Que souhaitent en définitive les administrés ? Sans prétendre être représentatif des nombreuses opinions divergentes, il va sans dire que les administrés eux-mêmes ne sont pas mieux placés pour imaginer les solutions à leurs problèmes. Leurs leitmotiv peuvent s'organiser autour des points suivants : – information : connaître ses droits, savoir où il faut aller, utiliser les voies de recours, lorsqu'elles existent et fonctionnent sérieusement ; – simplification : ne pas avoir tant de papiers à remplir, ne pas aller de bureau en bureau, ne pas perdre son temps en d'interminables attentes pour un résultat nul ou être in fine «liquidé» en une seconde par des bureaucrates conçus comme de simples instruments mécaniques de l'application des règles sous contrôle de la règle ; – accélération : dossiers qui ne traînent plus, procédures souples, protection contre les mauvaises surprises administratives. Avoir en face de soi des responsables, ne pas se heurter au mur anonyme de règlements, pouvoir rencontrer quelqu'un qui décide, qui interprète sans «esprit carré». Cela peut se résumer en deux ordres de demandes : – que la machine fonctionne mieux, plus clairement, plus simplement, plus rapidement et que les fonctionnaires connaissent l'art et la manière de l'utiliser. – Que l'on ait accès à des responsables de la machine qui fassent que celle-ci soit autre chose qu'une applicatrice de règlements, aveugle et anonyme, qu'elle puisse se centrer sur le problème à résoudre, sur le cas individuel à traiter, au lieu de chercher les sources et les motifs de rejet. La bureaucratie a si mauvaise presse que son nom est devenu péjoratif par lui-même. La nommer, c'est la dénoncer. Par expérience vécue intra-muros, l'administration «industrielle» fonctionne aussi au même rythme de lenteur, sur les mêmes bases bureaucratiques, avec les mêmes iniquités de traitement différencié que l'administration publique, avec cependant pour cette dernière, des moyens dérisoires et dans des conditions de travail autrement aux antipodes des règles ergonomiques. A l'état actuel des choses, il n'y pas de véritable repérage des responsabilités. Dans un système bureaucratique, les compétences sont réparties de façon si enchevêtrée qu'on ne sait plus qui prend vraiment la décision. Une telle incertitude crée un brouillard épais, où les vraies responsabilités s'estompent jusqu'à devenir invisibles. Une responsabilité invisible devient très vite une irresponsabilité, c'est-à-dire un pouvoir qui ne rend de compte à personne, parce que personne ne sait où le situer. Mieux répartir les compétences, c'est éclairer ceux qui les exercent, comme ceux qui ont intérêt à ce qu'elles soient bien exercées. L'élévation du niveau culturel, le «ras-le-bol», diront certains, de la population exigent que soient exercées sur le terrain, près des citoyens et sous leur contrôle, le plus grand nombre de responsabilités au niveau le plus bas de la hiérarchie administrative, au moins à l'échelle de la commune, par exemple. Cela, dans le but de modifier l'attitude passive et revendicative à l'égard de l'Etat, si répandue parmi les citoyens. Le bureaucrate et le notable Le bureaucrate de l'administration n'a plus besoin de se laisser guider par de grandes ambitions. Une telle disposition mentale peut à la limite porter préjudice à son avancement. Les seules ambitions profitables sont des ambitions étriquées, les seules loyautés avantageuses sont des loyautés monnayables, les seules solidarités bénéfiques sont des solidarités de clans. Sa compétence personnelle et sa capacité professionnelle, censées toutes deux le placer au-dessus de la mêlée n'ont plus de sens pour exister. Il faut maintenant faire montre d'allégeance aux notabilités locales. La différence entre notable et bureaucrate est beaucoup moins forte qu'il n'y paraît. Le bureaucrate est par beaucoup de côtés un notable local, quant au notable, il est souvent meilleur expert en bureaucratie que son confrère bureaucrate. Entre bureaucrate et notable se développe une complicité basée sur le partage d'une expérience commune d'intérêts complémentaires et de normes identiques, complicité suffisamment forte pour résister à l'épreuve des divergences de rôles et d'intérêts. Il en résulte un jeu bureaucratique fermé sinon secret, auquel il est extrêmement difficile d'accéder. Cette caractéristique est si bien ancrée dans la psychologie du bureaucrates qu'elle semble consubstantielle à son jeu. Par suite, la population, elle, est cantonnée dans la passivité et dans l'apathie, elle est incapable de dire son mot dans la gestion des affaires qui la concernent, sauf pour faire valoir ses intérêts particuliers et de façon irresponsable. Voulant tout contrôler, la bureaucratie a tout paralysé. Le secret de ce despotisme bureaucratique réside