– Vous n'allez pas y couper, c'est la question bateau qu'on a dû vous poser des centaines de fois : comment êtes-vous arrivé au théâtre ? – Je crois que c'est d'abord la passion née des spectacles qui me ravissaient lorsque, encore enfant, mon père m'emmenait voir Rachid Ksentini sur scène. – Cela remonte à quelle époque à peu près ? – Je n'avais guère plus de dix ans. A peu près en 1935, 1936, 1937. J'étais bien jeune. Mais je me souviens parfaitement des représentations de Rachid Ksentini au Majestic, aujourd'hui Atlas, nous allions également assister à ses spectacles dans une salle plus modeste qui se trouvait en face de l'actuelle direction générale du Théâtre national algérien (TNA), rue Hadj Omar anciennement rue Bruce. A proximité de Djamaâ Ketchaoua, tout au fond d'une ruelle, il y avait là une salle dans laquelle on donnait des représentations. Je crois que ma passion est née à cette époque déjà. Une irrépressible envie de monter sur scène s'emparait de moi. J'étais encore écolier. Puis vint le lycée… – Quel genre de spectacles donnait-on dans ces petites salles ? – A l'époque, c'étaient surtout des sketches, mais on y interprétait également des pièces de théâtre, en fait, c'était plutôt des canevas autour desquels Rachid, ce merveilleux improvisateur, construisait son numéro. Cela donnait facilement une pochade d'une heure et même plus, particulièrement quand il était inspiré. Et puis, il y avait la partie concert. Il faut dire que chaque spectacle de théâtre était accompagné d'un concert musical. Les gens venaient pour les deux attractions. En fait, la musique était destinée à attirer le public vers le théâtre, parce qu'il n'y avait pas un public exclusivement intéressé par les pièces de théâtre. L'inverse était plus proche de la réalité de l'époque. C'était la partie musicale qui drainait les spectateurs. Cette pratique qui associait les deux genres, a d'ailleurs duré jusqu'en 1955. Les chanteurs et musiciens qui, généralement étaient Algériens ou alors comme c'était souvent le cas des Tunisiens, des Marocains, avaient beaucoup de succès auprès des gens qui fréquentaient les salles de spectacle d'alors. Ils constituaient une sorte d'appât. L'attraction des planches et le mirage de l'exercice du métier de comédien sont donc nés en ces temps là. Nous rencontrions souvent le même Rachid Ksentini dans le tramway, c'était un spectacle ! Il organisait à lui seul un divertissement et improvisait une saynète en taquinant quelqu'un, pris au hasard dans l'assistance, parmi les passagers. Tout en poursuivant mes études, en moi grandissait cet engouement pour le quatrième art. Mais je dois honnêtement avouer qu'au fond de mon cœur, mes penchants étaient partagés entre le métier de la scène et la chirurgie. Je rêvais d'embrasser cette carrière dans l'univers passionnant de la médecine. Mais en 1945, la dure réalité de la colonisation s'est imposée à moi. J'entrais alors au PPA. J'avais 17 ans et demi quand j'ai commencé à militer. Ma première manifestation fut celle du 1er mai 1945 à Alger. Je me souviens de ce jour quand notre marche pacifique a été arrêtée du côté du cinéma Le Casino (rue Ben M'Hidi). – Le jour de la mort de Belhafaf ? – J'étais à une vingtaine de mètres de Belhafaf lorsqu'ils ont commencé à tirer sur nous. Nous nous sommes égaillés dans tous les sens. Belhafaf est tombé sous la mitraille. Il était le premier martyr de mai 1945. C'était ma première manifestation. Parallèlement aux cours et à mes activités de militant, j'activais également dans les rangs des Scouts musulmans algériens (SMA). Chez les scouts on donnait des spectacles et j'y participais. Je réalisais en partie mon aspiration. C'est alors que je me suis dit pourquoi en rester