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Dans les arcanes de la scène politique algérienne
Publié dans Le Quotidien d'Algérie le 21 - 02 - 2014


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21 FEVRIER 2014 | PAR PIERRE PUCHOT
À deux mois de l'élection présidentielle, Clientélisme et patronage dans l'Algérie contemporaine, ouvrage fondé sur des enquêtes de terrain effectuées tout au long des années 2000 et jusqu'aux législatives de 2012, apporte un regard en profondeur sur le régime algérien. Entretien avec son auteur, Mohammed Hachemaoui.
En Algérie, le président Bouteflika a construit l'assise sociale de son parti sur le « tribalisme sans tribu », le clientélisme et la corruption électorale. Telle est la thèse de Clientélisme et patronage dans l'Algérie contemporaine, paru en novembre 2013 aux éditions Karthala. Fondé sur plusieurs enquêtes de terrain effectuées tout au long des années 2000 et jusqu'aux législatives de 2012, l'ouvrage apporte un regard inédit sur les profondeurs du régime algérien.
À deux mois de l'élection présidentielle algérienne, qui doit avoir lieu le 17 avril, son auteur Mohammed Hachemaoui, chercheur associé à l'IREMAM (Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman), détaille le processus qui a permis au régime algérien de s'arroger une base sociale en mettant en place un système clientéliste particulièrement sophistiqué. Mohammed Hachemaoui en profite pour remettre en cause quelques théories largement répandues, comme celle qui lie la permanence du système autoritaire algérien à une hypothétique « malédiction du pétrole », et toute la thématique de la « transitologie », importée de l'observation des régimes d'Amérique du Sud pour documenter les changements en cours au Maghreb. Entretien.
Près de 5 000 personnes au meeting électoral du notable Guerrout dans le stade de la ville d'Adrar (mai 2012) © Mohammed Hachemaoui
Pour aborder cette énigme algérienne, vous choisissez deux terrains, Adrar (1 400 km au sud-ouest d'Alger) et Tébessa (est du pays). Pourquoi ces deux localisations en particulier ?
Mohammed Hachemaoui. Il y a même un troisième terrain, si je puis dire, c'est celui de la corruption, mais nous y reviendrons. Je suis parti d'un constat largement partagé de ce qui s'apparente, de prime abord, à un « retour de la tradition » depuis le début des années 2000, à travers les affrontements tribaux et la résurgence des confréries impliquées dans la politique électorale. C'est une véritable énigme, car de tous les pays du monde arabe et islamique, l'Algérie est celui qui a subi la déstructuration coloniale la plus forte, et un processus de désagrégation particulièrement violent des institutions traditionnelles. Processus qui s'est poursuivi après la guerre d'indépendance avec le « state-building » et la « guerre civile ».
Plusieurs considérations président au choix des deux sites d'étude. Tébessa est une région réputée pour la vivacité de ses tribus. Elle constitue également l'angle droit du fameux triangle « BTS » (pour Batna, Tébessa, Souk Ahras) qui fut un terrain d'élection des dirigeants à partir 1980. Beaucoup de militaires ou de ministres sont issus de ce triangle. J'ai donc voulu comprendre ici comment s'opère le lien entre le « bas » et le « haut » du régime, par le biais de réseaux de patronage. La troisième considération est liée à l'économie politique. Tébessa est une place forte de la contrebande frontalière avec la Tunisie, et du blanchiment d'argent. En clair, Tébessa est une illustration de ce qui se passe dans un nombre très important de wilayas (préfectures, l'Algérie en compte 48 – ndlr) du pays.
Aller à Adrar participe de cette même démarche. Cette région est réputée pour la vivacité du culte de saints, et le maraboutisme y est très prégnant. Adrar, contrairement à Tébessa, connaît une très forte paupérisation, et la population est suspendue à l'action caritative des notables.
Depuis son « élection », le président Bouteflika a déployé une politique visant à redynamiser les réseaux confrériques pour se donner une base sociale et des relais électoraux. Car lui-même est coopté par le collège des prétoriens et ne dispose pas de forces sociales sur lesquelles il peut s'appuyer. Il met donc en place une politique de patronage, à travers notamment la nomination d'un conseiller de la présidence chargé des confréries.
Redynamiser les réseaux confrériques pour se donner une base sociale
L'un des grands intérêts de votre livre est de décrire à partir de votre expérience cette politique de « patronage ». Comment cela se passe-t-il, concrètement ?
