Rachid Bellil, 61 ans, est le meilleur spécialiste algérien de l'ahellil, chants et danses du Gourara au Sud-Ouest algérien. Il est, depuis 1995, détenteur d'un doctorat sur « Traditions orales, mémoire collective et rapport au passé chez les Zénètes du Gourara ». Il a écrit plusieurs ouvrages sur l'oasis du Gourara (Timimoun), ses récits et ses contes. Les Oasis du Gourara, le temps des saints (paru en 1999 à Paris) est un ouvrage de référence. Rachid Bellil est chercheur au Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH). Rencontré à Tamanrasset, en marge d'une conférence sur la protection du patrimoine immatériel des Touareg, il revient dans cet entretien sur le danger qui guette l'ahellil et le zénète. La tradition de l'ahellil semble connaître des changements au fil du temps. Qu'en est-il ? Les changements, c'est dans le long terme. Au début du siècle dernier, il y avait une certaine création poétique. Les événements de la vie quotidienne étaient interprétés par des gens. Des gens comme tout le monde créaient des vers qu'ils ajoutaient aux poèmes déjà existants. Les femmes se sont particulièrement spécialisées dans ce domaine. On a, par exemple, ajouté des poèmes évoquant l'arrivée des Français dans la région. Cette création a cessé d'exister depuis une quarantaine d'années. Le corpus de l'ahellil n'est plus alimenté. Pis, les anciens poèmes sont en train de disparaître. Dans l'ahellil, il y a deux thèmes principaux : le religieux et le profane. C'est le religieux qui a tendance à se pérenniser. On a tendance à oublier tout ce qui est lié à la vie quotidienne. Il y a un problème de langue puisque tout ce qui est profane est en zénète, le dialecte du Gourara. Et une bonne partie de ce qui est religieux est en arabe. Cela se comprend. Si on demande à des jeunes d'expliquer certains poèmes de l'ahellil écrits en zénète, ils ne pourront pas le faire. Pas uniquement la signification des mots mais également la métaphore des textes. Les accompagnateurs du soliste dans les groupes ahellil sont censés lui répondre. Mais quand ils n'ont pas le sens des poèmes, ils se taisent. Aussi, le soliste ne déclame plus ces poèmes, et donc, ils disparaissent. Le zénète (tazenatit) est-il une langue en danger ? Ceux qui parlent le zénète ne sont pas nombreux. Ils sont à peu près 50 000. Avec l'arabisation à l'école, les moins de 30 ans ne parlent plus ce dialecte. Il y a un problème de transmission dans les centres urbains comme Timimoun et Ouled Saïd. Mais dans les ksour et dans l'erg, les gens sont entre eux, la langue se maintient. Il y a plusieurs moyens de sauvegarder la langue comme l'école. Le temps de mettre en place le système d'enseignement approprié, cela risque de durer. Il faut une revalorisation de la langue. Je ne crois pas que ce soit le cas actuellement. Les conditions de vie ont changé. Les Zénètes ne vivent plus entre eux. Les jeunes se déplacent vers le Nord pour chercher du travail. L'agriculture a presque disparu dans les ksour du Gourara. Alors comment sauvegarder l'ahellil ? Lorsque nous avons proposé le dossier de l'ahellil à l'Unesco, nous avons imaginé un projet de sauvegarde à plusieurs volets. Il y a d'abord la recherche. Cette recherche avait déjà été entamée dans les années 1970 avec les travaux de Mouloud Mammeri. Il faut la poursuivre, ainsi que la collecte, l'enregistrement, l'explication, la traduction. Tout cela doit être stocké quelque part. Cela concerne les poèmes mais aussi les musiques. C'est le travail des éthno-musicologues. Malheureusement, l'Algérie manque de ce genre de spécialistes. Le deuxième volet a trait à la dynamisation et à l'aide aux groupes qui pratiquent encore l'ahellil. L'ahellil ne se pratique actuellement que dans les grandes occasions, les fêtes religieuses, les ziarates et les mariages. Les gens travaillent le jour et ne peuvent passer la nuit à chanter l'ahellil. C'est un mode de vie collectif. Il a besoin de la communauté pour se reproduire. Ce n'est pas un genre individuel. Il faut créer les conditions de ces regroupements en dehors des fêtes religieuses et des mariages. Mais, il y a déjà un festival de l'ahellil... Le Festival a déjà eu sa première édition. Nous avons pensé créer « un comité » de sauvegarde de l'ahellil avec des locaux, des personnes d'un certain âge et d'une certaine sagesse. Pourquoi ce comité ? Pour établir le lien entre notre approche et la vision de ceux qui pratiquent l'ahellil. Pour cela, il faut passer par des intermédiaires, des connaisseurs qui maîtrisent les codes culturels. Malheureusement, on a affecté cette tâche à l'administration au niveau de la direction de la culture de la wilaya d'Adrar. Alors que l'ahellil n'est pas pratiqué à Adrar mais dans les ksour du Gourara, pas dans le Touat. Il s'agit de méthodes bureaucratiques donc ? Voilà. C'est une approche par le biais de l'administration. L'administration est certes incontournable, mais le travail doit se faire avec les premiers concernés, pas d'une manière isolée. Le troisième volet du projet évoqué plus haut est l'enseignement. Au niveau des CEM, des enseignants sont d'accord pour assurer les cours d'apprentissage de l'ahellil. Cela doit se faire évidemment avec l'accord du ministère de l'Education. L'accord de principe, nous l'avons eu. Il y a actuellement un travail d'approche. Dans un premier temps, nous allons travailler avec trois ou quatre CEM, ensuite l'action sera étendue. Les enseignants apprendrons la poésie, et pour les chants et danses, nous allons solliciter les détenteurs de savoir, les chanteurs...On veut mettre les élèves dans l'ambiance de l'ahellil. C'est une action de valorisation. Le fait que l'ahellil entre dans le système éducatif souligne l'importance de ce patrimoine. C'est un travail en direction des jeunes générations. Si on revalorisait l'ahellil auprès des jeunes, ce n'est pas dans une perspective traditionaliste, c'est pour les amener à renouer avec leur poésie en usant d'instruments modernes pour redynamiser l'ahellil de l'intérieur. Il faut qu'il ait une relève. Les jeunes créateurs doivent parler de leurs problèmes dans leur langue, le zénète, pour redynamiser l'ahellil. L'ahellil n'est plus pratiqué d'une manière mixte. Quelles en sont les raisons ? C'est un gros problème. L'ahellil a deux formes : debout et assis. L'ahellil debout est joué dans l'espace public à l'air libre. Assis, l'ahellil tagarabt, est pratiqué dans les maisons, un espace privé. La tendance actuelle fait que l'ahellil public n'est pratiqué que par les hommes et l'ahellil privé que par les femmes accompagnées d'un instrumentiste. Il peut y avoir mixité mais uniquement dans l'ahellil joué dans les maisons. Il y a eu des comportements lors des spectacles publics qui ont obligé les femmes à se retirer. Quand cela se faisait entre les membres de la communauté, il n'y avait aucun problème. Mais à partir du moment où il y a eu brassage de populations, avec des personnes qui viennent du Nord pour le service militaire ou pour le travail, les spectateurs ne sont pas forcément respectueux des règles. Au bout d'un certain nombre d'années, les locaux ont décidé d'empêcher les femmes de se produire en public. Il y a un impact sociologique. C'est malheureux de le dire.