Après Vincent Monteil, Jaques Berque et Germaine Tillion, un autre ami des peuples d'Afrique du Nord s'en est allé, le 4 mars dernier. Après une longue maladie, Bruno Etienne a quitté à l'âge de 71 ans le monde des polémiques, laissant à l'expectative la scène du débat en faveur d'un rapprochement entre les peuples des deux rives de la Méditerranée. Traitant l'histoire sur des bases d'héritage de cultures humaines, très ouvert sur l'Orient, et notamment le Maghreb, ennemi juré des manipulateurs de l'Histoire, des légitimistes des cours et des laudateurs des princes, il conserve la ligne d'un homme se battant pour une Histoire neutre et le ton et la rigueur d'un acharné œuvrant à la réconciliation de la France avec ses musulmans. Il mena sa vie d'intellectuel au centre du débat public, criant haut et fort son amour des peuples et portant au cœur le dialogue des cultures, loin des digues raciales que le colonialisme et le racisme ont bâties depuis des lustres. Né le 6 novembre 1937 à La Tronche (France), Bruno Etienne entama sa carrière d'universitaire à la faculté de droit d'Aix-en-Provence. Après sa thèse de troisième cycle, il commence son périple en Afrique pour, d'abord, apprendre l'arabe à l'Institut des langues de Tunis. Il soutient par la suite à Aix-en-Provence, juste après l'indépendance de l'Algérie, une thèse socio-juridique sur « Les Européens et l'indépendance de l'Algérie ». En 1965, il rejoint la faculté centrale d'Alger pour y enseigner le droit. En 1980, il devient au CNRS directeur de recherche sur le monde arabe, tout en étant professeur à l'Institut des sciences politiques d'Aix-en-Provence. En 1985, il fonde l'Observatoire du Fait religieux qu'il dirigera jusqu'en 2006. Il forme des vagues de spécialistes des sociétés musulmanes, de jeunes Français, Européens (notamment Italiens) et de Maghrébins. Il fut en quelque sorte le fondateur d'une école qui rivalise avec l'école dite algérianiste, formée d'anciens Français d'Algérie. Pionnier de la recherche sur l'Islam politique, il s'intéresse de près aux doctrines et mouvements qui l'animent et prévoit la montée fondamentaliste, par sa publication de L'Islam radical (Ed. Hachette. Paris, 1987). Cet intérêt pour l'Islam politique le conduit à se pencher sur les immigrés maghrébins en France, ce qui donnera lieu à la publication en 1989 de La France et l'Islam chez le même éditeur. Il combattra sans relâche le cliché d'un Islam intrus, arriéré et hostile à la civilisation et à la modernité, en montrant sa perpétuité dans l'Histoire de France, ses richesses et sa contribution à la sauvegarde de la nationalité française. Lors de la première guerre du Golfe, il s'affiche contre la participation de la France à la coalition dite des alliés et lutte énergiquement contre l'islamophobie qui, après le 11 septembre, dégénérera en Occident à travers la presse sioniste et xénophobe qui trouva sa besogne facilitée pour une plus ample propagande anti-arabe. Il arrivera à convaincre les politiques de la nécessité de créer le Conseil français du culte musulman, défendant sa conception de l'Islam de France. Par ailleurs, Bruno Etienne n'était pas tendre avec les régimes arabes qu'il dénoncera avec virulence les accusant de faire durer l'ignorance, le mépris de leurs peuples et de favoriser la montée de l'intégrisme. Fasciné par l'Emir Abdelkader, il vint plusieurs fois en pèlerinage, se recueillir sur sa tombe, ainsi qu'à Mascara, en méditant sur le livre Al- Mawaqif (Les Haltes). En quête spirituelle et suivant sa voie, il consacra à l'Emir Abdelkader, une biographie monumentale. En hommage à son humanisme, sa rigueur et sa vigueur de combattant pour une Histoire neutre et constructive des peuples, je propose de lire l'article qu'il intitula Lois mémorielles et abus de mémoires (Actes Sud, n°3, 2006, disponible sur www.cairn.info) où il compara mon regard croisé sur l'histoire algéro-espagnole au travail exclusif de Jacques Berque. Par sa contribution, il vaut vraiment son pesant de vérité humaine.