Les autorités identifient les notables des confréries pour leur donner une reconnaissance institutionnelle, et renforcer leur rôle de représentants régionaux en injectant de l'argent pour construire des mosquées, des écoles coraniques, affecter des quotas de passeports pour le Hajj (le pèlerinage à La Mecque), tenir des colloques et des séminaires. C'est par ce biais que l'on redynamise les réseaux confrériques, en allouant une partie des bénéfices de la rente pétrolière en direction de ces confréries, à travers le ministère des affaires religieuses, mais aussi le représentant des confréries à la présidence.
J'ai voulu voir ces phénomènes à l'œuvre sur plusieurs élections, les législatives de 2002, l'élection présidentielle de 2004. Puis, je suis revenu sur ces terrains pour tester la validité de ce travail ethnographique au moment de l'élection de 2012.
Rassemblement électoral nocturne organisé à Touat par le notable local el Hâj Mohammed El Guerrout (mai 2012)© Mohammed Hachemaoui
On se souvient qu'en 2012, les observateurs à Alger pronostiquaient une victoire du MSP, le parti musulman conservateur membre du gouvernement. Finalement, c'est le FLN qui, comme d'habitude serait-on tenté de dire, l'a emporté aux législatives. De votre poste d'observation, comment avez-vous envisagé cet épisode, qui a conforté le FLN comme vitrine du régime algérien ?
La politique électorale dans les systèmes autoritaires demeure un domaine qui n'est pas très exploré par les politistes. Ils partent du postulat que ce sont des élections fermées et sans surprise, donc sans choix ni intérêts heuristiques. Un deuxième piège guette l'étude des « élections sans la démocratie ». Prendre au pied de la lettre les résultats, pour ensuite observer l'évolution des forces politiques et idéologiques (« montée » ou « déclin » de l'islamisme, etc.)… Pour dépasser ces écueils, l'approche que je développe, se déploie sur deux axes. Elle vise d'abord à inscrire ces élections dans le cadre du dispositif autoritaire. J'analyse ensuite les pratiques politiques quotidiennes qui ont cours derrière les discours formatés des élites visibles d'Alger. L'immersion dans les arènes locales permet, par-delà les clichés véhiculés par la presse d'Alger, d'observer la fabrique de la politique réelle.
Cette plongée par l'immersion et l'observation participante (dans les cérémonies confrériques, les festins tribaux, les conclaves des « grands électeurs », etc.) permet d'appréhender l'élection comme un jeu social. En lui-même, le résultat ne m'intéresse pas, parce qu'il n'est pas fiable. Appréhender l'enjeu électoral comme un théâtre social offre une entrée pour observer ce qui se joue à l'ombre de l'autoritarisme.
S'appuyer sur le « tribalisme sans tribu »
Vous citez notamment l'anecdote du commissaire du FLN de Tébessa qui se présente à quelques jours de l'élection devant une assemblée de notables, et détaille la liste de son parti, élaborée en fonction du rapport de force local entre les tribus. Pour se faire élire, les partis misent donc constamment sur ce type de marchandage ? C'est comme cela que le FLN parvient à quadriller le pays ?
Dans les régions comme Tébessa où le « jeu tribal » est prégnant, c'est avant tout la règle tribale qui détermine l'élaboration des listes électorales. Cette règle s'applique d'ailleurs aussi bien pour le FLN que pour les islamistes. Mon enquête a permis de déconstruire cet artefact. Quand j'arrive à Tébessa en 2002, pour mon premier terrain, on ne me parle que de tribus, et l'on m'explique (les professionnels de la politique locale) qu'il faut que je comprenne la hiérarchie tribale pour saisir ce qui se passe. La « carte tribale » présentée par le « modèle indigène » – que l'on retrouve au demeurant dans la « science coloniale » –, se compose de deux « collèges » : le premier est celui des « tribus » dites « majoritaires » ; le second, celui des « tribus » dites « minoritaires ». C'est d'ailleurs en suivant ce « paradigme indigène » qu'un rapport d'une institution officielle analyse les élections législatives de 2002 à Tébessa. Cette note appréhende la répartition du corps électoral en fonction des tribus ! Je suis devant une véritable énigme : serait-ce possible que, dans la République populaire algérienne, l'on procède à des recensements d'ordre tribal ? Comment se fait-il que lorsque je rentre dans la Mohafadha, le commissariat de Tébessa du FLN, je découvre que les murs de la « salle des opérations » sont entièrement tapissés de tableaux classant les électeurs par tribus ?
Aurions-nous affaire à des tribus résilientes, qui auraient résisté à la colonisation puis à soixante ans de construction de l'Etat national ? La colonisation de conquête et de peuplement a achevé la dépossession foncière, l'impôt et le séquestre, la désagrégation des tribus. La tribu fière, remuante, imposante d'avant la colonisation, qui possédait des centaines d'hectares, une cavalerie, ne payait pas l'impôt, ça n'existe plus depuis la fin du XIXe siècle.