là ? J'ai commencé à prendre des cours au Centre régional d'arts dramatiques d'Alger. A l'époque, l'enseignement était dispensé exclusivement en français, il n'y avait pas de classes en arabe. J'y ai passé deux ans et demi. On faisait naturellement des stages de premier, deuxième et troisième degrés. Ceci pour vous dire que la passion, aussi forte soit-elle, ne suffit pas et même si notre formation n'était pas de type académique, elle nous a néanmoins inculqué une solide culture théâtrale. En 1947, ma vie était rythmée par mon investissement dans le militantisme au sein du PPA clandestin ; mes activités de scout ; mon option pour une carrière de comédien professionnel au théâtre qui se concrétisait peu à peu. A cela j'allais ajouter, fin 1947, mon engagement dans l'Organisation spéciale, l'OS. A ce stade, je suis passé à une clandestinité beaucoup plus rigoureuse. Ceci jusqu'en 1950 avec le démantèlement de cette institution paramilitaire du PPA-MTLD. On nous y avait enseigné comment attaquer un tank, comment monter une embuscade, etc. J'ajouterai que pour gagner ma vie, je travaillais pendant les vacances au service de l'état-civil à la mairie d'Hussein Dey. Après le démantèlement de l'OS, chacun est parti de son côté. Mais quelque temps auparavant, en 1949, j'ai commencé vraiment à devenir comédien professionnel. Nous avions à l'époque monté Salah Eddine El Ayoubi (1)… – Avec quelle troupe ? – La troupe du MTLD. C'était en quelque sorte la politique autrement. – Par qui était-elle dirigée ? – La direction en avait été confiée à Mohamed Farah. Disons que c'était une autre forme de militantisme. Les créations étaient engagées politiquement. Un théâtre militant, nationaliste. Nous avions donné Montserrat(2) en présence de l'auteur, Emmanuel Roblès(3), que nous avions invité. Nous avions monté beaucoup de pièces car il faut dire qu'à l'époque il y avait profusion d'auteurs prolixes. Il faut savoir que le public ne vient pas de manière assidue, d'ailleurs jusqu'à nos jours. Il n'y avait pas un public de théâtre suffisamment important pour interpréter une pièce plusieurs semaines ou mois de suite. Tous les vendredis nous donnions un spectacle différent de la fois précédente. Tous les vendredis il fallait changer de pièce. S'il n'y avait pas de nouvelle création, il n'y avait pas de public. En 1949, nous étions rigoureusement contrôlés par la préfecture qui exigeait de nous que nous envoyions les textes à la censure. Très souvent, il arrivait qu'un texte soit amputé au tiers. Mais souvent aussi, nous ne tenions aucun compte des interdits. – Les spectacles se donnaient en langue arabe ? – Oui, en arabe parlé mais parfois nous utilisions le classique pour certaines pièces comme Salah Eddine El Ayoubi et quelques autres que nous avons donnés en arabe littéraire. A l'époque, il y avait beaucoup d'auteurs qui écrivaient pour le théâtre. Des auteurs prolifiques et talentueux comme Mohamed Touri, Kasdarli, Abdelhalim Raïs, Mahieddine Bachtarzi… Mais c'était surtout Touri, Farah et Raïs qui écrivaient. A mon sens, Abdelhalim Raïs était un dramaturge par excellence et il est dommage qu'il soit méconnu et qu'on n'en parle pas assez. En plus, des pièces en arabe littéraire, nous faisions souvent des montages poétiques avec des poèmes nationalistes, engagés. Nous donnions aussi des concerts de chants patriotiques etc. Il y avait donc une continuité du travail militant au théâtre. Dans notre troupe, il y avait des professionnels comme Rouiched, Touri, Abderrahmane Aziz, Raïs, Kasdarli, Nouria, Mustapha Badie, qui étaient nos aînés. Mais le théâtre ne nourrissait pas son homme. Nous avions tous des petits boulots à droite à gauche. Il nous arrivait par exemple de faire un