« C'est en l'an de grâce 1938 et le 6 janvier que je vois le jour, alors que le monde est à la porte de la Seconde Guerre mondiale qui va le mettre à feu et à sang. » Premières lignes des mémoires que El Hachemi Guerouabi n'a jamais pu terminer. L'écriture est lisible, les mots bien choisis. Il y a aussi des ratures comme dans toutes les ébauches de textes. El Hachemi écrit en arabe et en français. En 2001, le maître avait entamé l'écriture de ses mémoires en les éloignant des regards, y compris de ceux de sa propre épouse, Chahira. Il avait choisi un titre Le Néant. Titre curieux pour un homme qui avait eu une vie pleine. Dans Le Jasmin, les roses et le néant, paru aux éditions Casbah, Chahira Guerouabi et Catherine Rossi ont continué l'œuvre de l'artiste disparu. « Tu voulais écrire la vérité, celle qui a guidé ta vie, sans ombre parce que tu ne connaissais que la lumière. Dire dans le souci de transmettre ton art, afin qu'il ne s'oublie pas. Ecrire, tout en gardant secret, ce qu'avec toi tu voulais emporter... », écrit-elle dans l'avant-propos. Elle a fait appel à ses souvenirs et à des témoignages pour narrer l'histoire d'un homme. « Elle m'a dit, j'ai écouté puis raconté », appuie Catherine Rossi qui avoue avoir bu les chansons de Guerouabi comme l'extrême élixir, « celui qui, à tout jamais, endort les peines ». El Hachemi a souffert dès son jeune âge de la disparition de ses parents. La grand-mère paternelle et une tante élèvent l'enfant avec ses sœurs, Akila et Fatma-Zohra. « Ma grand-mère, un ange faite personne », écrit l'artiste dans ses carnets. A l'école L'Olivier de Belcourt, à Alger, l'enfant fait sa scolarité. Il fréquente également l'école coranique. « L'expression du futur chanteur, cette parfaite diction qu'on lui reconnaîtra plus tard viennent de cet apprentissage », notent les auteures. El Hachemi fait des petits travaux comme la peinture. Il peint et chante : « Sa voix claire et veloutée qui venait à moi par les fenêtres du salon », se souvient une dame française assise dans le jardin de sa maison. Le jeune homme chante Kifach hilti de El Nedrûmi : « C'est par le regard que l'œil évalue ; c'est auprès du cœur de l'aimé qu'un cœur cherche refuge. » Il adore passer du temps dans les échoppes où l'on fabrique des instruments de musique, comme celle du luthier Mohamed Nifer. Mandole en bandoulière, il traîne dans les rues. Il chante encore devant le coiffeur qui tenait une boutique à côté de la crémerie de son oncle Ahmed Saliguane. « Il s'est imposé dans le quartier, avant de se distinguer ailleurs. Il a toujours tenu à apprendre, à respecter la discipline qu'il s'impose. Si Guerouabi fut parfois sévère avec les autres, il le fut d'abord envers lui même », notent les auteures. Ses passages dans les radios-crochets à la plage Padovani le font découvrir. Abdelghani Belkaïd, violoniste d'El Hadj El Anka, l'aide à faire ses premiers pas dans le monde du chaâbi. El Hachemi est fan de El Hadj M'rizek, considéré à l'époque comme rival de El Hadj M'hamed El Anka. A 15 ans, il passe en première partie d'un concert de Abderrahmane Aziz, à la demande de Mahieddine Bachtarzi, directeur de l'Opéra d'Alger. Bachtarzi le fait jouer dans deux pièces théâtrales, dont Haroun Errachid qu'il interprète avec Habib Réda et Keltoum. Il signe un contrat avec l'Opéra d'Alger en 1955 et fait des tournées avec Mohamed Touri, Sid Ali Fernandel, Ali Abdoun et Fadéla Dziria. « J'apprends les rudiments du métier, tels que la diction, l'intonation et le jeu sur scène, la rigueur et le respect du public », écrit El Hachemi dans ses notes. En 1959, il enregistre, sous le label Teppaz, son premier disque, Belqak itsegem saâdi, composée par Abdelghani Belkaïd. Son look de latin lover suscite