Apr�s Le poumon �toil�, l��crivain alg�rien, install� en France, Anouar Benmalek, revient. Il revient et avec force. Avec son tout dernier roman, intitul� � Maria, l�auteur rouvre une blessure rest�e, et pour longtemps, une tache noire dans la m�moire des musulmans, notamment ceux d�Andalousie. Il s�agit de la Reconquista, ou, en termes plus clairs, la d�portation des musulmans d�Espagne vers la France, l�Italie, le Maghreb et la Turquie. L�estimation des d�port�s varie entre 500 000 et 1 000 000 de personnes. Beaucoup d�entre eux �taient somm�s de se convertir au christianisme. Ceci est le cas du personnage principal du roman de Benmalek, qui a �t� contraint de se �d�faire� de son pr�nom, A�cha, et de le changer par celui de Maria. N�anmoins, �la majeure partie de ces musulmans convertis � surnomm�s p�jorativement morisques � continueront malgr� tout � pratiquer clandestinement leur foi d�origine au prix de multiples dangers dont le plus terrible �tait de tomber aux mains des tortionnaires de l�Inquisition et finir br�l�s vifs dans un grand feu offert au roi et � la populace�, souligne l��crivain dans l�entretien qu�il a eu l�amabilit� de nous accorder. Le Soir d�Alg�rie: Votre dernier roman traite de la d�portation des morisques, pourquoi votre choix s�est-il port� sur cette p�riode tragique de l�histoire de la civilisation musulmane ? Anouar Benmalek : Dans le c�ur de tout habitant de ce vaste ensemble qu�on appelle le monde arabe, le th�me de l�Andalousie occupe une place particuli�re, presque consolatrice. Cette p�riode lumineuse, id�alis�e souvent, fantasm�e parfois, de l�histoire de la p�ninsule ib�rique rappelle aux citoyens de ces nations qui vont de la mer Rouge � l�Atlantique qu�ils ne sont pas condamn�s � subir �ternellement le statut d�indignit� et d�humiliation qui est le leur actuellement. Relisant les pages d�histoire de ces huit si�cles de pr�sence musulmane en Espagne, ces hommes et ces femmes, partout �cras�s � l�int�rieur et � l�ext�rieur de leurs multiples patries, s�aper�oivent que leurs pr�d�cesseurs avaient pu, eux aussi, � l�instar des citoyens des grandes civilisations, apporter dans le pass�, et de quelle mani�re, leur contribution aux progr�s des arts et des sciences : l�Icare arabe, Ibn Firas, fut le premier, par exemple, � exp�rimenter pr�s de Cordoue une machine volante. Le pass� andalou sert ici d�espoir pour le futur, n�est-ce pas ? Bien s�r. Je savais donc, en tant qu��crivain, qu�� un moment ou un autre de ma vie j�allais aborder ce sujet. Je me suis donc mis � lire des dizaines d�ouvrages sur le sujet, �bloui par cette �poque o� les musulmans �taient au c�ur du monde gr�ce au dynamisme de leurs institutions politiques et religieuses et de leur capacit� incroyable � confinant au g�nie, si on compare avec le reste du monde qui leur �tait alors contemporain � � faire coexister ensemble des gens de diff�rentes croyances pour le bien de leur communaut�. Puis un jour, je me suis demand� qu�est-il arriv� � ces musulmans apr�s la chute de Grenade en 1492, date qui signe la fin de l�Andalousie musulmane ? Et l�, l��pop�e se change en trag�die. Malgr� la promesse des rois catholiques, les musulmans vont bient�t �tre oblig�s de se convertir par la force. Et, pendant un si�cle, par la gr�ce de l�Inquisition, les b�chers vont se succ�der aux b�chers, les humiliations aux massacres de la guerre des Alpujarras, les mesures vexatoires, comme l�interdiction de la langue arabe ou des v�tements traditionnels vont accompagner les autodaf�s de centaines de milliers de livres, tant saints que profanes, ainsi que les destructions de mosqu�es. La majeure partie de ces musulmans convertis � surnomm�s p�jorativement morisques � continueront malgr� tout � pratiquer clandestinement leur foi d�origine au prix de multiples dangers dont le plus terrible �tait de tomber aux mains des tortionnaires de l�Inquisition et finir br�l�s vifs dans un grand feu offert au roi et � la populace. Cette trag�die atteindra son apog�e vers 1609, quand la couronne espagnole d�cidera de d�porter, essentiellement par voie de mer, l�ensemble des descendants des musulmans dans des conditions �pouvantables. Un nombre non n�gligeable sera purement et simplement jet� par-dessus bord, � tel point que les p�cheurs marseillais refuseront longtemps de consommer les sardines trop grasses, qu�ils surnomm�rent des grenadines, les soup�onnant d�avoir consomm� trop de chair de morisques de Grenade ! Le contexte de votre livre est, en effet, terrible. Vous l�avez d�crit dans toute sa cruaut�. Pourquoi ? J�ai eu l�impression de l�existence d�un �norme trou de m�moire des deux c�t�s de la M�diterran�e. Un peuple tout entier avait �t� d�port� de la mani�re la plus horrible et la m�moire populaire de part et d�autre ne semble en avoir gard� aucune trace. Pourquoi ? Voil� la question � laquelle je me suis attach� � trouver un d�but de r�ponse pendant les cinq cents pages de � Maria. Je d�cris le contexte et les abominations de l�Inquisition, ses multiples attaques contre les croyances et les coutumes de ceux qui, un temps, avaient �t� les ma�tres de l�Espagne. J�ai lu attentivement les documents des multiples proc�s men�s par l�Inquisition contre les musulmans et sa volont� impitoyable d�effacer � jamais toute trace de religion musulmane du c�ur des morisques. Je rapporte des d�tails �pouvantables dans mon livre, je n��pargne pas le lecteur parce que je pense qu�il est adulte. Ces musulmans du XVIe si�cle, oblig�s d�avoir deux identit�s antagonistes, une publique et une clandestine, avaient �t� d�un courage exemplaire, m�me dans leur d�sespoir. La d�raison qui semble s�emparer de certains d�entre eux est le reflet exact de cette �poque de barbarie sans borne. Maria est l�image de cette folie d�sesp�r�e, elle dont le vrai nom � dissimul� celui-ci � est A�cha car, comme le lui explique sa tante : �De toutes ses forces, ta m�re d�sirait ton bien sans se r�soudre pour autant � trahir sa foi. Quel nom secret pouvait-elle opposer dans son c�ur � celui de la femme pr�f�r�e des Nazar�ens, sinon celui de la femme pr�f�r�e de notre bienaim� Proph�te ! Maria, c�est ton bouclier public ; mais A�cha, c�est ton �me pour l��ternit� !� Pour vous, A�cha est le vrai nom de Maria, celui qui d�finit l�h�ritage musulman que sa m�re veut lui l�guer. A�cha la morisque porte donc un masque pour continuer d��tre musulmane ? En quelque sorte, mais ce masque est tr�s fragile. En fin de compte, elle sera arr�t�e par l�Inquisition et finira sur le b�cher. Je dois dire que je me suis inspir� de l�histoire d�une morisque qui a r�ellement exist�, et � laquelle j�ai d�ailleurs d�di� le livre. Votre ouvrage est un devoir de m�moire ? Vous ouvrez les cicatrices du pass� pour mieux expliquer notre pr�sent ? Je pense que l�histoire des morisques m�rite d��tre connue parce qu�elle nous montre � quelle extr�mit� le fanatisme peut conduire les �tres humains. En �dictant ces �lois du sang�, qui obligeaient le postulant � un emploi � produire un document notari� prouvant, en particulier, qu�il n�avait aucun parent musulman parmi ses ascendants et en mettant en �uvre la premi�re d�portation de cette ampleur dans l�histoire europ�enne, l�Espagne, par fanatisme, s�est volontairement priv�e d�une partie importante de sa population au nom d�une puret� religieuse qui se r�v�lera d�ailleurs d�sastreuse pour elle. �crivez-vous en suivant les directives de vos �motions ou pr�f�rez-vous �crire en vous basant sur un travail de recherche purement historique, � la fa�on d�Amin Malouf ? Soit dit en passant, j�admire beaucoup L�on l�Africain d�Amin Malouf. Quant � moi, j��cris en g�n�ral en me basant � la fois sur une recherche historique approfondie et sur l�id�e simple que les �tres humains, � travers les si�cles, demeurent fondamentalement les m�mes, surtout en ce qui concerne les �motions de base : l�amour, la haine, la peur, la compassion� Que pensez-vous de l'id�e du dialogue et/ou du choc des civilisations ? L�id�e qui sous-tend le slogan du choc des civilisations est que celles-ci doivent obligatoirement s�affronter � mort jusqu�� la victoire de la plus puissante. Cette id�e naus�abonde est infiniment dangereuse ; elle consid�re l�humanit� comme un ensemble de tribus dont la seule destin�e serait une perp�tuelle confrontation haineuse qui se conclurait t�t ou tard par une guerre plan�taire. Le chemin pour �viter cette fin apocalyptique est bien entendu sem� d�emb�ches et chacun doit donner du sien pour qu�� la place du choc, il y ait le dialogue des civilisations. En fin de compte, nous ne sommes qu�une seule esp�ce, l�Homo sapiens, condamn�e � vivre sur une minuscule et banale plan�te d�un non moins banal syst�me solaire perdu dans un grandiose univers. Le ma�tre mot du dialogue salvateur pour notre esp�ce devra �tre, quelles que soient les circonstances, tol�rance, tol�rance, tol�rance� Quels sont vos projets ? Je passe cette ann�e et les deux suivantes � Toronto, � l�invitation d�une universit� canadienne. C�est exactement le temps qu�il me faut pour �crire un nouveau roman ! Interview r�alis�e par Yanis Younsi