mois de tournée à l'intérieur du pays avec juste de quoi manger et boire et parfois nous dormions dans des bains maures et nous revenions de tournée sans le sou en poche. Nous n'avons jamais eu d'argent. – Et les salles dans lesquelles vous donniez des représentations… ? – Nous jouions dans les théâtres quand ils existaient ou bien dans les salles des fêtes. Il y en avait partout, parce que les Français les utilisaient pour les bals. Et là où il n'y en avait pas, nous nous produisions dans les cafés. Généralement, dans les cafés ce n'était pas des représentations théâtrales mais des improvisations de sketches avec des récitals de musique. Puis est venue l'époque de Mahieddine Bachtarzi. La troupe du MTLD s'est intégrée à la troupe de Mahieddine avec Touri, la grande Keltoum, Habib Rédha, Sid Ali Fernandel etc. C'était, pour ainsi dire, le véritable point de départ de ma vie au théâtre. La saison commençait au mois de septembre et s'achevait le 15 mai. Tirez le nombre de semaines et multipliez-le par le nombre de pièces. Parfois avec des reprises mais elles ne duraient pas plus d'une semaine ou deux, quatre au maximum. Les gens voulaient du nouveau. A ce rythme, au cours de l'année, chacun d'entre nous interprétait au bas mot une vingtaine de rôles. Cette pratique assidue, en plus, bien sûr, de la formation de base, nous a permis d'acquérir une bonne expérience. C'était lié aussi à l'intensité de l'activité créatrice dans ces années de l'explosion nationaliste en Algérie. – Quels étaient les thèmes les plus courants ? – Le répertoire allait des œuvres universelles aux créations d'auteurs algériens. Ainsi, avec Mahieddine Bachtarzi tout Molière est passé. On a souvent qualifié ces spectacles de théâtre de divertissement, il n'en était rien. Nous avons également donné des pièces historiques, plus lourdes comme Hannibal, La Kahina de Naqli qui a été montée par Mustapha Kateb. Je crois que ceux qui dénigrent ou critiquent ce théâtre de Mahieddine Bachtarzi ne le connaissent pas et ne connaissent pas l'époque de son développement. Les jugements réducteurs sont très subjectifs. – De nos jours, les historiens du théâtre sont nombreux. On a beaucoup écrit sur cet art, on s'est beaucoup posé la question de savoir qui l'a inventé, qui en est le père en Algérie ? – Qui a créé le théâtre algérien ? Est-ce vraiment important ? Je ne le pense pas. On ne peut pas inventer ce qui existe déjà. C'est comme quand on dit que Christophe Colomb a découvert l'Amérique. Il n'a rien découvert du tout. L'Amérique, comme le théâtre étaient là. Toutes les pièces étaient automatiquement suivies d'une partie musicale. Dans la troupe elle-même, il faut dire que ceux qui nous ont précédé avaient des talents de comédiens et de chanteurs. Comme Abderrahmane Aziz, Touri, Rouiched, Sid Ali Fernandel. Ce sont des chansonniers. Ils étaient polyvalents, ce qui n'existe pas actuellement. Ils jouaient une pièce comme Hannibal et tout de suite après ils animaient un concert, une autre heure. – A qui était confiée la mise en scène ? – La mise en scène était assurée par Mahieddine qui nous faisait répéter, c'était une mise en scène sommaire avec les grands déplacements et les positionnements généraux. Puis, chacun apportait de sa propre inspiration. Il y avait une sorte de fraternité, d'étroite collaboration entre nous. Ainsi, chaque fois qu'un comédien quittait la scène, son collègue lui faisait des remarques quant à son jeu. «A tel endroit tu as été faible, à tel autre tu as fauté»… Ce qui fait que le spectacle s'améliorait au fur et à mesure des représentations. Je dois à la vérité de dire que les matinées pour dames nous servaient de séances de répétition générale et nous permettaient de faire les