Une guerre civile qui, selon lui, était pire que dans d'autres situations dans le monde où on a eu à utiliser cette notion. En même temps, une polémique médiatico-sémantique éclata aux USA quand la chaîne NBC annonça, le plus officiellement du monde, qu'elle avait décidé d'utiliser, dorénavant, l'expression «guerre civile» en Irak en lieu et place de «sectarian violence» ou autres expressions qui ménageaient, plus ou moins, les USA dans son bourbier irakien. Visiblement, ce bourbier enfonce, chaque jour davantage, l'empire de notre ère, sur le plan moral surtout, car les pertes en termes militaires sont, en fin de compte, relativement de moindre importance d'autant plus qu'elles demeurent insignifiantes à ce jour en comparaison aux horribles tueries et destructions dont sont quotidiennement victimes des Irakiens, surtout par le fait d'autres Irakiens censés diriger le canon de leur fusil plutôt contre l'occupant ! Apparemment, même si les autres grandes chaînes américaines – hormis la Fox News, réputée proche de l'Administration Bush – restent hésitantes. Elles commencent déjà à vaciller et leurs correspondants sur place n'hésitent plus à décrire la situation sur le terrain avec des termes de plus en plus proches de ce qu'on utilise dans le cas d'une guerre civile. Essayons, donc, de faire un peu la sémiotique de la chose avant de tenter de réfléchir sur le scénario qui apparaît le plus probable pour le moment quant à l'évolution de la crise irakienne dans les mois à venir. Parler d'une «guerre civile» – qui est la pire des guerres – voudra dire que ce sont les USA qui en sont les responsables parce qu'ils ont osé, avec une parfaite légèreté, ouvrir la boîte de Pandore uniquement pour se rendre à l'évidence que, finalement, le monstre Saddam Hussein ne faisait peut-être que savamment garder cette boîte bien fermée. Cela veut dire aussi (pour preuve, le rapport Baker-Hamilton) que les USA doivent d'ores et déjà penser à renoncer à leur «war on terror» sans la victoire (même avec un prétendu «succès») escomptée et à se retirer, le plus vite possible, de l'Irak de manière à préserver leur rôle de leader dans les relations internationales et dans la civilisation humaine de notre temps, un rôle que commencent déjà à lui disputer l'Union européenne et la Russie bien que cette dernière reste, pour le moment, occupée à traiter les séquelles de la dislocation de l'empire soviétique, plus cette formidable puissance ascendante que représente désormais la Chine. Mais le problème ne réside pas tant dans la nécessité de ce retrait que dans la manière dont celui-ci devra être opéré. Cette considération sera d'autant plus indispensable pour les Etats-Unis qu'il s'agira pour eux de préserver leur prestige planétaire et éviter de perdre la face aux yeux d'un monde relativement habitué à leur acquiescer. Bref, les USA feront tout pour ne pas paraître à l'image d'un empire qui s'est bêtement fourvoyé dans un engrenage aussi inextricable en donnant l'impression d'un colosse à la «tête d'argile». Colosse qui s'est retrouvé, en fin de compte, bien obligé, de procéder à un retrait qu'il sera difficile d'expliquer autrement que par une franche défaite tant que la réalisation des objectifs déclarés pour justifier l'invasion semble aujourd'hui plus que problématique. Qui plus est, il est plus que probable qu'un courant d'opinions, assez large, va voir le jour suite au retrait américain (peut importe la forme) non seulement au Moyen-Orient mais aussi ailleurs, notamment par le biais des ONG, pour jeter l'opprobre sur l'intervention aventureuse et demander, sérieusement, aux Etats-Unis des comptes étant donné l'ampleur des horreurs infligées aux Irakiens et la déstabilisation d'une région aussi sensible que le Moyen-Orient. C'est pour cette raison que le rapport Baker-Hamilton ne manquera pas de paraître aux yeux d'une partie de l'Establishment américain comme un rapport «candide», difficile à appliquer puisqu'il ne demande pas moins au pouvoir actuel que d'accepter d'avaler une pilule trop amère pour lui. En effet, ce rapport présente la situation en Irak comme «très grave et continue de se détériorer» et préconise, pour la résolution de la crise : (1) L'association de deux ennemis ayant de surcroît des enjeux clairs en Irak, en l'occurrence l'Iran et la Syrie ; (2) La nécessité de progresser quant à la question palestinienne qui commence déjà à tourner au vinaigre. Qu'il soit dit en passant, cette tournure gravissime sur la scène palestinienne n'est pas seulement due à la confusion qui caractérise les positions du Hamas, mais est aussi, et peut-être surtout, le fait des caciques du Fatah qui refusent de lâcher prise, quitte à causer plus de souffrances à un peuple palestinien déjà profondément meurtri et de plus en plus désespéré. C'est la teneur de ce rapport qui explique, donc, pourquoi le président américain se refuse à trancher rapidement, il