Si la « tribu » s'est désagrégée en tant que « structure sociale », en tant que « souveraineté sur un territoire », elle s'est perpétuée en revanche en tant que « discours social » et représentation discursive. D'où ma thèse d'un tribalisme sans tribu.
Rassemblement électoral nocturne organisé à Touat par le notable local el Hâj Mohammed El Guerrout (mai 2012)© Mohammed Hachemaoui
Concrètement, comment le FLN a-t-il joué sur ce tribalisme pour se forger une base électorale ?
L'arène politique locale est aujourd'hui dictée par une règle, informelle et prégnante, issue du tribalisme et dite de la « Arouchia » : celui qui doit conduire la liste d'un parti doit émaner de la tribu dominante, celle des « N'mamcha ». La deuxième place de la liste va à une autre tribu bien spécifique, et ainsi de suite, je détaille le système dans mon livre.
À ce système s'est greffé un autre avec l'arrivée d'un nouvel acteur déterminant au début des années 2000, et cet acteur, c'est l'argent, que l'on nomme en langage dialectal algérien la « chkara », le sac-poubelle. C'est la métaphore de l'argent sale. C'est cette nouvelle force qui bouscule cette règle de la « Arouchia », du tribalisme. Ces acteurs-là achètent les positions éligibles sur les listes des machines électorales du régime.
Au début des années 2000, nous avons donc la situation suivante : un nouveau président, Bouteflika, coopté par l'armée et issu du FLN. Il a nommé Ali Benflis comme premier ministre et l'a placé à la tête du FLN. Les clientèles du régime ont donc compris le message, qui est la victoire annoncée du FLN aux élections législatives de mai 2002. La nouvelle machine électorale du régime ne sera plus celle du RND, le parti du président Zéroual en place avant Bouteflika, mais celle du FLN. Les clientèles du régime, les « tycoons » (magnats de l'économie informelle – ndlr), qui ont amassé des fortunes dans l'économie informelle et pratiquent la corruption, l'évasion fiscale, cherchent à s'acheter une protection politique. Ils vont investir leur argent directement dans la machine du pouvoir du moment.
Or les gouvernants, qui ont besoin de rendre attractive une élection verrouillée, vont ouvrir la politique électorale à cette force sociale émergente, celle de l'argent, qu'incarnent les tycoons. Les plus fortunés d'entre eux mettent en place leurs listes ou arrachent des positions éligibles sous la bannière des machines électorales du régime. Ils pratiquent l'achat des voix à grande échelle, l'évergétisme, la distribution des œuvres caritatives. D'autres, plus puissants mais plus discrets, préfèrent financer la campagne électorale des principales écuries du pouvoir, à partir d'Alger.
Quatre répertoires performatifs sont à l'œuvre dans la fabrique de la politique en Algérie : le « tribalisme sans tribu », la « réinvention de la tradition maraboutique », le clientélisme et la corruption électorale. Et c'est la concurrence et l'hybridation de ces répertoires qui président, à l'ombre de l'autoritarisme, à la fabrique de la politique en Algérie. C'est valable pour 2002, mais je l'ai vérifié en 2004, et de même en 2012. Le nombre de députés « tycoons » à l'assemblée prend de l'ampleur à chaque élection. Ils sont présents au sein du comité central du FLN, et financent les coûteuses campagnes électorales du parti.
«Le coup d'Etat de 1992 a eu un coût très élevé: généralisation de la violence et de la corruption»
Comme symbole de cette clientélisation de la société algérienne, vous citez un certain Riahou, qui illustre à la fois cette corruption électorale et la prégnance du tribalisme sans tribu.
C'est un médecin, dont je donne le témoignage sous un nom d'emprunt, qui connaît bien Adrar, même s'il n'est pas natif de cette région. Il avait créé un parti au début des années 1980, et participé aux élections législatives, battu par le raz-de-marée islamiste, avant de dissoudre son parti avec le retour au premier plan de l'armée. Avec les élections législatives de 2002, il décide, fort des liens clientélistes qu'il a noués dans la région, d'entrer dans un petit parti, le Parti du renouveau algérien (qui se revendique d'un islamisme modéré) pour être candidat. Notre médecin monte une liste et mène une campagne moderne, sans s'appuyer sur les confréries. Pour lui, l'Algérie d'aujourd'hui n'a rien à voir avec celle du passé. Il se déplace dans toutes les villages fortifiés (ksours) de la région, s'entourent de jeunes, placardent quantité d'affiches et de tract. Au bout du compte, comme je m'en doutais, il a obtenu quelques centaines de voix, un score très faible. Pourquoi son discours n'a-t-il pas pris ? Parce qu'il est perçu d'abord comme un « étranger » (« berrani ») à la communauté des Ksouriens de l'Adrar. Son discours moderniste, foulant au pied les zawiyas (confréries), ne prend pas.
