Pourquoi avoir choisi le thème de la répression contre les derniers musulmans d'Andalousie ? Le thème de l'Andalousie, quoique de manière subreptice, est déjà présent dans mes précédents livres. Un personnage des Amants désunis parle, par exemple, d'une complainte Andalouse (Assafi ala diar el andalouss) très célèbre au Maghreb, qui chante la nostalgie des temps supposés heureux de cette période où la civilisation musulmane connut son apogée en termes d'art, de sciences et de tolérance. Une de mes nouvelles dans Le poumon étoilé est même intitulée L'Andalousie ! C'est dire que ce sujet a longtemps et obstinément trotté dans ma tête, sans que j'ai le courage cependant de m'y lancer à corps perdu. Et puis, un jour – parce que la vie est courte…– je me suis persuadé qu'il était temps pour moi de l'affronter. Je me suis alors lancé dans l'aventure, visitant l'Andalousie, avalant des dizaines d'ouvrages, hésitant pendant des mois sur l'angle d'attaque du roman. Quand, finalement, le cœur serré, je suis arrivé en 1492, au moment où l'épopée musulmane prend fin avec la capitulation de Boabdil à Grenade, je me suis interrogé, presque distraitement la première fois : mais qu'arrive-t-il ensuite aux vaincus ? Et là, à ma grande surprise, je me suis heurté à une espèce de sécheresse générale de la documentation et de la littérature. L'histoire des derniers musulmans d'Andalousie semble très mal connue, autant par les musulmans que les chrétiens, n'est-ce pas ? Les vainqueurs et, de manière paradoxale, les vaincus également, semblent tomber d'accord, dès cette époque, pour enfouir dans le silence le terrible siècle de persécution, religieuse d'abord, raciale ensuite, qui suivra la défaite de Grenade. Les mémoires populaires des deux côtés de la Méditerranée refuseront de s'emparer du thème, pourtant apocalyptique, de l'immense déportation qui clora en 1610 le calvaire des morisques. J'ai eu l'intuition que je tenais là un aspect pertinent, permettant de comprendre comment une civilisation qui avait été, à un moment donné, probablement l'une des plus brillantes de l'histoire de l'humanité, avait pu disparaître aussi facilement d'un pays où elle avait prospéré pendant huit siècles. J'ai commencé à creuser la question et j'ai découvert, à force de lectures, cet aspect totalement méconnu de la tragédie (il n'y a pas de mot plus juste !) des morisques. Malgré la promesse faite par les rois catholiques à Boabdil, au moment de sa capitulation, de respecter les us et coutumes des musulmans défaits, les brimades allaient très vite prendre une grande ampleur. Les déplacements des populations musulmanes (de Grenade en particulier), les conversions forcées, parfois en aspergeant des foules entières de musulmans au moyen de balais plongés dans des seaux d'eau bénite, furent accompagnées par les interdictions les plus vexatoires, comme celle du renforcement en 1566 de l'interdiction déjà en vigueur d'écrire ou de parler la langue arabe, même dans son propre foyer et qui prévoyait trente jours d'enchaînement en prison à la première infraction, deux fois plus à la seconde et cent coups de fouet et quatre années à ramer sur les galères royales en cas de troisième récidive. Mais ils ont tout de même résisté… Oui, la résistance des morisques à leur acculturation demeurera très forte et même s'ils étaient devenus officiellement des chrétiens, la plupart continueront à pratiquer en secret leur foi d'origine, malgré la délation omniprésente et les bûchers fort actifs de l'inquisition. De nombreux soulèvements, culminant dans la révolte des Alpujarras au milieu du 16e siècle, écrasée dans un abominable bain de sang, allaient encore plus accroître le sentiment de désespoir des morisques, amplifié, si cela était encore possible, par les lois de la limpieza de sangre (pureté du sang) prévoyant que la plupart des emplois étaient subordonnés à la présentation d'un document notarié prouvant l'absence sur quatre générations d'ascendants musulmans ou juifs. Cette obsession de la «pureté» qui s'était emparée de l'Espagne catholique connaîtra son terme ultime avec l'ordre édicté en 1609 par le roi Philippe III, de déporter tous les morisques, hommes, femmes et enfants, et ce, quel que soit leur degré de foi chrétienne, simulée ou réelle. Qu'est-ce qui permet de dire qu'il s'agissait de la première grande déportation dans l'histoire du monde ? J'ai moi-même été surpris par l'ampleur et le caractère méthodique de l'organisation de cette opération du déplacement de tout un peuple. Tous les spécialistes qui ont étudié la question sont frappés par l'énormité de l'événement, «à la limite des moyens dont pouvait disposer un Etat d'ancien