serrages et les mises au point nécessaires. C'était très sympathique, bon enfant. Il y avait là toutes ces dames avec leurs robes de soirée ; c'était un étalage de toilettes à qui mieux mieux. Je me rappelle un jour, nous avions donné une pièce sur Barberousse, c'était une pièce lourde écrite par Ahmed Sefta, une pièce de près de 400 pages ! Avec Allal El Mouhib et moi-même dans les principaux rôles, on tirait et on tirait sur ces 400 pages, ce qui nous avait frappé c'était ce public de femmes qui, à la fin de la pièce, applaudissaient tout en disant «samta» (fade). Ce reproche était destiné à la pièce mais pas à nous, à qui elles reconnaissaient la performance. – Quel genre de public receviez-vous dans tout ce foisonnement nationaliste ? – Il était en majorité composé de gens de La Casbah, le théâtre était situé à proximité, de Belcourt, de Maison-carrée (El Harrach) des gens des quartiers populaires. C'étaient toujours les mêmes. Mahieddine avait créé son public. Il devait y avoir six, sept ou huit cents personnes au maximum qui venaient tout le temps. Je me rappelle qu'on avait demandé à Mahieddine d'en finir avec la partie concert et de nous consacrer exclusivement au théâtre, pour créer un public pour le théâtre. Un jour, il avait accédé à notre demande et nous avons joué une pièce sans la faire suivre de la partie concert. Nous n'avons pas eu l'audience habituelle. – Les autorités coloniales ont-elles interdit cette troupe dès 1954 avec le déclenchement de la guerre de libération ? – Elles n'ont pas réagi immédiatement après le déclenchement. Nous avons donc continué. Beaucoup de comédiens étaient des militants du FLN à des degrés divers. C'est en 1956 que l'ordre de stopper toutes les activités culturelles a été lancé par le FLN. C'était une consigne qui interdisait toute manifestation culturelle à travers l'Algérie. Nous avons naturellement suivi le mandement et avons cessé toutes les activités en mai 1956. Certains historiens parlent d'un appel du Congrès de la Soummam aux intellectuels et artistes pour développer les arts et la culture C'était l'appel aux intellectuels, aux étudiants, les invitant à rejoindre le combat. Nombre de comédiens étaient déjà engagés dans la lutte comme Habib Rédha qui était condamné à mort. Touri avait été arrêté, Rouiched également. A partir de là, ceux qui ont rejoint le maquis l'ont fait, d'autres sont partis à l'étranger. Certains sont restés pour continuer à militer dans la clandestinité. Mais l'instruction du FLN, ferme au départ, va peu à peu s'assouplir et comme c'était l'unique et seule ressource de la majorité des comédiens, une certaine tolérance a été observée, notamment pour les émissions radiodiffusées. En 1955, j'avais failli être arrêté. Tout comme j'avais évité l'arrestation de 1950 quand j'étais dans l'OS. Je me trouvais chez moi à La Casbah, et la veille et l'avant-veille je n'étais pas tranquille. La troisième nuit je ne l'ai pas passée à la maison et ce jour-là ils sont venus à 5h du matin. En 1957, profitant de ma sortie pour un stage d'art dramatique en France, je me suis enfui vers la Suisse d'où j'ai rejoint Tunis. – Lorsque vous aviez quitté le territoire algérien, envisagiez-vous de vous rendre en Tunisie ? – Je militais déjà et lorsque je suis parti d'ici j'envisageais de toutes les façons de continuer à militer là-bas en France ou n'importe ou ailleurs. En arrivant en France, j'avais rencontré des responsables du FLN, tout comme en Suisse, en 1958, où un dirigeant m'a aiguillé vers la Tunisie. Entre-temps, Mustapha Kateb était arrivé, il lui avait été demandé, en 1957, de créer une troupe artistique, je l'avais rencontré en Suisse où il m'avait informé du projet. En janvier, nous l'avons