dans la fonctionnarisation de toutes les activités y compris économiques, où tout le monde ou presque est transformé en fonctionnaires majoritairement sous-payés et minoritairement irresponsables. Par-delà l'extraordinaire désarroi que cette fonctionnarisation généralisée entraîne au plan des valeurs, la population n'est pas simplement démobilisée, elle est au sens fort des mots déréglée, démoralisée. La machine bureaucratique, tel un rouleau compresseur, s'est emparée de tout et de tous, corps et biens. Plus personne n'a prise sur son destin, chacun perd le sentiment de son utilité individuelle et sociale. Les hommes ne s'appartiennent plus, ils ont perdu la conscience de leur appartenance collective. A chaque mission nouvelle que les pouvoirs publics sont amenés à assumer, à chaque pas nouveau qu'ils effectuent vers une «socialisation» progressive de la société, malheureusement, la puissance tentaculaire de la bureaucratie déclenche le «plan de veille» de résistance au changement. Des bureaucrates anonymes sont de plus en plus nombreux à exercer, hors de tout contrôle réel, un pouvoir discrétionnaire. Chacun dénonce le manque d'efficacité et le faible rendement de l'action administrative. Le citoyen est envahi d'un sentiment diffus de frustration. Il continue à se comporter envers le fonctionnaire comme un enfant craintif devant des parents terribles. Tous les mécontentements d'origine locale se polarisent sur l'Etat. La bureaucratie poussée jusqu'au bout constitue un danger certain pour la cohésion d'ensemble, et fournit un aliment et alibi puissant dont se nourrissent les «intégrismes» qui bénéficient de l'irritation provoquée dans le public par les empiètements (centralisation) de la bureaucratie d'en haut, relayée par les petits chefs de la bureaucratie d'en bas, encore plus aveugle aux doléances de ses usagers, s'offrant dans la plupart des cas la «sécurité» en leur prestant les «risques». D'une certaine manière, les racines du clientélisme plongent loin dans notre passé. C'est la totalité du corps social qui s'en trouve pervertie. Les capacités d'initiative des citoyens se sont émoussées, la mentalité d'assisté parmi de larges franges de la population encouragée. Tout cela exige aujourd'hui un effort de dépassement qui ne peut pas être ponctuel. Le clientélisme est comparable à une maladie contagieuse. A des degrés divers, directement ou indirectement, nous sommes tous affectés. Tout le monde est coupable, mais tout le monde aussi est victime. D'une manière ou d'une autre, tout le monde en profite, mais tout le monde aussi plus ou moins confusément cherche à s'en affranchir. Il y a parmi nous ce que l'on pourrait appeler des foyers de «résistance»… à la bureaucratie qui ont su préserver les vertus du labeur et de la responsabilité, des hommes et des femmes, dans tous les groupes, dans toutes les régions, dans tous les secteurs, qui ont su continuer à travailler dur et qui, à travers leurs efforts, créent des biens et produisent des richesses. Ces milieux ne représentent encore qu'une réalité souterraine, minoritaire mais cette réalité existe, et elle peut se développer. Les changements à introduire lui fourniront de nouveaux horizons de déploiement. C'est cela le levier sur lequel il faut appuyer, c'est cela la force qu'il faut rassembler, concentrer et instituer en idéal de référence. Les défis à relever aujourd'hui ne concernent pas que l'Etat, ils concernent en priorité la société civile (il est bien dit société civile et non société servile). Nul ne sait de quoi demain sera fait. Une chose est cependant sûre, il n'y a pas de raccourci magique. Si les Algériens veulent garantir les chances d'un avenir prospère, s'ils aspirent plus globalement à mieux adhérer à l'humanité qu'ils portent en eux, ils doivent retrousser leurs manches et se mettre au travail. Dans leur grande majorité, les «élus» et les fonctionnaires doutent fortement de la capacité des citoyens à se gouverner eux-mêmes. A leurs yeux, ceux-ci sont incapables de s'arranger entre eux, et il faut que quelqu'un de l'extérieur leur dicte la solution, les gouverne. Avouons que sur ce chapitre, ils n'ont pas tout à fait tort. Suivant une logique implacable, nous voyons se développer sous nos yeux cette bureaucratie, qui à côté d'une utilité indéniable, engendre une escalade de contraintes et de frustrations. Nous avons parfois l'impression qu'avec les meilleures intentions, nous nous ruinons pour construire une sorte d'enfer d'anonymat et de contraintes. Les dysfonctionnements bureaucratiques engendrent pour une partie probablement croissante des citoyens un sentiment d'impuissance. Ils favorisent le développement d'attitudes à dominante agressive, qui, si elles ne se traduisent pas en actes aboutissent à l'accumulation d'une violence intériorisée.