutte pour la liberté du général de Gaulle un aveuglement coupable à l'égard de l'Algérie et des peuples qui se sont si bien conduits avec la France en juin 1940. Non seulement le général de Gaulle n'a aucune vision d'une évolution, mais au moment où il quitte Alger pour regagner Paris en 1944, il dit au commandement de la région d'Alger, le général Martin : « Evitez que l'Afrique du Nord ne nous glisse entre les doigts. » Il sent bien qu'il y a une attente de la part des Maghrébins vers d'autres statuts. Et quand se produit l'explosion du Sétifois, il n'y a aucun mot d'ordre de modération, on laisse le commandant du Constantinois, le général Duval, opérer avec la plus grande brutalité, je dirais sauvagerie. Il y a eu à la fois la répression terrienne, les bombardements sur Kherrata de la flotte française. C'est une tache indélébile sur mon pays. Je dis, comme Mohamed Harbi, que c'est le début de la guerre d'Algérie. Hocine Aït Ahmed me l'avait dit à plusieurs reprises : « Si on nous traite comme cela, il ne reste qu'à prendre les armes. » Le 8 mai 1945 a marqué une césure historique. Entre mai 1945 et août 1959, le général de Gaulle a été très négatif. Le général de Gaulle n'était-il pas conscient de cette césure ? Rien ne le donne à penser. Il a eu entre les mains des rapports, dans ses mémoires de guerre qu'il a rédigées dix ans plus tard, il y a un paragraphe assez bref sur cet épisode dans lequel il n'en marque pas du tout l'importance historique capitale. Quand le général Catroux quitte le RPF pour protester contre la politique coloniale de la France - il était beaucoup plus avancé sur ce sujet - le général de Gaulle ne semble pas en avoir tiré la leçon. Il admirait beaucoup Catroux, il considérait que c'était l'homme qui connaissait le mieux les questions « arabes », mais c'est un peu plus tard, d'abord à propos de la Tunisie et du Maroc, que le général de Gaulle commence à se rendre compte du caractère complètement suranné, pour employer un mot doux, des relations entre la France et les trois pays d'Afrique du Nord. Le général de Gaulle n'avait-il pas été surpris par le déclenchement de la guerre de libération de l'Algérie ? Comment avait-il réagi alors ? Le général de Gaulle, qui était en train d'écrire le deuxième tome de ses mémoires de guerre, a été complètement surpris, alors qu'on pouvait imaginer que les protestataires d'Afrique trouveraient dans l'affaire de Dien Bien Phu, où ils avaient perdu des hommes, motif à se dresser contre un système injuste. Le général de Gaulle avait été pris de court, comme beaucoup de gens jusqu'à certains dirigeants nationalistes algériens. Du 1er novembre 1954, j'avais été relativement informé, j'étais en Egypte à cette époque-là et je rencontrais des dirigeants de ce qui allait être annoncé comme le FLN quelque temps plus tard. Comment analysez-vous la reconnaissance par un représentant de l'Etat français qu'il y eut le 8 mai 1945 un massacre ? Cette déclaration, je n'ai pas à l'analyser, mais à l'applaudir. Il était important qu'un jour ou l'autre la France reconnût qu'elle a commis un crime collectif le 8 mai 1945 et les jours qui ont suivi dans le Nord Constantinois. On apprend enfin aux peuples pas seulement leurs victoires, mais aussi leurs crimes. C'est un petit progrès dans l'histoire de l'humanité, et il est bon que d'abord les Algériens reçoivent ces excuses profondes historiques, et que les Français soient un peu mieux informés sur les crimes qui ont été commis en leur nom dans ces journées de mai 1945. C'est une clarification historique qui aurait pu être plus solennelle, se situer à un autre niveau. Je trouve cela assez honorable, ce n'est pas assez, mais c'est un bon début. Le 23 février 2005, une loi contestée par de nombreux historiens et universitaires est votée par l'Assemblée nationale. Partagez-vous les réserves de ces universitaires qui demandent son abrogation ? Je trouve que le texte de ces universitaires que j'ai eu entre les mains (pétition conduite par les historiens Claude Liauzu, Gérard Noiriel, Gilbert Meynier, etc.) est un peu hargneux, mais sur le fond ils ont raison. Je ne vois pas pourquoi on donnerait des mots d'ordre aux historiens, aux enseignants des lycées et des universités pour savoir si la colonisation et ce qui a suivi, la guerre, ont comporté des aspects positifs. Je ne suis pas un anticolonialiste de doctrine, je considère que la colonisation est devenue globalement un crime collectif à partir d'une certaine époque. En tout cas, le 8 mai 1945, elle a jeté le masque. Ce qui dans cette loi a l'air de justifier les batailles de la guerre d'Algérie sous ses diverses formes, et même quelquefois les plus atroces, me paraît irrecevable. La loi me paraît superfétatoire. Qu'est-ce qui vous semble important dans le futur traité d'amitié franco-algérien ? Je pense que l'idée que les Algériens, au moins au niveau de l'Etat, considèrent que le passé est assaini et qu'on a surmonté les horreurs et les souffrances qu'ils ont vécues, veuillent en faire un élément de l'histoire, mais pas de construction de l'avenir. Celui-ci doit être fondé sur des intérêts et des espoirs communs. Les souffrances ont été vécues, il ne s'agit pas de les oublier, mais de les rappeler fermement. Ce qui me paraît fondamental dans tout cela, c'est de faire de la Méditerranée un lac de paix, nous sommes, l'Algérie et la France, les pays qui, à travers la Méditerranée, ont un langage commun, beaucoup de références communes. Le couple algéro-français est à l'avant-garde de cette Méditerranée à construire et qui est un lieu de civilisation incomparable. Pour montrer qu'il n'y a pas de contradiction de civilisation, pour simplifier, entre le monde arabo-musulman et le monde chrétien, l'exemple est là, à condition de savoir comment traiter le passé, sans rien laisser dans l'ombre, en sachant ce que l'on pardonne, ce que l'on ne pardonne pas, ce qui est positif et ce qui est négatif. Toute clarté faite, les deux pays, avec plus de mérite de la part de l'Algérie que de la part de la France, décident qu'ils sont prêts à construire ensemble cette unité méditerranéenne qui est par rapport à l'unité européenne quasiment aussi importante. De faire de la Méditerranée une jonction, plutôt qu'une frontière, c'est peut-être plus important que d'avoir réuni dans un même ensemble des Espagnols et des Tchèques. J'attache personnellement énormément d'importance au fait que la relation Algérie-France, à partir de ce traité, n'est plus vue comme conflictuelle, mais comme un élément de construction commune.