Au calme plat d'en haut répond, d'en bas, l'ébullition des réseaux de clientèles, des sujets et des groupes sociaux. Les bureaux locaux des partis politiques, qui évoluent le restant de l'année en quasi léthargie, enregistrent depuis l'annonce, par le pouvoir central, de la date du rendez-vous électoral, un investissement tous azimuts des candidatures à la candidature, qui au nom de sa tribu, qui au nom de son capital marchand, qui au nom de son capital clientélaire, qui au nom de son crédit politique, qui au nom de son capital culturel. Alors que le jeu politique de l'arène nationale est solidement verrouillé et sans grands choix, le jeu politique local, lui, s'avère a priori plus concurrentiel, opposant, d'une circonscription électorale à une autre, appareils partisans, groupes sociaux, réseaux de clientèles, solidarités primordiales (tribales, localistes, régionalistes, etc.), courtiers et intermédiaires électoraux. Le fait est indéniable et mérite que l'on s'y arrête d'un peu plus près. Pourquoi la formule politique algérienne est-elle verrouillée par le haut et assez concurrentielle par le bas ? Pourquoi tant d'intérêt pour une chambre basse du Parlement réduite, sous les fourches caudines du mode de gouvernement, à une chambre d'enregistrement dépouillée de toutes ses prérogatives parlementaires ? Le paradoxe met à mal le paradigme de l'autoritarisme qui dénie tout intérêt à l'analyse des élections «sans surprises» qui s'opèrent dans le creuset des systèmes «non concurrentiels». Car si les élections sans démocratisation organisées par le système politique algérien sont en effet «sans grands choix», voire «sans surprises», elles ne sont pas moins dignes d'intérêt. Il y a — comme je l'ai montré dans un texte portant sur la sociologie de la représentation politique en Algérie que j'ai publié dans la Revue Française de Science Politique (vol. 53, n°1, février 2003, pp. 35-72) — de la concurrence et du concurrentiel même dans un jeu politique où les électeurs n'ont pas la possibilité de renvoyer les gouvernants. Partant d'un matériau d'entretiens menés avec une soixantaine de députés de l'Assemblée 1997/2002 et d'une sociologie des élections, législatives et locales de 2002, et présidentielle de 2004, j'ai soutenu la ligne d'analyse suivante : les élections représentent, d'abord, des offres clientélaires faites par le gouvernement de l'Etat rentier à la société ; elles permettent ensuite, comme en compensation au refus de la représentation politique, la mise en œuvre, dans le cadre d'un système clientélaire contrôlé, d'un jeu social concurrentiel ; elles opèrent, enfin, l'agrégation de groupes sociaux au système politique. Par jeu social, j'entends cette transaction qui s'opère en creux du jeu politique, dans chaque circonscription électorale, entre sujets et groupes sociaux, appareils partisans, candidats, relais, intermédiaires et courtiers autour de l'offre électorale. Dans ce cadre d'analyse, le processus de confection des listes de candidats traduit un rapport de forces entre sujets du jeu social intéressés par l'offre électorale. L'attrait de ces élections sans démocratisation réside dans les offres clientélaires que véhicule le jeu électoral. Il faudrait, pour comprendre leurs charmes, revenir au procès d'accumulation. Dans l'économie de rente, les positions politiques restent un moyen privilégié pour l'accumulation du capital. Dans le cadre d'un Etat rentier qui, puisant plus de 75% de ses revenus de la fiscalité pétrolière, distribue les bénéfices de la rente pour acheter la paix sociale et empêcher l'autonomisation de la société, l'accès au Parlement ouvre une avenue royale à l'accumulation. Avec ses quelque 110.000 dinars/mois, ses primes de panier et de logement (50.000 DA), son crédit sans intérêt d'un million de dinars pour l'achat d'un véhicule, son régime de retraite, le député s'assure, en cinq ans, des revenus substantiels et une accumulation rapide. Mais alors, comment expliquer l'attrait que représente la députation pour les entrepreneurs et les gros commerçants qui disposent déjà d'un capital économique et/ou marchand ? Or leur nombre ne cesse de s'accroître dans l'hémicycle parlementaire. Pour cette catégorie attrape-tout d'«entrepreneurs privés», la députation peut représenter nolens volens une quête de notabilité sociale, une stratégie de consolidation du capital marchand par la constitution d'un capital relationnel avec députés influents, ministres et gouvernants, une recherche d'immunité parlementaire, un redéploiement stratégique, une recherche de protecteurs politiques. En acceptant de siéger dans une assemblée dépouillée de ses prérogatives, les partis politiques ne sont pas sans tirer, eux non plus, quelques bénéfices de cette participation. Outre la cotisation obligatoire que doivent verser les députés à leurs partis respectifs (variant d'un parti à un autre entre 5000 et 20.000 DA/mois), ces derniers perçoivent de l'Etat un financement congruent : plus le parti dispose d'élus, plus sera important son acquittement. L'équation ne se réduit pas à ce paramètre : dans un Etat rentier qui consacre le mode de gouvernement «pas de taxation, pas de représentation», l'entrée au Parlement permet aux partis de négocier des portefeuilles ministériels et autres nominations, de s'approcher des cercles de décision et de capter des ressources. C'est d'ailleurs de plus en plus à l'aune des capacités du parti politique à dispenser des services de médiation clientélaires à ses électeurs que ses derniers évaluent son activité. Or, ces compétences clientélaires d'interface social sont conditionnées par… la participation au gouvernement. D'où le dilemme participer ou périr : refuser de cautionner un jeu politique qui consacre ultimement le verrouillage autoritaire du régime au risque de perdre sa base électorale qui, elle, voit dans l'offre électorale des opportunités de captation de ressources, ou accepter de participer à une formule politique au risque de perdre tout crédit d'opposant au régime ?