La maladie de Bouteflika semble avoir changé profondément l'homme ; les quelques semaines qu'il a passées au Val-de-Grâce l'ont complètement transformé. Elles représentent un tournant décisif dans la manière avec laquelle le Président conçoit et assume sa charge de chef de l'Etat. On peut avancer, sans grand risque de se tromper, qu'il y a, désormais, «l'avant» et «l'après-Val-de-Grâce». Entre les deux, une rupture nette, claire, brutale aux multiples dimensions, (mystique, politique, existentielle), avec la logique, les motivations qui ont présidé et accompagné sa trajectoire politique. «L'avant-Val-de-Grâce» d'abord. Bouteflika a toujours été un redoutable homme de pouvoir doté d'une intuition politique presque infaillible. Boumediène lui-même en a fait les frais, qui n'est jamais arrivé à le prendre en défaut malgré ses multiples tentatives. Mu par une logique de pouvoir à laquelle il a été confronté durant toute sa vie, il développera une sorte de «science intuitive» qui tétanisera ses adversaires, les uns après les autres : logique de conquête du pouvoir en 1962 — à l'âge de 25 ans —, avec Boumediène, logique de conservation du pouvoir de 1962 à 1980, logique de reconquête du pouvoir de 1980 jusqu'à son arrivée au sommet du pouvoir en 1999 ; et depuis, de nouveau, logique de conservation et de consolidation de son pouvoir. Si au début de son premier mandat, il pouvait passer pour un «quart de président», il ne tardera pas à devenir, à la fin de celui-ci, un président à part entière, et même plus après sa réélection triomphale en 2004. Le «coup» est si bien réussi que les généraux contestataires (Nezzar, Djouadi, Benyelles…) en perdront la parole, tétanisés par l'ampleur et l'aspect flamboyant du succès. Leur silence apparaît comme un hommage contraint rendu à la dextérité politique des auteurs de la manœuvre. Les dimensions du triomphe, l'énergie et l'ingéniosité qu'il a nécessité, paraissent disproportionnées au regard de l'objectif initial visé, à savoir la réélection du président. Là où un 55% aurait largement suffi, c'est un 87% qu'on est allé chercher. Il est clair qu'un tel score est voulu comme une lame de fond, un raz-de-marée destiné à faire sauter le verrou constitutionnel, limitant le nombre de mandats présidentiels à deux. Ce plébiscite obtenu dans une élection pluraliste rend cet article de la Constitution «antinational». Sa suppression est suggérée avant même que le Président n'entame son second mandat. Le maintien de Bouteflika au pouvoir au-delà de l'échéance 2009 devient l'objectif principal de l'équipe présidentielle. Avant de s'attaquer à la révision constitutionnelle proprement dite, qui, sur le plan interne, n'est qu'une formalité, l'équipe présidentielle s'attelle à réunir, notamment sur la scène internationale, les conditions de son succès. Le président Bouteflika accélérera deux actions de charme destinées à lui assurer les bonnes grâces des deux puissances les plus influentes : les Etats Unis et la France. 1- La nouvelle loi sur les hydrocarbures extrêmement avantageuse pour les compagnies étrangères, en majorité américaines. 2- Il donnera une suite extrêmement favorable au projet de traité d'amitié algéro-français destiné à apurer définitivement le lourd contentieux humanitaire colonial resté comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de «l'honneur de la France». La compréhension et la réceptivité d'Alger soulèveront l'enthousiasme outre Atlantique et outre-Méditerranée. Sur le plan interne, le régime se sent désormais suffisamment fort pour : 3- s'attaquer frontalement au seul opposant qui continue encore à lui faire de l'ombre, la presse. Mandat de dépôt a été délivré à l'audience à Mohamed Benchicou condamné à deux ans de prison ferme quelques jours seulement après la proclamation des résultats de la présidentielle. 4-lancer, en jetant des forces impressionnantes dans la bataille, le référendum donnant carte blanche au Président pour légiférer par ordonnance sur la réconciliation nationale. Le Parlement, organe législatif par excellence, est superbement ignoré. Rien ne doit faire de l'ombre au Président. Bouteflika obtient un «carton» au référendum. Mais il n'a pas le temps de l'apprécier. Les premières douleurs sont déjà là, la maladie, le transfert à Paris, Val-de-Grâce, la lourde opération et la longue convalescence au cours de laquelle il aura tout le temps de méditer. C'est «l'après Val-de-Grâce». A la sortie du tunnel, l'homme est transformé. L'intérêt pour sa carrière politique à laquelle il a consacré plus de quarante ans de sa vie est brusquement tombé. Désormais ne l'intéresse que la postérité. Bouteflika referme la parenthèse de sa carrière ouverte en 1962 et renoue avec l'engagement patriotique désintéressé de ses jeunes années. Dès son retour de convalescence, il revient sur les concessions faites à sa carrière au détriment des intérêts de son pays. Un virage à 180 degrés. La loi sur les hydrocarbures est révisée dans le sens du retour à la situation antérieure. Le président Bouteflika exige des excuses officielles de la France avant d'envisager la signature d'un traité d'amitié algéro-français. Cela malgré l'extrême sollicitude dont il a été entouré par les autorités françaises lors de son séjour à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce. Les journalistes condamnés ont été amnistiés Reste la révision constitutionnelle. Les raisons qui l'ont motivée ne sont plus de mise, dans la mesure où le troisième mandat n'est plus dans ses préoccupations. Mais il estime qu'il doit l'envisager tout en reculant l'échéance. Et ce pour deux raisons essentielles : la première est d'ordre tactique ; s'il abandonne le projet de révision et le fait savoir, ce serait le signe qu'il ne brigue plus un troisième mandat. Il ouvrirait la porte à sa propre succession et perdrait alors la plupart de ses soutiens, et c'est le suicide politique assuré. Il est impératif qu'il laisse l'échéance ouverte -et c'est la deuxième raison- pour pouvoir peser sur sa propre succession. Faut-il laisser ce choix aux décideurs militaires ? Doit-il accepter le poste de vice-président et servir de rampe de lancement à Abdelaziz Belkhadem ? Le débarquement d'Ouyahia du poste de chef de gouvernement et la reconduction de l'intégralité de ses ministres a ouvert les hostilités entre les différents compartiments du pouvoir autour de la succession. Le limogeage est une indication de ce que ne veut pas Bouteflika, mais on ne sait pas encore ce qu'il veut. Lui-même ne semble pas fixé en la matière. Des hésitations nécessaires mais comportant un fort risque de déstabilisation. Les réserves de change exceptionnelles du pays aiguisent les appétits les plus divers à l'intérieur et à l'extérieur du pays. 2009 c'est demain. Le président Bouteflika doit trancher pour éviter au pays une fin à la Zeroual.