Le candidat Guerrout se recueillant, le jour du scrutin législatif du 10 mai 2012, devant le mausolée d'un murâbit du Touat © Mohammed Hachemaoui
En quoi le système de clientélisme généralisé que vous décrivez a-t-il mis le régime algérien à l'abri de la contestation qui a eu raison de Ben Ali et de Moubarak notamment, alors même que l'Algérie a connu depuis 2010 un nombre très important de mouvements sociaux, dans toutes les Wilayas et dans la plupart des secteurs d'activité ?
Le premier printemps démocratique arabe a eu lieu en Algérie entre 1989 et 1991, au moment même où les premières élections libres de région se sont déroulées. La restauration du régime prétorien qui commence avec le coup d'Etat de janvier 1992 a eu un coût très élevé : la généralisation de la violence et de la corruption. L'action conjuguée de ces trois facteurs a achevé d'éroder le capital social, sans lequel il est difficile de construire des mouvements sociaux, des partis politiques, des alternatives. Les soulèvements populaires de Tunisie et d'Egypte sont intervenus au moment où l'Algérie sortait à peine de la « sale guerre ». La redistribution des bénéfices de la rente que rend possible le boom pétrolier du début des années 2000 a permis d'acheter la paix sociale au moment où la Tunisie et l'Egypte connaissaient une crise sociale aiguë.
Avec votre fine connaissance du système politique algérien, quel regard portez-vous sur l'affrontement médiatique spectaculaire qui a lieu en ce moment au sommet de l'Etat (lire ici notre dernier article) ?
Il faut distinguer deux niveaux : « qui gouverne ? », puis « qui met à exécution ? ». Le parti, le FLN, le RND, tout cela nous ramène au « pouvoir infra-structurel », dont l'enjeu est la construction d'une base sociale pour le régime. Votre question porte sur une lutte de clans au sommet de l'Etat dont l'enjeu est la préparation de l'après-Bouteflika. C'est un affrontement, à mon avis, entre d'un côté le chef d'état-major Gaïd Salah et le frère du Président, Saïd Bouteflika, et de l'autre les services de renseignements algériens, le fameux DRS. C'est une bataille inégale, parce que le DRS est de loin l'appareil le plus puissant du régime ; il s'est constitué en un véritable Etat dans l'Etat, un Etat profond. Comme on peut le constater actuellement, on ne peut pas le déloger par un simple entretien ou déclaration, aussi fracassants seraient-ils. C'est le patron du DRS qui sort renforcé de cette affaire. Il contrôle bien les médias et la classe politique algérienne, qui est venue à son secours au nom de la défense des intérêts supérieurs de l'Etat et de la cohésion de l'armée.
Pour en finir avec la « transitologie »
Le fait de s'intéresser au local, au « bas » plutôt qu'au « haut » du régime, est-ce une manière de tenter de répondre à cette imperméabilité du pouvoir algérien, de documenter « cette boîte noire » comme vous le qualifiez vous-même ?
Je suis parti du constat que les études de sciences politiques, de sociologie politique qui portaient sur le système algérien contemporain accusaient un sérieux déficit ethnographique, et que l'on en était réduit à faire des conjectures ou à plaquer des modèles théoriques sur ce pays. Je n'oppose pas les études qui appréhendent la politique par le « bas » à celles qui l'appréhendent par le « haut », car c'est une opposition stérile. J'ai essayé de faire de la politique électorale une entrée pour analyser le fonctionnement du système politique in concreto. Cela supposait à la fois une immersion dans les profondeurs des arènes politiques locales, et en même temps une connaissance la plus fine possible du système de gouvernement dans son ensemble.
Les études anthropologiques qui s'intéressent au « micro » ont tendance à tourner le dos au système de gouvernement, et à faire de la société locale une sorte d'antithèse de l'Etat. J'ai donc essayé de faire un travail qui tienne compte du système de gouvernement, de la profondeur historique qui manque aux analyses politologiques, et d'une approche anthropologique la plus fine possible des arènes locales.
Il ne s'agit donc pas du tout d'une opposition entre sciences politiques et anthropologie ?
Au contraire, j'essaie de construire une passerelle conceptuelle entre histoire, sociologie, sciences politiques et anthropologie pour percer l'énigme de la politique en Algérie.