régime». Des vaisseaux de guerre en nombre incalculable ainsi que des navires marchands affluant de tous les ports d'Europe furent utilisés pour mener à bien l'expulsion manu militari, dans des conditions effroyables, d'un pan entier de la nation espagnole, coupable seulement d'avoir professé dans le passé une foi différente de la foi officielle. Jamais auparavant dans l'histoire, un tel déplacement de population n'avait été préparé et exécuté avec autant de soin, mettant en jeu froidement et sans la moindre once d'humanité, toute la puissance militaire et civile d'un Etat. Beaucoup de morisques périront pendant la mise en œuvre de cette déportation. Le personnage de Maria est très particulier : blasée, perverse et sournoise, elle est à la limite odieuse. Pourtant, elle suscite autant de pitié que de sympathie. Comment avez-vous élaboré ce personnage ? Je voulais un personnage qui rende compte de toute la complexité de l'époque. Même si elle est morisque, Maria vit d'abord une enfance chrétienne. Comme la plupart des enfants morisques, ce n'est qu'à la puberté qu'elle apprendra, sous le sceau du secret, qu'elle est musulmane. Commence pour elle une vie de dissimulation et d'épreuves qui la verront capturée et vendue comme esclave, violentée, enfuie, mariée à un morisque bafoué qui finira par la dénoncer à l'inquisition. Maria, dans une sorte de folie désespérée, se révolte contre son époque. Elle paiera cher cette révolte impuissante contre la «pureté» religieuse, raciale et sociale. Parce que son monde est fondamentalement injuste, il lui arrivera d'être injuste, même avec ceux qui l'aiment. Elle est, à certains moments, odieuse comme vous le soulignez. Et pourtant, elle est une victime, la victime absolue, elle qui ne demandait qu'une toute petite chose : quelques miettes de bonheur… Ce personnage était-il si important pour mieux comprendre les morisques ? Je le pense. Un roman n'est pas là pour illustrer une thèse, mais pour rendre compte d'une expérience humaine avec toutes les ambiguïtés, les défaillances, les imperfections, mais aussi la grandeur de l'être humain. Maria est tout cela à la fois : mesquine et sublime, pécheresse absolue et miracle de sacrifice, quand elle pense par exemple à l'avenir de son fils. C'est parce qu'à la fin, le lecteur éprouve de la compassion pour cette Maria, qu'il gardera peut-être dans son esprit l'idée que les morisques n'étaient pas une entité historique abstraite, mais un peuple composé d'individus qui, tous, avaient eu une vie aussi importante à leurs yeux que la sienne. Malgré l'abîme du temps qui le sépare d'eux, des frères en humanité en somme. Comment vous est venue l'idée des fantômes ? Vous auriez tout aussi bien pu construire le roman avec des vivants jusqu'au bout… Le personnage de Maria est inspiré d'une morisque qui a réellement existé. Je dédie d'ailleurs mon livre à cette femme, torturée puis brûlée par l'Inquisition. Je ne supportais pas l'idée que Maria meure aussi définitivement que cette femme. Je lui ai alors donné un petit sursis en la faisant renaître comme fantôme, mais en traitant cette partie-là de mon livre de la manière la plus réaliste possible. Le lecteur jugera à la lecture s'il est convaincu par mon procédé… Entre le réel et l'irréel, il n'y a qu'un pas. Quelle est la part de vérité contenue dans Ô Maria ? Malheureusement, beaucoup trop grande ! Tout ce qui concerne les persécutions contre les musulmans, les humiliations, les tortures, les guerres, la cruelle déportation des morisques n'est, hélas, que trop vrai. Quel sentiment avez-vous éprouvé, une fois le roman terminé ? Du soulagement d'abord, de la tristesse ensuite de voir que, sans m'en rendre compte, j'avais composé un roman «contemporain», tant le fanatisme des uns et des autres, l'inextinguible soif de pureté, le choc et la guerre des civilisations que je traitais dans mon livre semblent brûlants d'actualité. Et puis, l'amertume très profonde de ressentir encore plus fortement le contraste entre ce qu'avait été le monde musulman à l'apogée de son intelligence et l'espèce d'immense geôle qu'il est devenu maintenant pour la majorité de ses citoyens… Vous devez certainement être sur le prochain livre, ou tout au moins avoir une idée précise de son thème. Je crois que je vais travailler sur une période moins lointaine. Je passe ces trois prochaines années au Canada où j'espère, malgré le froid (!), mener à terme mon nouveau roman. Je suis dans la phase la plus délicate du travail de romancier : celle où il décide de se jeter à l'eau (de l'écriture…), tout en étant habité par la crainte perpétuelle de s'être trompé de sujet ! Je croise donc les doigts pendant que j'écris…