Délibérément placée sous le signe des douleurs de l'intime, la pièce Montserrat de Emmanuel Roblès inspirera profondément les artistes algériens, avant 1954 et après 1962, dans la mise en chantier d'une expression esthétique qui allierait, sur scène, culture plurielle et lutte émancipatrice des peuples. Très vite, la pièce théâtrale saura leur parler des convictions qui les habitent et des tourments qui les agitent. Le premier artiste militant à s'intéresser à l'œuvre du fils d'Oran fut Mohamed Ferrah, dit Mohamed Er-Razzi. Ce provocateur fécond, membre actif du parti nationaliste PPA-MTLD (entre 1948 et 1949) propose, dès 1950, le texte de Montserrat, traduit du français à l'arabe dialectal, et le monte tout de suite après. « La pièce est à contre-courant du style dominant de l'époque, elle jette une nouvelle lumière sur l'histoire dans la marche du temps, propose un nouvel éclairage sur le vécu fatalement inéquitable, donc misérable des peuples colonisés. Œuvre qui sonde avec discernement et lucidité les causes du mal, Montserrat est la porte-voix des gens sans voix, un cadre de référence approprié pour les conteurs politiques que nous étions », nous confiait ce chef de troupe connaissant profondément le répertoire théâtral français et notamment cette pièce, pour l'avoir traduite et présentée au public autochtone plusieurs fois. Montserrat, le héros de la pièce éponyme, opère à visage découvert. Les répliques mises dans la bouche de ce lieutenant de la Couronne d'Espagne présent en terre occupée, ne souffrent d'aucune ambiguïté. Il prend le parti de l'homme spolié. L'auteur du récit convie le spectateur à un pan de l'histoire saisie dans la terreur de ceux qui l'exercent et surtout de ceux qui la subissent dans leur chair et leur identité. Il y a chez Emmanuel Roblès du recul dans la manière de traiter le drame historique, de la lucidité à montrer sur scène les atteintes graves à cette liberté.La vision tragique contenue dans l'oeuvre est profondément humaniste parce qu'elle part de l'homme et de sa mission sur terre pour revenir à l'homme. Personnage central de la tragédie, au sens shakespearien du terme, Montserrat, le héros, accepte sa propre perte en guise de tribut à ses convictions. Trop attaché à son idée et trop fier pour se plaindre à des hommes fantoches, des hommes pantins, l'homme libre passe devant le poteau d'exécution pour sauver un peuple du génocide promis. Il n'est pas dans l'ambivalence, mais dans le choix définitif du camp de l'homme opprimé, l'homme écrasé dans son propre pays. En fin de parcours, le héros sacrifié a une conscience profonde de l'origine du mal mais ne doute néanmoins jamais de sa confiance en l'être humain. Impliqué dans son temps par son engagement militant inébranlable, Emmanuel Roblès, qui était par ailleurs l'ami de Er-Razzi (il lui avait le premier dédicacé l'œuvre théâtrale qui a reçu le prix Portique en 1948), avait applaudi à la reprise d'une pièce où l'histoire, dont une phase s'achevait, est douloureusement concrète, saisie dans le vif, à l'image du monde bouillonnant exprimé dans ses déchirements et ses déviations graves. Il y a beaucoup de ressemblances avec le drame vécu par les Algériens encore sous domination gauloise. Il y a de la ressemblance et du courage dans les faits décrits par Roblès. Sa pièce est inscrite en droite ligne du souffle libérateur qui commence à ébranler durablement les mainmises des vieilles dynasties colonisatrices, notamment après la défaite de l'Allemagne nazie. En optant pour ce type de théâtre précisément, Mohamed Ferrah savait de quoi il en retournait. Secrétaire général adjoint du MTLD, homme de scène et d'action depuis son enfance vécue à Ksar El-Boukhari dans un entre-deux guerres miséreux, il a grande foi en l'idéal littéraire et politique contenu dans l'œuvre de son contemporain, écrite et jouée deux années plus tôt. « Elle est d'une intrigue qui suscite très vite l'interrogation. Antimilitariste à souhait, la pièce montre très vite qu'il ne sert à rien d'employer les manières fortes pour bâillonner le projet émancipateur d'un peuple, d'une nation », dira-t-il. En face, Roblès, l'Oranais d'origine espagnole, donnera son plein accord pour que la pièce en question soit présentée en priorité au public musulman qui commençait à fréquenter assidûment les Opéras d'Alger et d'Oran à la faveur des saisons théâtrales arabes instituées grâce à l'implication obstinée et courageuse de quelques conseillers arabes des municipalités des deux cités. Frontalement anticolonialiste dans sa thématique et sa configuration artistique, l'œuvre adaptée dans l'esprit et à partir de l'épopée du combat libérateur de Simon Bolivar, meneur intrépide de l'insurrection au Venezuela (fin 18e, début 19e siècle), porte le message immédiat de la revendication indépendantiste. Dans cette transposition-adaptation, le spectacle accède, en version arabe, à une vigueur tragique qui fait de son auteur l'un des écrivains les plus appréciés dans les cercles des militants de la cause nationale. Il reçoit les félicitations de Tewfik El Madani, autre homme d'envergure qui milite fortement pour la reconnaissance pleine et entière de l'entité algérienne. Sans équivoque ni faux-fuyant Par-delà ses témoignages sur l'histoire sombre des conquêtes du royaume impérialiste ibérique et de ses aspects esthétiques, Montserrat insiste particulièrement sur les conflits entre les notions métaphysiques liées à l'honneur et au déshonneur, à