En l'espace de quelques générations, la forêt algérienne a été profondément marquée par les défrichements, la guerre, les incendies et le surpâturage. Des forêts jadis denses et riches ont progressivement disparu ou laissé place à des peuplements clairsemés, des maquis ou des garrigues. Aujourd'hui, notre patrimoine forestier est constitué, dans le meilleur des cas, de 65% de massifs dégradés. Le cycle d'évolution régressive en cours est dû essentiellement aux incendies et au pacage anarchique, parfois les deux. Ce cycle est généralisé mais s'exerce cependant avec plus d'effets, vu leur abandon et leur fragilité, sur les forêts déjà ruinées avec pour corollaire leur disparition pure et simple à terme et ce que cela signifie comme perte irrémédiable de sol utile et d'ambiance forestière de reconstitution difficile sinon impossible. Des massifs de thuya, de chênes verts, de genévriers ont ainsi disparu ou tendent à l'être. De vastes étendues de maquis à base de lentisques, de filaires, de chênes kermès, d'arbousiers s'éclaircissent et jouent de moins en moins leur rôle de protection des sols et de régulation du régime hydrique. Les incendies et surtout le pacage incontrôlé — qui tasse le sol, asphyxie les racines et annihile toute régénération — réduisent jour après jour leurs chances de maintien. Malgré le risque d'extinction qui pèse sur eux, ces massifs dégradés ne suscitent pas l'intérêt et l'attention qui devraient leur être portés. Ils ont trop longtemps été et continuent à être considérés comme de simples zones de parcours non réglementées, des no man's land ne pouvant postuler à aucune fonction et n'exigeant aucune intervention mis à part leur reboisement dans la limite des moyens. Il est pourtant évident que ces forêts ruinées sont le flanc vulnérable par lequel notre patrimoine perd du terrain et ouvre la voie à la désertification du nord du pays. Les superficies concernées sont immenses, se chiffrant en millions d'hectares, et les actions classiques de reboisement, coûteuses s'il en est, n'arriveront jamais à remplacer la couverture forestière progressivement ruinée ou perdue par ailleurs. En effet, depuis l'indépendance, d'énormes efforts financiers ont été consentis en direction du secteur. Plus d'un million deux cent mille hectares ont été reboisés, entre autres. Pourtant, le recul et la dépréciation de la couverture forestière continuent inexorablement. Nous sommes dans la situation où les efforts consacrés d'un côté sont annihilés de l'autre, mais à plus large échelle, à la mesure de l'importance des étendues forestières concernées et du niveau de pression qui s'y exerce. La proportion qu'occupe en Algérie la couverture forestière est à l'heure actuelle déjà bien insuffisante pour que nous acceptions le risque de la voir encore se réduire dans les décades à venir. Favoriser la protection et la préservation Toutes ces données sont connues et sont même devenues des poncifs. Mais que faut-il faire alors ? Comment faut-il agir pour qu'un jour la forêt algérienne cesse de reculer, qu'elle ait une chance de recoloniser dans toute sa vigueur les territoires qui lui reviennent et de jouer pleinement son rôle dans l'équilibre physique du pays, par la régulation du cycle de l'eau, la protection des sols, la sécurité des infrastructures, l'adoucissement du climat et l'esthétique des paysages ? Le seul reboisement arrivera-t-il et à quel prix, à soutenir le rythme des déperditions en surface et en consistance du couvert végétal ? Le défi semble insurmontable, sauf si nous prenons en considération, et délivrons la formidable capacité de la nature à se reconstruire. Il est possible de mobiliser cette force à la condition que tous nos efforts s'orientent et se concentrent le temps qu'il faut sur une politique axée essentiellement sur la protection et la préservation. Pour un même niveau d'investissement, nous serons amenés sans doute à reboiser moins, mais mieux, et nous nous donnerons alors en contrepartie les moyens de s'attaquer avec plus de détermination et d'efficacité aux facteurs de régression que sont l'incendie et le surpâturage. Alliée à la vitalité de la nature, cette démarche privilégiant la sauvegarde sera la plus rentable à long terme du point de vue de la lutte contre l'érosion. Les reboisements seront plus orientés vers la création de forêts de production à forte potentialité (bois de qualité, espèces et provenances sélectionnées, zones fertiles, sylviculture intensive). La réduction réelle et à large échelle des pressions négatives permettra une reprise de la régénération et une remontée biologique qui viendra enrichir les sols et les aérer, ainsi sera permise l'amorce d'un cycle d'évolution progressive qui verra les cortèges floristiques, les strates arbustives et/ou arborées se renforcer et reconquérir leur espace naturel initial. Là où les conditions sont les plus favorables, des forêts se réinstalleront. Ailleurs, une couverture végétale pérenne même basse mais conséquente sera à même de se maintenir et d'assurer la protection des sols. Ce cycle est bien sûr lent et long et nécessite que nous nous y investissions