rejoint dans la capitale tunisienne par différentes filières. En mai 1958, a été créée la troupe artistique du FLN. – C'est donc à partir de là qu'on vous a réunis … – Une fois à Tunis, on nous a regroupés dans un lieu. On vivait en groupe dans une villa. Ce n'était pas le confort total mais il fallait faire avec. Nous étions des djounoud d'un autre type. Nous avions un petit pécule pour nos cafés et nos cigarettes. Un peu comme tout le monde à l'époque. La première représentation que nous avions donnée c'était un spectacle musical… – Vous avez gardé l'esprit théâtre et musique ? – Non, il y avait une section musicale dans la troupe artistique. Nahoua Ennour a été le premier spectacle que nous avions monté. C'était une pièce conçue par Mustapha Kateb. Une fresque en neuf tableaux, dans laquelle se mêlaient la guerre et la culture ancestrale. En fait, des tableaux sur les traditions, les us et coutumes de notre pays qui, bien entendu, différaient de ceux de l'occupant. Il y avait de la musique qui était intégrée à la représentation. Par la suite, nous avons monté des pièces de Abdelhalim Raïs… – C'est lui qui écrivait pratiquement toutes les pièces… – Il a écrit beaucoup de sketches mais en dehors des sketches il a écrit une trilogie. Trois pièces que nous avons jouées jusqu'à l'Indépendance. Raïs était l'auteur de la troupe et de la Révolution. La trilogie était composée des Enfants de La Casbah, qui relatait la résistance dans la ville ; Dem el ahrar, qui relatait la guerre dans le Sahel et enfin El Khalidoun qui traitait des maquis. Trois régions où se déroulait l'histoire. Je pense que Raïs est un dramaturge méconnu qui avait une longue expérience, puisqu'il a commencé en 1947 ou peut-être même en 1945. Les gens du théâtre étaient obligés de créer leurs propres textes s'ils voulaient que leur art survive car personne n'écrivait à leur place. Ils ont été obligés d'écrire, de jouer puisqu'il n'existait pas de répertoire. C'est avec ces spectacles que nous nous sommes produits en Chine, en URSS, en Libye en Egypte, au Maroc, en Irak. – Vous alliez avec un répertoire ou une pièce à la fois ? – Nous allions avec les deux spectacles : El Khalidoun et Nahoua En nour. En Chine, les textes avaient été traduits et lus en simultané par un acteur et une actrice. Parfois ils projetaient le texte à droite et à gauche de la scène, comme des sous-titres, pour que le public puisse suivre et comprendre nos propos. – Quels étaient les commentaires des critiques. Etaient-ils plutôt indulgents ou alors sans complaisance ? – Nous étions perçus comme les porte-parole d'un peuple en lutte et en tant que tel, même si les spectacles n'étaient pas à leur goût, les critiques étaient indulgents vis-à-vis de cette troupe. Nous représentions le FLN, l'Algérie combattante, à ce titre, quand on arrivait dans un pays comme par exemple la Russie ou la Chine, on se regroupait par cercles de discussions avec nos hôtes et nous leur expliquions le sens de notre combat, ce qu'a été la lutte du peuple algérien à travers l'histoire… – Un travail de propagande… – Un travail de propagande qui se poursuivait au-delà du spectacle lui-même. – La partie propagande ne se faisait-elle pas au détriment de l'art théâtral lui-même ? – C'était normal avant 1962. Le théâtre avant était nécessairement nationaliste et empreint de propagande, c'était inévitable. Le théâtre était au service de la lutte pour la libération nationale. Tout comme le sport. En arrière-plan, il y a toujours le combat pour l'Indépendance. C'était le prolongement du combat. – C'était de l'écriture ? Il n'y avait pas d'adaptation dans la troupe du FLN ? – Dans la troupe du FLN non, c'était de la création. Les trois pièces ont été les spectacles