Et ce n'est pas un déni ou une injustice, car Bertillon 166 est un livre formidable, un chef-d'œuvre de savoir-faire subtil dans lequel José Soler Puig renouvelle le registre de la fresque grandiose sans tomber dans l'exaltation du réalisme. Bertillon 166 a été, dès sa parution en 1960, un choc littéraire, car dans une perspective qui était presque celle de l'histoire immédiate, il retraçait la férocité des années Batista, lorsque Cuba était mise en coupe réglée par un régime mafieux qui était le sous-traitant de la pègre américaine. C'est l'extrême violence de l'histoire de son pays que décrit l'auteur. Son roman se situe à Santiago, ville où José Soler Puig est né en 1916, alors que la révolte enfle dans les rangs des étudiants et des travailleurs. C'est une quasi-approche anthropométrique que celle du romancier qui dessine à traits précis l'empreinte de la révolution en train de naître. José Soler Puig était totalement immergé dans ce peuple opprimé. Interrompant très tôt ses études, il avait bourlingué à travers Cuba en acceptant tous les travaux qui se présentaient pour survivre. Il avait été journalier, vendeur ambulant, coupeur de canne à sucre et peintre. Mais sa vraie vocation, depuis l'adolescence, était dans l'écriture. José Soler Puig ne voulait plus rester à Santiago, car l'existence y était devenue très pénible pour lui. Et il était déjà habité par ce besoin de s'accomplir qu'il pensait réaliser dans le travail. Ce ne sera, pendant de longues années, qu'un travail aléatoire qui accentuera sa précarité. Son périple à travers Cuba, il se fixera même pour un temps à Guantanamo, lui ouvrira les yeux sur les terribles réalités de son peuple. La Havane, il n'y pensait pas, car elle n'était pas faite pour lui alors. C'était la vitrine derrière laquelle le régime policier de Batista affichait toutes ses turpitudes. José Puig Soler écrivait déjà, mais ses textes ne pouvaient en aucun cas être âgés. Ce n'est d'ailleurs qu'après le triomphe de la révolution que ses écrits, dont L'enseignant, seront enfin publiés. Ce cheminement si peu académique désigne José Soler Puig comme un auteur atypique, car il n'est pas inclus dans les cercles littéraires de La Havane. Il n'en fait pas moins sensation, lorsque Bertillon 166 rencontre ses lecteurs. Le roman révèle l'exceptionnelle maîtrise par José Soler Puig de l'art du récit qu'il porte à sa quintessence. Le romancier excelle dans la traduction de l'enchaînement des faits d'histoire dans une ville de Santiago qui est le microcosme du Cuba pré-révolutionnaire. Il a su restituer le temps historique de la tension et le lecteur est saisi par la précision implacable de la dramaturgie de son récit. José Soler Puig dépeint cette étouffante tension sociale annonciatrice des plus grands bouleversements. Bertillon 166 est en fait une œuvre totalement impliquée dans le contexte révolutionnaire, mais pour autant, ce n'est en aucun cas un manifeste idéologique. C'est un texte inspiré, plein de sève humaniste, mais aussi et surtout un roman d'une réelle modernité, car il est marqué par des référents qui renvoient toujours à la marche du monde. A commencer par le titre du roman même qui s'articule autour du nom de Bertillon l'inventeur français de l'anthropométrie et il est facile d'imaginer l'usage exclusivement répressif que pouvait faire de méthodes scientifiques le régime policier de Fulgencio Batista. Le succès Bertillon 166, régulièrement réédité et traduit dans des dizaines de langues, ne s'est jamais démenti depuis sa première parution. c'est un roman de la transition, car dès son apparition sur la scène littéraire cubaine et jusqu'à sa mort en 1997, il avait su incarner une synthèse entre la génération qui l'avait précédé, dont Alejo Carpentier était l'éminent représentant et celle dont il avait vu l'apparition et qui met au premier plan des auteurs, tels que Cecilia Valdes ou Guillermo Cabrera Infante. La question qui peut se poser à l'égard de José Soler Puig a souvent été celle de savoir s'il n'avait pas été institutionnalisé en écrivain officiel et patenté. De toute évidence, il était quelqu'un que son succès éditorial avait érigé en auteur classique, non seulement à Cuba mais aussi à travers le monde. Cela n'a rien à voir avec la propagande, mais avec le goût littéraire. Les romans de José Soler Puig ont été intéressants, car ils constituent des études d'une société en rupture. L'écrivain, dont on sait qu'il est sorti des rangs des humbles et des laissés-pour-compte, était porté par un idéal dont il rendait sans doute compte à ses lecteurs. Il était profondément Cubain et à ce titre bien placé pour comprendre les enjeux de politique et de société dans son pays. Il était donc un auteur dont la voix était écoutée. José Soler Puig, beaucoup plus âgé qu'eux, n'avait pas eu le même parcours que les écrivains protestataires qui avaient grandi dans le désenchantement post-révolutionnaire. Il s'était orienté vers la réappropriation des mythes et leur mise en action dans des récits fortement chargés de symboles comme Un monde de choses (Un mundo de cosas) ou El pan dormido. Passionné de théâtre – pour lequel il a également beaucoup écrit -, de cinéma et de radio, José Soler Puig était par- dessus tout un amoureux éperdu de La Havane bien qu'il ne s'y était fixé que tardivement. Il en aimait les couleurs, cette atmosphère de raffinement et de dureté à la fois qui en faisait une ville unique, un musée à ciel ouvert. C'était pour lui un contraste puissant par rapport aux autres villes cubaines où il avait vécu et travaillé. A la fin de sa vie, José Soler Puig avait écrit des contes imprégnés de ce substrat mythique propre sans doute à Cuba. Couronné par de nombreuses distinctions littéraires, José Soler Puig ne retrouvera jamais vraiment le souffle qui habitait Bertillon 166 qui aurait largement assis une notoriété internationale parfaitement justifiée. Un roman sans lequel aucune bibliothèque ne serait vraiment pleine.