durablement, mais il représente objectivement la seule alternative envisageable pour que les vastes espaces qu'occupent actuellement les massifs dégradés laissent place à la forêt des générations à venir. Renforcer la préservation de nos forêts, tel est le préalable incontournable qui rendra possible la gestion des forêts encore en bon état et la prise en charge des forêts ruinées. Ces dernières pourront alors faire l'objet, comme décrit plus loin, d'un aménagement que l'on appellera écologique qui visera à les rééquilibrer biologiquement et à orienter leur mise en valeur. Le surpâturage Il est vrai que le problème de l'élevage en forêt est délicat et difficile car lié à une demande sociale pressante et des habitudes acquises depuis fort longtemps. Mais il est tout aussi vrai et inacceptable pour le moins, qu'une telle activité économique — car l'élevage en est bien une — continue à s'exercer de cette manière au grand détriment d'un bien public sensible et stratégique. Le coût des répercussions actuelles et à venir qui en découlent est sans commune mesure avec les profits, quels qu'ils soient, tirés de cette spéculation. Actuellement, la seule application de la loi reste une solution inadaptée et incomplète, inconfortable et pour l'éleveur qui ne dispose pas d'alternative, et pour le forestier qui, dans la pratique, ne détient pas les moyens de protéger le patrimoine dont il a la charge (niveau de pression élevé, inexistence de règlement pastoral, faiblesse des moyens d'organisation et de contrôle…) On peut aussi avancer qu'une telle situation empêche même l'émergence de solutions véritables au développement de l'élevage. Pour toutes ces raisons, il est grand temps de mener une réflexion conséquente sur la gestion de cet élevage en forêt. Le problème avéré du surpâturage qui exprime une inadéquation entre une demande et une offre, ne peut être abordé sérieusement que si nous commençons par en identifier et quantifier les termes. Localiser, décrire et estimer les pertes qui lui sont dues, connaître le bétail riverain, les couloirs migratoires, les étapes, l'importance des séjours, localiser et chiffrer la possibilité en forêt, la possibilité étant la quantité d'animaux que peut nourrir un pâturage de contenance donnée sous la condition de bien se conserver. L'inventaire national agricole qui sera initié prochainement pourrait être une source d'information profitable si les enquêtes menées dans le chapitre de l'élevage intégraient l'aspect dont nous traitons ici. De toutes les manières, une étude solide consacrée à cette problématique est nécessaire et permettra de passer du niveau du constat à celui de l'information pour une quête de solutions. Elle permettra aussi de communiquer, sensibiliser et faire admettre aux décideurs et aux différents intervenants les points de vue évidents suivants : d'une part, l'équilibre précaire que constitue le maintien d'une forte charge de bétail aux dépens de la forêt est en contradiction avec la notion de développement durable. C'est une hérésie écologique et économique qui ne profite à terme ni à l'élevage, ni aux réserves hydriques du pays, ni à l'agriculture en aval. D'autre part, les vrais leviers du développement pastoral se trouvent ailleurs qu'en forêt, cette dernière ne pouvant y participer qu'aux conditions de sa pérennité. Une meilleure connaissance du problème nous mènera, en collaboration avec tous les intervenants potentiels (services des forêts, communes, services agricoles, service vétérinaires, chambre d'agriculture) à mettre au point un programme ayant pour objectif l'organisation de l'élevage dans tous ses aspects (réglementation, organisation, identification des éleveurs et des troupeaux, taxations, amélioration des parcours, développement de la production fourragère, développement des sous-produits de l'élevage, amélioration des races, suivi sanitaire…). Cette démarche pourrait trouver des points d'ancrage dans la politique d'agriculture de montagne actuellement initiée, à travers le développement de l'arboriculture fourragère entre autres. D'aucuns sonts conscients que nous sommes en présence d'un problème complexe qui ne trouvera peut être pas toute sa solution dans ses aspects seulement techniques et qu'il faut y intégrer les transformations des relations sociales de production. Il reste néanmoins évident que ce problème, dont la solution nécessitera sans doute du temps et des moyens, doit impérativement être abordé dès aujourd'hui et étudié avec réalisme et prudence tout en sachant que de par le monde, des régions montagneuses dénudées, ravagées par le surpâturage et la torrentialité ont, grâce à un effort patient d'organisation, été apaisées, ont vu leur couverture végétale se reformer et l'activité d'élevage se développer et devenir plus riche (exemple des Alpes françaises). Il faut encore souligner qu'en comparaison avec l'exemple cité, où existent des forêts privées et communales, la situation dans notre cas est simplifiée pour cet aspect du fait que, sauf cas très rares, l'état est le propriétaire unique des forêts. Les incendies Le problème a été étudié dans tous ses aspects et les solutions