essentiels : Les enfants de La Casbah, El Khalidoun, Dem el ahrar. Quand nous avons donné à Tunis Les enfants de La Casbah, elle a eu un succès retentissant. Les plaies étaient ouvertes, les gens se sont reconnus et se sont retrouvés sur scène. L'impact ne serait peut-être plus le même de nos jours mais il faut la situer dans son contexte. C'est malheureux de le dire mais en comparaison, les Américains font encore des films sur leur révolution, sur leur guerre d'indépendance, la guerre de sécession, sur leur guerre au Vietnam etc. alors que chez nous, c'est à peine si on ose parler de la guerre de Libération nationale. Nous devons à la vérité de dire qu'après 1962 le théâtre s'est totalement détourné de la Révolution, tandis que son cousin, le cinéma, n'a guère réalisé plus d'une trentaine de films Personne n'a écrit de pièce sur la Révolution. Ceux qui ont essayé d'écrire après 1962 l'ont fait d'une façon incorrecte car ils ne savent pas ce qui s'est passé réellement. Ils se sont fixés sur des thèmes que portait la politique comme la révolution agraire, la gestion socialiste, etc. Ceux qui écrivaient s'étaient détournés de la guerre de libération. Ils lui ont préféré des sujets d'actualité. C'était du théâtre de circonstance. Du théâtre qui, une fois passée la situation qui a présidé à son écriture, était aussitôt dépassé. Comment dans ce cas créer un répertoire. Allez jouer une pièce sur la gestion socialiste aujourd'hui ou sur la révolution agraire. Qui irait la voir ? Aussitôt jouée, aussitôt morte. Ce ne serait pas le cas si on avait traité de thèmes plus pérennes, universels. Le grand tort du théâtre c'est de n'avoir pas créé un répertoire. Nous sommes dans l'impossibilité de reprendre une pièce des années 1970. Même si certaines pièces qui ont été montées par Kateb demeurent très intéressantes. Quant à d'autres, avec les moyens dont on dispose et les comédiens que nous avons, on ne peut plus les monter. Elles demandent beaucoup de moyens. A l'époque, le TNA les avait, maintenant, le théâtre d'Alger ne les a plus. – Comment, à votre avis, serait reçue la trilogie de Raïs aujourd'hui si elle venait à être montée ? – Le projet existe. Il sera annoncé en son temps. Je vous signale qu'El Khalidoun a été reprise au théâtre. Mais je vous le dis encore une fois, c'est malheureux… c'est tout juste si on tolère le mot «moudjahid», c'est un mot qui a été galvaudé. Les jeunes associent généralement le mot à des choses peu honorables. Alors, comment voulez-vous que le théâtre s'y intéresse ? Plus personne n'y croit. C'est affligeant de le dire, mais quand vous entendez dire que de Gaulle vous a donné l'indépendance !… Jusqu'à nos jours, vous avez des gens qui y croient et qui le disent. Alors qu'ils devraient savoir qu'il n'y a pas un général français qui a fait moins que de Gaulle. Il a commandé le plan Challe, et les opérations les plus meurtrières de toute la guerre de libération. Il a tout fait pour enrayer la Révolution et il n'est pas arrivé. Le théâtre a perdu beaucoup de jeunes comédiens au maquis. Madjid Rédha me vient à l'esprit, c'était le frère de Habib Rédha, lequel était un des responsables des réseaux au niveau d'Alger. C'était aussi un excellent comédien. – Ne pensez-vous pas que le théâtre aujourd'hui pourrait essayer de reprendre tout ça ? – Quitte à me répéter, encore une fois, il faut trouver des auteurs. Le problème ne se situe pas uniquement au niveau de la faisabilité mais il se situe au niveau de la disponibilité des écrits. Avant, il y avait des gens qui écrivaient pour le théâtre. Ce n'est plus le cas. Rouiched écrivait, Raïs écrivait, Badie écrivait, Mahieddine, Ksentini écrivaient. Tous venaient de l'intérieur du théâtre. De 1947 