Pourquoi estimez-vous, en introduction de votre livre, que plusieurs « thèses en vogue » ou approches communément présentées pour tenter d'aborder cette énigme algérienne, comme la « transition vers la démocratie » ou encore la « malédiction du pétrole », sont en fait des freins à la compréhension du système algérien ?
La thèse de la transition démocratique a été plusieurs fois appliquée à l'Algérie, et notamment en 1998 dans un ouvrage de William B. Quandt, Between ballots and bullets, Algeria's Transition from Authoritarianism, paru aux Etats-Unis, puis traduit et publié en Algérie. Ce livre défend la thèse que le régime au milieu des années 1990 était à l'époque en train d'opérer une « transition qui l'éloignerait progressivement de son passé d'Etat autoritaire ». William B. Quandt était un politologue très influent, membre entre autres du conseil national de sécurité chargé du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord. Il reprenait les axiomes théoriques de la « transitologie » pour les appliquer à l'Algérie, et aboutir à la conclusion que le régime était en transition vers la démocratie.
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Mes réserves par rapport à cette thèse sont multiples. La « transitologie » est née au milieu 1980 au sein d'un groupe de recherche qui s'intéressait aux transitions politiques qui opéraient alors en Amérique du Sud (Argentine, Brésil...). À partir de l'étude de ces exemples, ils ont élaboré un modèle d'analyse qui veut que les régimes autoritaires peuvent entamer une transition démocratique en jouant d'une fissure au sein du pouvoir entre les « faucons » et les « réformateurs » au sommet du régime. Pour reprendre leur métaphore, il s'agit d'un échiquier à plusieurs étages entre ces « faucons » et les « réformateurs » et, au sein de la société, entre radicaux et modérés. Un pacte négocié entre ces quatre composantes permettrait selon cette théorie de réussir la transition vers la démocratie. Ce modèle d'analyse a voyagé, a été transposé sur les pays d'Europe de l'Est. Après la chute de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Egypte, on a encore tenté de greffer ce paradigme, qui pourtant accuse un certain nombre d'apories. La première, c'est son aspect téléologique, le fait de présupposer un point d'aboutissement au processus enclenché, qui serait la démocratie.
La transition est alors définie selon ces « transitologues » comme, je les cite, « l'intervalle entre un régime politique et un autre ». On voit bien aujourd'hui à quel point ce n'est pas le cas en Egypte au même titre que dans les multiples « régimes hybrides » stabilisés dans les années 1990 après une prétendue « transition démocratique ». Et même en Tunisie, l'année 2013 a été très difficile.
Cette « transitologie » est marquée aussi par l'oubli de la société et des forces sociales, la théorie, focalisée sur la négociation du pacte entre « élites stratégiques », ne les prenant pas en compte. C'est une vision de la politique complètement désincarnée. Et il n'y a pas de prise en compte non plus des héritages légués par les régimes totalitaires et autoritaires. On ne peut pourtant pas évoquer la politique en Egypte si l'on ne tient pas compte de l'empire économique de l'armée ! Cette donnée contraint la stratégie de tous les acteurs.
C'est pour cela que ce paradigme échoue à élucider l'énigme de la politique en Algérie. Postuler, à partir des élections présidentielle de 1995 et législatives de 1997 que l'Algérie est en cours de « transition vers la démocratie », c'est au mieux du wishful thinking. De même, l'idée d'une « malédiction des ressources naturelles » [sur ce thème, lire « La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie ? Réexamen critique des théories de l'Etat rentier et de la malédiction des ressources », Revue française de science politique, vol. 62, n° 2, avril 2012, p. 207-230] ne permet pas davantage de comprendre la situation algérienne, pour plusieurs raisons. Il y a d'abord plusieurs contre-exemples qui infirment la validité de cette « loi » qui prétend que les « ressources naturelles » conduisent à l'autoritarisme, à la ruine économique et aux guerres civiles : la Norvège, le Chili pré-Pinochet, le Botswana, etc. Ensuite, une corrélation n'est pas une causalité ! Est-ce que c'est la rente qui conduit à l'autoritarisme ou est-ce l'autoritarisme qui génère la dépendance à l'égard de la rente ? C'est ici qu'apparaît la nécessité d'étudier en profondeur les arrangements institutionnels car la rente ne se distribue pas d'elle-même, ce sont les institutions politiques qui président à cette distribution et au type d'usage réservé à la rente qui sont en cause. L'autoritarisme est antérieur, en Algérie, à la dépendance à l'égard de la rente pétrolière ! Ces paradigmes à la mode obscurcissent davantage qu'ils n'éclairent l'immense boîte noire qu'est devenue la communauté politique en Algérie.
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