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L'homme qui enterra l'Union soviétique
Publié dans El Watan le 26 - 04 - 2007

De mémoire de journaliste, on n'avait jamais vu ça ! Faudra-t-il aussi se résoudre à évoquer le président russe oubliant son statut, tentant maladroitement de se mettre au diapason de son peuple. Ainsi, il se transformait en rocker en se lâchant et en dansant, tel un pantin désarticulé avec un orchestre médusé. Cette situation cocasse avait fait rire tout le monde. Les Russes, eux, avaient ri jaune. Faudra-t-il ne garder que le courage de cet homme qui connut son heure de gloire pendant les journées du putsch avorté d'août 1991, quand il grimpa sur un char pour haranguer les foules, refusant le coup de force des conservateurs qui venaient de déposer Gorbatchev ? Faudra-t-il enfin plaindre ce grand malade, qui avait subi plusieurs pontages coronariens tout en continuant d'avoir un penchant singulier pour la vodka et qui ne s'en cachait pas publiquement ? Boris, ce fils d'une famille de paysans pauvres de l'Oural, était tout cela. Et pour compléter le tableau, il était aussi gaffeur. Mais par delà ces caricatures et plus sérieusement, l'Histoire retiendra qu'il était le fossoyeur de l'Union soviétique et le premier président russe démocratiquement élu ; qu'il a administré une thérapie de choc à l'économie russe jetant des millions de ses concitoyens dans la pauvreté alors que ses proches devenus oligarques se partageaient les dépouilles de l'ancienne économie collectiviste du pays.
L'armée rouge humiliée
La première guerre de Tchéchénie, c'était lui qui la déclencha en 1994 avec son lot d'humiliation de l'ex-Armée rouge, dont il portait l'entière responsabilité. Il tentera par la suite de se justifier en pleurs à la télévision, en vain… En septembre 1994 à Berlin, venu assister au retrait officiel des dernières troupes russes d'Allemagne, il surprit tout son monde en prenant place au sein de l'orchestre, qui ne s'attendait pas à cette intrusion extravagante. Quelques jours plus tard, il ne jugea pas nécessaire de faire escale en Irlande où l'attendaient les autorités officielles. Il rentra directement à Moscou. Et lorsqu'on lui demanda pourquoi cette attitude contraire aux us diplomatiques qui risquait de porter atteinte aux relations des deux pays, il fit l'ignorant, expliquant qu'il avait fait la grasse matinée et qu'il avait largement tancé ses conseillers pour ne pas l'avoir réveillé. En fait, la véritable version était tout autre. Il était bourré. «Ivre mort», avait alors commenté la presse moscovite. En mars 1996, il avait eu des mots désobligeants à l'endroit de la reine de Norvège et de son Premier ministre, qui le recevaient pourtant en grande pompe à Oslo. Il trouva fantaisiste la tenue aux couleurs criardes qu'ils portaient et qu'il qualifia de noms de fruits ! Vexés, les Norvégiens ne savaient plus quoi dire. Né le 1er février 1931 dans une famille paysanne d'un petit village de l'Oural, cet ingénieur en construction commence sa carrière politique à l'âge de 37 ans au sein du Parti communiste. En 1981, il est nommé au comité central. Remarqué par le nouveau secrétaire général du PC US, Mikhaïl Sergeïevitch Gorbatchev, il devient en 1985, premier secrétaire du PC de Moscou. Mais les relations entre les deux hommes se dégradent, ce qui lui vaut d'être évincé du Politburo en 1987. Mais cette déconvenue n'aura pas d'impact sur le parcours de l'ambitieux Boris, décidé à gravir les marches de la gloire, d'autant qu'il n'a pas perdu son temps pour soigner sa popularité. C'est ainsi qu'en 1989 il se fait élire député de Moscou au congrès soviétique où il prend la tête du mouvement démocratique face à Gorbatchev. Homme controversé, il tient un langage qui plaît au peuple qui le consacrera définitivement, lorsque, président du Parlement de Russie, il claque la porte du PC US lors de son dernier congrès en 1990. Cette action spectaculaire a été saluée par le peuple.
Un putsch avorté
Boris visionnaire, a-t-il vu venir, pour prendre opportunément ses distances avec la vieille garde ? Ce qui est sûr, c'est que la suite des événements allait lui donner raison et lui ouvrir les portes du Kremlin puisqu'il remporte la présidentielle avec 57,38% des voix en juin 1991. Une présidentielle qui n'était pas du goût de ses farouches adversaires qui tenteront un putsch avorté deux mois plus tard, et qui constituera la véritable lancée d'Eltsine, plébiscité par les masses et intronisé sauveur de la démocratie.