semble même qu'il va augmenter la dose d'un remède qui, en lui-même, pose problème, c'est-à-dire l'envoi de forces supplémentaires en Irak. Il est à noter que le rapport Baker-Hamilton vient à un moment où la politique étrangère des USA prend eau de toutes parts : les talibans, en Afghanistan, renaissent de leurs cendres, les dossiers nucléaires iranien et nord-coréen sont dans l'impasse, la Somalie est en passe de tomber entre les mains des Tribunaux islamiques, l'impasse du Darfour, etc. Tous ces échecs, stratégiques pour les USA en tant que superpuissance, font qu'il y a de plus en plus d'Américains, y compris des officiers supérieurs et des think-tank, qui commencent à penser que les forces américaines en Irak se rapprochent chaque jour davantage de la débâcle vietnamienne quand Saigon tomba, enfin, aux mains des forces communistes, il y a de cela plus de trente ans. Et l'on pense déjà aux post-traumatismes de la guerre. Sur le plan interne, les élections récentes du Congrès et les différents sondages d'opinions réalisés aux USA démontrent bien la lassitude des Américains vis-à-vis de la situation en Irak, une situation que ces derniers n'hésitent plus à qualifier de véritable bourbier qui leur paraît aujourd'hui parfaitement inutile. L'Administration du président Bush sera d'autant plus préoccupée encore par l'élection présidentielle de 2008 à la lumière des résultats des récentes élections du Congrès. Par ailleurs, cette administration sait pertinemment que la présence des forces américaines en Irak ne saurait être éternelle et qu'elle doit réfléchir, d'ores et déjà, à opérer un retrait graduel en essayant, tant bien que mal, de rendre les forces de sécurité irakiennes plus aptes à faire face à la situation. Mais ce qui paraît sûr, c'est que les forces américaines ne rentreront certainement pas toutes à la maison à cause de la dynamique (ou plutôt de l'impasse) créée par leur présence en Irak depuis environ quatre ans. Les USA vont nécessairement essayer de trouver des pays qui accepteraient des forces américaines sur leur sol. Mis à part la Turquie – membre de l'OTAN mais dont l'opinion publique pose problème quand même -, quel pays de la région oserait accéder à une telle demande sans que l'opinion publique, locale, arabe et internationale, ne s'en émeuve ? Et même si les USA réussissaient à trouver un arrangement quelconque, ne courent-ils pas le risque de voir leurs forces, stationnées non loin de la scène irakienne, assister, honteusement, en spectateurs d'une horreur se déroulant sous leurs yeux. Car, à ce moment-là, la situation actuelle qu'on hésite à qualifier de guerre civile, risque de dégénérer en une guerre civile généralisée dont les effets s'étendront à toute la région. Les sunnites, déterminés qu'ils sont à s'imposer et forts des armements de l'ancienne armée de Saddam Hussein – volatilisée on ne sait pas trop comment – et du soutien que les pays sunnites voisins ne manqueront pas de leur apporter, les chiites, au gouvernement et forts de leur nombre et du soutien franc de l'Iran et de la Syrie voisins (avec une Syrie ambivalente puisqu'il s'agit d'une minorité chiite au pouvoir toujours prête à rabattre le caquet à une majorité sunnite qui gronde), la Turquie (sunnite) que le problème kurde empêche de dormir et qui va avoir les mains libres pour régler son compte au Kurdistan irakien qui est déjà, non pas un Etat dans l'Etat mais bel et bien un Etat hors de l'Etat ; tout ce magma irakien et les pays cités seront, donc, les protagonistes d'une scène macabre que seul un Deus ex-machina pourra y mettre fin. Evidemment, Israël sera de la partie et essayera d'être si généreux à l'égard de tout le monde ! Beaucoup d'indices nous font penser, aujourd'hui, que l'Irak de demain ne sera plus l'Irak d'avant l'invasion américaine. La boîte de Pandore étant ouverte (par une certaine nécessité historique peut-être), il faudra en assumer les conséquences, par les Irakiens d'abord, ensuite par les USA, et, dans une moindre mesure, par cette coquille vide (mais budgétivore) cairote qu'est la Ligue arabe. Espérons seulement que la tragédie que l'on voit pointer à l'horizon irakien ne sera pas longue et ne conduira pas au charcutage du pays. Espérons aussi qu'elle fera réfléchir les chefferies de la région au même titre que les USA. En ce qui concerne particulièrement les USA, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, il semble bien que la dislocation de l'empire soviétique ne les a pas autant servis que desservis, puisque la disparition de l'ennemi stratégique les a exposés, comme superpuissance mondiale, à un danger considérable : avant, les USA pouvaient être aussi forts qu'ils le voulaient mais ne pouvaient pas tout faire ; aujourd'hui alors qu'ils peuvent tout faire, ne se rendent-ils pas compte, déjà, des limites de leurs moyens ? On voit bien comment la question soulevée au départ demeure sans réponse.