techniques les plus appropriées sont connues. Le projet pilote de lutte active contre l'incendie conçu et mis en pratique à Annaba en 1973 en est l'expression accomplie. Mais sa généralisation, en en respectant toutes les conditions en moyens humains et matériels reste à concrétiser. En matière de lutte active, tout doit concourir à réduire au minimum le temps écoulé entre l'alerte et la première intervention (cartographie bien renseignée, bonne couverture des points de surveillance, moyens de communication adéquats, brigades mobiles et points d'eau disponibles…). La prévention et la lutte passive doivent mobiliser tous les moyens connus et d'autres moins usités tels que l'installation de stations météorologiques d'alerte en forêt en collaboration avec l'Office national de la météorologie. L'objet ici n'est pas de détailler les techniques de lutte mais de souligner la nécessité d'un investissement accru dans ce domaine sans lequel la gestion des forêts restera toujours aléatoire. Aménagement écologique des maquis et forêts dégradés Parallèlement à la gestion classique des forêts bienvenantes dont l'aménagement sera alors possible vu l'allégement des pressions d'incendies et de parcours, les maquis et forêts dégradés feront l'objet d'une approche spécifique et seront soumis à un aménagement dit « écologique » relativement peu contraignant en moyens. Ce dernier peut se résumer dans les principaux axes suivants : cartographie et parcellisation systématique description des formations végétales installation d'un minimum d'infrastructures de circulation et de surveillance protection accrue contre les incendies organisation et, le cas échéant, amélioration des parcours travaux d'aide à la régénération et au développement des espèces forestières principales ou secondaires. Cette approche décrite ici à grands traits devra bien sûr faire l'objet, comme pour tout aménagement, d'une instruction détaillée traitant tous les cas de figure, tirant son inspiration d'exemples de reconstitution de massifs dégradés tentés en Algérie ou dans d'autres pays méditerranéens (sud de la France par exemple). Conclusion Aujourd'hui où l'état de sécheresse que nous vivons nous fait regretter chaque goutte d'eau qui ne s'est pas infiltrée dans le sol pour alimenter nos sources et chaque particule de terre arrachée qui va combler nos barrages, il est urgent de concentrer tous nos moyens sur la préservation de tout notre couvert forestier, maquis compris. En effet, que représentent les produits d'un élevage mené anarchiquement et que pèsent les moyens dont manque la lutte contre les incendies devant le danger réel de dessèchement et de déstabilisation du pays et les pertes incalculables qui en découlent pour les réserves hydriques, l'agriculture et la sécurité des infrastructures. Nous devons en conclusion mettre en avant et faire admettre certaines postulats soutenus par des arguments scientifiques et économiques irréfutables et qui peuvent être énoncés comme suit : 1 – vu leur importance relative en superficie, les massifs dégradés renferment de facto le devenir de la forêt algérienne ; 2 – le cycle de régression mu essentiellement par les incendies et le pacage incontrôlé entraîne leur destruction et leur disparition à terme et doit être coûte que coûte arrêté sinon freiné ; 3- cet objectif doit constituer l'axe principal et le plus rentable à long terme d'une nouvelle politique forestière, car s'il est bien de reconstituer les forêts, il est meilleur à tous égards d'empêcher leur destruction ; 4 – le reboisement stricto sensu, en plus d'être onéreux, bien que nécessaire dans certains cas, ne peut être le moyen majeur de reconstitution des millions d'hectares de forêts ruinées. Par contre, il peut être un facteur de développement économique non négligeable s'il est orienté vers la création de boisements de production à forte potentialité ; 5 – dès lors que les facteurs négatifs seraient éliminés, ou du moins réduits, la vitalité de la nature, aidée le cas échéant par l'homme fera que le cycle de régression peut laisser place à un cycle progressif de reconstitution des massifs pour peu que le niveau de dégradation ne soit pas en phase finale. De là l'importance du facteur temps et l'urgence d'agir sans plus attendre. 6- les leviers du développement pastoral ne se situent nullement en forêt et le parcours anarchique, facteur de destruction ne profitera finalement ni à l'élevage, ni aux réserves hydriques, ni à l'agriculture qui en dépend ; 7 – la gestion écologique des forêts ruinées doit être envisagée et développée. Elle sera basée sur la reconstitution naturelle de la végétation, aidée le cas échéant par des interventions sylvicoles. La gestion des parcours et la protection contre l'incendie seront les préalables conditionnant cette approche. La prise en charge d'une telle gestion plus dense et plus en adéquation avec les réalités du terrain nécessite de l'administration des forêts de développer de nouvelles capacités organisationnelles et de raffermir sa maîtrise des sciences et des techniques, conditions sine qua non à l'ouverture vers l'innovation et l'efficacité.