des jalousies et bouscule le milieu traditionnel du chaâbi. El Hachemi ne porte pas de djellaba et de fez rouge ! Boudjemaâ el Ankis et Amar Zahi en font de même. Ensemble, ils marchent sur le chemin de la gloire. Quand le mandole se tait... Au café Malakoff, El Hachemi retrouve ses admirateurs et perfectionne son art. Un art populaire. Ses amis Saïd Touati et Mustapha Skandrani le soutiennent dans sa quête de perfection. Le jeune artiste veut convaincre les plus grands : « Il a passé des nuits à s'exercer, et là il se sent prêt. Il maîtrise ce double jeu : jouer et chanter, chanter et jouer. » Au fil du temps, El Hachemi Guerouabi compose et recompose son orchestre : Debbah Ali, Naguib Sid Ahmed, Moh Akli, Dahmane El Harrachi, Youcef Hassani, Omar Melloud, Omar Tafiani, Sid Ali Boucheraba, Khaled Sofiane, Salim Bradaï et Sid Ali Metidji. El Barrah, écrite par Mahboub Bati dans un restaurant de la Madrague (El Djamila), fait fureur en 1969 et est chantée par El Hachemi au premier Festival Panafricain d'Alger. Pour le deuxième Panaf' de juillet prochain, il sera absent ! Les auteures font parler des femmes : « Aucune d'entre nous ne voulait d'autre chanteur qu'El Hachemi Guerouabi pour notre nuit de noces, il nous fallait sa voix, sa présence... » Et puis, elles-mêmes cèdent à la tentation. « Une voix suffit-elle à les aimer toutes ? Lui seul avait la réponse et c'est le plus secret de ses secrets. C'est le plus cher des nôtres, nous qui l'avons aimé... », confient-elles. El Hachemi, c'est aussi l'USMA, « l'équipe dont il se dit follement amoureux ». C'est le miel qu'il prend avec les concerts. C'est El harraz, « la chanson dans laquelle il joue la comédie autant qu'il chante ». C'est la recherche de poèmes pour enrichir son diwan (il est même parti au Maroc pour cela). C'est l'autonomie par rapport aux chioukh. « Je ne suis pas ankiste », disait-il souvent. C'est le refus de faire de la politique. La violence qui a traversé l'Algérie dans les années 1990 l'a beaucoup peiné. « Il chantait l'essentiel. Son travail sur le chaâbi fut réellement fédérateur pour le pays, à chaque étape de ses cinquante dernières années d'histoire. A chaque fois que le mandole se tait, le pays souffre. Plus la voix s'élève à nouveau et l'Algérie revit », relèvent Chahira Guerouabi et Catherine Rossi. Les auteures ont choisi les chansons les plus connues pour les titres des chapitres : Le thé et le café devant le juge, Hier, j'avais vingt ans, El Bahdja, Sagesse ne perdure, Le voleur de mariées (Khattaf el arayesse). « Voix suave, griffée d'une touche aigue, du “ha”, souffle inspiré de son prénom, soupir qui ponctue les phrases musicales », reconnaît Catherine Rossi tombée sous le charme de l'art hachemaoui. Khalida Toumi n'en est pas loin : « Il y a tant d'accords entre El Bahdja et El Hadj El Hachemi Guerouabi qu'il semble que l'une a confié à l'autre le soin de prolonger continûment la façon de dire qu'elle a choisi pour se dépeindre », écrit-elle dans la préface du livre. Livre riche en photos tirées de l'album de famille : El Hachemi, bébé dans les mains de sa mère Zoubida, adolescent dans les années 1950, jouant de la guitare à la plage dans les années 1960, au stade de Bologhine en 1969, dans un dîner de fête en 1977, dans des concerts privés avec ses amis Mustapha Kasdarli, Debbah Ali (Alilou) et Mahiedine, à la Mecque en 1991, chez lui, rue Frédérick Lemaître à Paris, dans un récital à la cathédrale Queen Elizabeth à Londres en 2004, dans une soirée à Alger en 2005, devant son salon de thé Radia et Nassima à Paris, assis avec sa fille Radia... « Alors que diront les roses ? » « Qu'il suffit d'un soir, d'une nuit pour qu'elles périssent », dernières lignes d'un ouvrage agréable à lire.