jusqu'à 1956, je ne connais pas d'auteurs extérieurs au théâtre. Ce sont des gens de la scène qui écrivaient. Par nécessité, par besoin, parce que s'ils n'écrivaient pas personne ne leur donnerait de pièces. Et deuxièmement parce qu'il n'existe pas ailleurs d'auteurs dramatiques susceptibles de faire un répertoire. Il y a eu çà et là des tentatives, des velléités ou des essais mais rien de probant. C'est injouable. Il n'y a pas de relève à cette génération qui s'éteint à petit feu. Que reste-t-il ? Benguettaf qui écrit encore, mais à l'intérieur il n'y a plus rien. Il n'y a pas de relève qui est venue remplacer la précédente génération et qui s'est créé le besoin d'écrire des pièces. Alors, dire qu'il est nécessaire de produire des pièces sur la Révolution, l'intention ou le souhait sont louables mais encore faut-il trouver des auteurs et dramaturges. – La situation est donc désespérée ? – Non, quand même pas. Dans la vie, il y a des hauts et des bas. Disons que nous sommes dans la phase inférieure. C'est comme ça, ça monte ça descend, c'est un mouvement sinusoïdal. Je crois que nous sommes au fond. Mais il faut demeurer optimiste. Il y a beaucoup de jeunes qui sont formés. Il y a de bons éléments actuellement. Il faut qu'ils acquièrent une expérience, il faut qu'ils travaillent. Mais pour cela, il faut que les institutions jouent le jeu en abandonnant le circonstanciel comme cela a été fait jusqu'à présent. Il faut faire dans le durable, le pérenne. Regardez l'exemple de la Syrie qui, actuellement, rivalise avec l'Egypte sur le plan même de la télévision. L'Etat syrien a mis le paquet et a investi dans les moyens humains et matériels. Ils ont plusieurs chaînes de télévision qui absorbent de grandes quantités de productions. Tandis que nous, nous n'en avons qu'une seule. Si il n'y a rien, il n'y aura rien. Des jeunes comédiens qui sortent de Bordj El Kiffan après cinq années de formation se retrouvent à vivoter pour trouver un rôle par-ci, un rôle par-là, de temps à autre. Et maintenant, ils ont une chaîne de télévision qui, de temps en temps, leur donne une petite scène. C'est insuffisant pour former un acteur ou un comédien. En 1963, on a nationalisé le théâtre, je ne sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise chose, je m'interroge encore, depuis, le théâtre s'est assujetti au politique et on fait du théâtre de circonstance. Des spectacles jetables. – Notes : – 1 – Salah Eddine Al Ayoubi : pièce de Nadjib Haddad écrite en 1913. – 2 – Montserrat : pièce d'Emmanuel Roblès qui traite de la guerre d'indépendance du Venezuela. Montserrat, officier espagnol, prend le parti des révolutionnaires vénézuéliens pour protester contre le traitement que font subir ses compatriotes aux indigènes. La pièce sera interdite par les autorités coloniales. – 3 – Emmanuel Roblès : dramaturge, romancier, né le 4 mai 1914 à Oran, mort à Boulogne-Billancourt (France) en 1995. Auteur notamment de L'Action (1937) ; Les hauteurs de la ville (1948) ; Montserrat (1948). Liste des membres de la troupe artistique du FLN Abdelmadjid Abdellaoui ; Zohra Ben Brahim (Henda) ; Abderrahmane Bestandji (Taha El Amiri) ; Yahia Benmabrouk ; Mohamed Benyahia ; Mohamed Boudia ; Malika Brahimi ; Abdelkader Cherrouk ; Hassan Chataï ; Boualleg Dahmani ; Ali Debbah ; Brahim Derri ; Abdelhamid Djelouahi ; Ahmed-Tidjani Drich ; Farid Ali ; Messaoud Gueddouh ; Hassan Farès ; Ahmed Halit ; Ahmed Harab ; Mustapha Kateb ; Sid-Ali Kouirat ; Mohamed Kouaci ; Safa Khriss épouse Kouaci ; Labas Cheikh ; Ali Laïchi ; Hassan Larbi ; Halima Rezgaoui (Rokia) ; Ali Souag ; Saïd Sayah ; Mustapha Sahnoun ; Boualem Raïs ; Hamou Saâdaoui ; Tahar Thameur ; Salima Saâdaoui. (Sources : El Moudjahid 31/12/1984).