la question de la conscience et de la démission, du courage et de la culpabilité. Gorgé de révolte, d'insoumission et de subversion à l'intérieur d'une humanité complexe et contradictoire, l'écrit dramatique, signé par un homme de gauche marqué par les épreuves de la vie, est par ailleurs une longue réflexion sur les notions de devoir et de trahison face à l'adversité. Comment les interpréter, comment les comprendre, les traduire et à quel moment faut-il les utiliser et contre qui ? Adossée à la convention mais hors des lieux communs d'un théâtre majoritairement acquis aux paroles légères cueillies à l'intérieur des mœurs sociales, le géniteur de Montserrat revient longuement sur le drame de l'identité et ses significations dans une histoire enchevêtrée qui ne cesse de justifier l'injustifiable et de donner raison au coupable. Agissant ainsi, Emmanuel Roblès opte carrément pour la dénonciation des matrices des « bonnes consciences » et des hypocrisies de maintien de l'ordre. Dans Montserrat, l'auteur oranais est, dès les premières lignes du livre, dans l'affirmation d'une option sans équivoque ni faux-fuyant. Acteur agissant de son temps par l'implication des thèmes et des thèses de la vie sociale qu'il met en avant et qu'il développe à partir de faits avérés, l'écrivain engagé qu'il est rappelle des souffrances et des parallèles à ses souffrances. Contrairement à certains hommes de théâtre de son temps, Emmanuel Robles ne dit pas l'absurdité de vivre dans un monde par essence violent. Il n'est pas non plus chantre des mythes consolateurs de la religion mais bel et bien un chantre amoureux fou de liberté au sens moderne du terme, le sens des droits des hommes à disposer d'eux-mêmes. Ses choix de tranchées là-dessus ne font aucun doute. Plus qu'un agitateur d'une cause, il est militant d'une révolution. « La pièce ébranlera notre façon de faire vis-à-vis de nos choix artistiques et nous poussera à nous réinterroger dans notre relation à la sphère culturelle et à nos penchants politiques et philosophiques. C'est une pièce qui saura nous parler et nous dire que c'est ce type de théâtre qu'il nous fallait en cette période d'effervescence révolutionnaire », nous affirmera l'adaptateur de cette pièce, triomphalement reçue dans les villes marocaines de Rabat, Fez et Mekhnès. « Nous avons été interrogés par la force occupante à Rabat sur le pourquoi du choix de Montserrat et de notre tournée au royaume chérifien où nous avons été hébergés par Moulay El Hassan et avons reçu les encouragements sincères de Sa Majesté Mohammed V ». Nul autre écrivain que Emmanuel Roblès n'allait acquérir plus rapidement une estime aussi spontanée et aussi sincère de la part des intellectuels de l'Algérie grondante pré-Novembre 1954. A travers cette pièce révolutionnaire, les artistes algériens découvraient une tragédie moderne qui correspondait en tous points à leurs attentes et désirs de changer les choses. Les évènements qu'elle raconte ne sont pas très éloignés, dans leur essence et leur substrat du temps exprimé, des scènes sanglantes couvées par l'Algérie dite de papa. « Théâtralement, explique Mohamed Ferrah, nous devions nous repositionner et, partant, repositionner le débat culturel autour des nos apports respectifs en cette date charnière du 20ème siècle ; c'est une œuvre dont le contenu de mise à nu d'un système ségrégationniste séduit dès les premières scènes. Le dilemme de Montserrat nous aidera à nous débarrasser de notre dilemme. » Cette même pièce est reprise une année à peine après la réouverture de l'Opéra d'Alger, dirigé alors par Mustapha Kateb et Mohamed Boudia, fraîchement nationalisé en janvier 1963 par décret du premier président de la République algérienne, Ahmed Ben Bella. Montserrat sera jouée lors de la saison théâtrale 1964-1965, avec un nouveau metteur en scène, Allel El Mouhib, et de nouveaux comédiens comme Rabeh Allem, Afifa, Mustapha Sttiti, Abdelkader Tajer et Madani Naâmoune. La pièce est programmée dans un répertoire où figurent, en haut de l'affiche 132 ans et Afrique avant 1 de Ould Abderahmane Kaki aux côtés des autres pièces avant-gardistes jouées à travers le monde par la troupe artistique du Front de libération nationale, entre 1958 et 1962, à l'image de Le Serment, Les enfants de la Casbah, El-Khalidoune, toutes portant la signature de Abdelhamid Raïs. Douze ans auparavant, cet auteur avait donné la réplique à Leïla El Djazairia, Latifa, Mohamed Touri, Taha El Amiri, Tayeb Abou El Hassen dans le Montserrat adapté par Mohamed Ferrah. Il y interprétait, du reste, le rôle de l'officier Izquierdo servant à fond la cause coloniale. La pièce sera encore une fois reprise avec un nouveau collectif sous la direction de Rabah Allem. Quelques années plus tard, ce sont des troupes de théâtre amateur qui s'intéresseront à l'œuvre et tenteront de l'adapter avec plus ou moins de bonheur. A l'origine de cette réédition sous le ciel de l'Algérie enfin libérée, il y a deux convictions majeures à souligner. La première est un signe fort de reconnaissance à l'homme, Emmanuel Roblès, qui est resté fidèle à ses idéaux. La seconde est que, philosophiquement et esthétiquement, cette œuvre d'art reste profondément actuelle, en toutes saisons et sous toutes les latitudes parce que, du point de vue de l'impact philosophique, elle demeure liée à la libération de l'homme, avant toute autre considération. Il y a dans cette pièce une quête désespérée de l'amour. L'amour de son prochain.