Flash-back : Skikda, lundi 19 janvier 2004. A 18h40, un puissant flash lézarde le ciel de la ville. Le temps de lever les yeux au ciel et déjà le bruit sourd d'une déflagration étourdit toute la ville. Une fumée noirâtre s'élève dans le ciel glacial. Le silence se fait pesant. Insoutenable, puis un carrousel morbide : des cortèges d'ambulances et de véhicules arpentent l'entrée de l'hôpital de Skikda. Un interminable enchaînement de véhicules. L'information est vite confirmée : l'usine du GNL a explosé. Il n'y aurait aucun survivant, disent certains. D'autres se dirigent vers l'hôpital. A l'entrée, l'horreur est déjà là. Des civières ensanglantées gisent partout. Des travailleurs crient de douleur. Des parents accourus aux nouvelles pleurent ; d'autres ne pouvant supporter l'horreur de ce qu'ils voient s'évanouissent. La panique est générale. Le personnel hospitalier s'efforce de prendre les choses en main, fait le maximum, mais les sirènes des ambulances continuent de résonner. 20h et déjà des dizaines de blessés. On annonce six morts. Puis dix... Et le cauchemar continue. Dehors, il fait très froid. Des centaines de citoyens sont rassemblés et attendent. « On veut donner du sang, il faut les sauver. Il faut les sauver tous. » D'autres offrent des couvertures, des médicaments... Un incroyable élan de solidarité que les lieux ne pouvaient contenir. Le lendemain matin, le bilan macabre du cauchemar est là : 27 morts et 73 blessés. Le complexe est quasiment détruit, seules deux unités de production sur les six qui formaient le GL1K ont été épargnées. Skikda est en deuil. Tout le pays est en deuil. Skikda, 16 janvier 2005, une année plus tard. Il est midi. Au complexe du GL1K, on joue au football sous un doux soleil. Une banderole accrochée à l'entrée du terrain de jeu du complexe mentionne « Tournoi à la mémoire des disparus de la catastrophe du 19 janvier 2004 ». On n'a pas oublié ses collègues, ses amis... Mais la vie continue. Tout comme ce complexe qui renaît. Aux alentours, le ronronnement habituel des installations de l'unité 5 témoigne d'une vie. A quelques centaines de mètres des lieux, les trois unités, plutôt ce qu'il en reste, s'élèvent encore. Elles gardent presque intacte la vision apocalyptique qu'elles offraient au lendemain du sinistre. Un témoignage. En les regardant une année après, on comprend l'immensité du sinistre. Tout autour de ces trois mastodontes calcinés, le silence est perceptible. Il emplit les lieux d'images qu'on ne saurait deviner ni esquisser de ces hommes qui, quelques instants seulement avant le désastre, étaient là à vaquer à leur habituelle besogne. On ne saurait encore imaginer l'horreur, les cris, la peur... Des survivants racontent qu'ils avaient vu leurs camarades mourir. D'autres refont le scénario nocturne de la catastrophe. Des survivants qui depuis tentent de cohabiter avec la douleur. Péniblement. Car ici tout le monde se connaît et tout le monde garde encore l'image de ceux qui sont partis. On les évoque encore à travers un comportement, un réflexe, une anecdote. Ici, tout le monde sait que les victimes sont toujours là, vivantes encore dans tous les esprits. Un peu plus loin, le match de football vient de se terminer. L'ambiance est légère. Des travailleurs arpentent le chemin d'un réfectoire aménagé. D'autres s'emploient énergiquement à peaufiner la salle devant accueillir les invités du complexe pour commémorer l'événement. « Que Dieu nous aide à rendre un grand hommage aux victimes. Il faut que cette journée soit à la mesure de notre douleur et de celle de leur famille », tenait à mentionner un employé du complexe. A l'entrée de l'auditorium devant abriter l'événement, ça sent le propre. Dehors, le ronronnement habituel des installations fonctionnelles se fait entendre. « Nous avons remis l'unité GPL en production quelques semaines seulement après l'explosion. C'est celle-là. Elle alimente tout l'est du pays », témoigne un employé non sans fierté. Les unités 5 et 6 aussi ont été remises en production en moins de cinq mois. Mais qu'en pensent-ils aujourd'hui ces 1050 travailleurs du complexe, dont plus de 80% travaillaient au pôle 01 concerné directement par l'explosion ? Ceux qui évoquent des difficultés coutumières propres à toutes les unités industrielles et ceux qui remercient le Ciel d'avoir survécu à un tel cauchemar se rejoignent tous sur une réalité. Un consensus en quelque sorte : « Ce qui a changé depuis le 19 janvier 2004 ? Il y a bien sûr la perte cruelle de nos camarades et le fait d'être aujourd'hui encore plus vigilants. Nous ne voudrions plus que ça se reproduise. Jamais. » Ce qui a aussi changé au complexe du GL1K, c'est le déménagement enregistré au niveau de certains départements. Le souffle de l'explosion avait emporté avec lui plusieurs bâtisses. Aujourd'hui, et en attendant la reconstruction des infrastructures ordonnée par le vice-président de Sonatrach, on cohabite comme on peut. « L'essentiel, c'est que le complexe fonctionne », dira le secrétaire général de la section syndicale du GL1K. L'essentiel aussi, à ses yeux, c'est que « le complexe n'a enregistré aucun licenciement de ses travailleurs permanents. C'est là notre grande fierté, car imaginons qu'un complexe qui perde le tiers de ses capacités de production continue à garder l'ensemble de son personnel et lui garantit les mêmes avantages qu'il avait auparavant. C'est une preuve que nous avons vécu cette épreuve dans la solidarité et nous en sommes fiers ». Pour préserver les emplois et aussi les fructifier, les syndicalistes racontent : « Les trois unités touchées par l'explosion employaient 450 travailleurs qui, du jour au lendemain, s'étaient retrouvés sans poste. Il fallait agir et nous avons convenu avec la direction pour un système de renforcement des deux unités qui continuaient à produire. Nous avons également mis au point un grand programme de formation pour le corps technique. » Et les victimes, leurs familles et ces dizaines de blessés ? Comment vivent donc ces parents, ces veuves et ces enfants que le destin a - et à jamais - profondément blessés ? Certains disent survivre ; d'autres tentent de réapprendre à vivre. « On ne peut remplacer les défunts », témoigne une des veuves, qui ajoute : « Mon défunt mari a laissé deux enfants. Le cadet n'avait que six mois quand il nous a quittés. J'essaye de surmonter cette épreuve en me rendant utile pour les autres familles des victimes. » Et cette aide dont parlaient les responsables au lendemain du sinistre ? « Honnêtement, ils ont été à la hauteur en tenant plusieurs de leurs promesses, mais ils tardent à satisfaire d'autres doléances. » Sujet délicat, car imprégné de beaucoup de sous-entendus que plusieurs parents des victimes évitent d'évoquer. Par pudeur d'abord, par dignité surtout. D'autres refusent carrément d'évoquer le sujet. « On ne voudrait pas donner l'impression de marchander le sang de nos enfants. » Et certains demandent même que cesse l'étalage public de cette aide, même si c'est un droit légitime. « Rien ne vaut la vie d'un homme. » L'association des victimes de la catastrophe du 19 janvier 2004 a tenu courtoisement à s'abstenir de toute déclaration. Ses membres se contenteront de dire : « Nous nous apprêtons à commémorer le premier anniversaire de la perte de nos enfants. On aura largement le temps de parler des autres considérations en d'autres circonstances. Aujourd'hui, nous préférons nous réserver exclusivement à la cérémonie de recueillement à la mémoire des victimes. »