Mais cet état de grâce prendra fin avec l'assaut contre le Parlement conservateur à l'automne 1993, puis la répression brutale de l'indépendantisme tchéchène. Ces faits terniront l'image du président, dont les capacités à diriger sont chaque jour mises en doute, en raison d'un penchant excessif pour l'alcool et de fréquents ennuis de santé.
Penchant excessif pour l'alcool
Eltsine réussit à se faire réélire en juillet 1996 à la tête du pays, face au rival communiste, mais subit peu après un quintuple pontage coronarien. La crise financière de l'été 1998 sonne le glas de sa popularité et le 31 décembre 1999, Eltsine est contraint de démissionner avant la fin de son mandat. Il demande pardon à son peuple pour ses erreurs. Il est le premier dirigeant russe à quitter le pouvoir de manière constitutionnelle. Depuis, il profitait de sa retraite sans plus intervenir publiquement sans doute, en raison d'un arrangement avec Poutine. Une fois, l'ancien président est sorti de sa réserve, pour critiquer vertement son successeur lors de l'assaut musclé contre les preneurs d'otages dans une école à Beslan. Sous son règne, la Russie s'est débarrassée des illusions d'une société ultraégalitaire, minée par les pénuries, devenue plus colorée, riche d'opportunités. Prooccidental, Eltsine ne le cachait pas, puisque le slogan de sa campagne électorale en 1996 appelait ses concitoyens à le suivre afin que «nous puissions devenir un pays normal», sur des affiches montrant le fameux saucisson immangeable de l'ère soviétique. Les dix ans que Boris Eltsine a passés au pouvoir ont vu son pays se débarrasser des longues queues quotidiennes devant des magasins aux produits hypothétiques. C'était la fabrique du communisme. Depuis, les magasins des grandes villes russes regorgent de produits de consommation occidentaux. Le tsar Boris est l'un des artisans de ce bouleversement. De même qu'il a été d'une souplesse surprenante et suspecte quand il s'est agi de l'élargissement vers l'Est de l'OTAN. Boris, contrairement à ses prédécesseurs, a su coopérer avec les Occidentaux lors des crises internationales ou en matière de désarmement, allant même jusqu'à annoncer un jour à la fin d'un dîner officiel au Japon qu'il avait décidé de faire désarmer illico les missiles nucléaires russes, ce qui a contraint ses conseillers et ses ministres à rectifier le tir.
Allié des oligarques
«Imprévisible, déroutant, Boris n'était pas fait pour cette fonction. De plus, il n'avait pas la stature d'un chef d'Etat d'une puissance renaissante. Son penchant pour la boisson l'a encore enfoncé», avait écrit l'éditorialiste du plus grand tirage moscovite. D'ailleurs, les journalistes russes ne s'empêchaient pas de lui tomber dessus assez souvent, pour ses dérives et pour avoir donné le coup de grâce à l'empire soviétique. L'Izvestia avait résumé : «Le rêve capitaliste d'Eltsine s'est dissous dans la corruption et une triste fin de règne.» Cet acharnement, à la limite de l'obsession, fait endosser à Eltsine tous les maux vécus par son pays qui a perdu son statut de grande puissance et qui a réduit les classes paysanne et ouvrière à l'appauvrissement. Sur la scène internationale, l'ancien président, au-delà de ses attitudes théâtrales déplaisantes aux côtés de ses pairs, a été épinglé pour avoir donné le feu vert par deux fois aux absurdes bains de sang tchétchènes. Enfin, il a laissé les oligarques, ceux-là mêmes qui ont financé sa réélection en 1996, agir à leur aise, en dépouillant le pays, à travers des privatisations opaques qui ont consacré de nouveaux tsars comme le roi du pétrole Khodorvski, aujourd'hui en prison, ou encore Abrahamovitch qui compte parmi les plus grosses fortunes dans le monde ayant racheté Chelsea et une brochette d'autres managers tout aussi suspects les uns que les autres ; comme l'homme d'affaires Boris Berzovski, proche de la famille Eltsine, en exil en Grande-Bretagne depuis l'arrivée de Poutine au pouvoir. L'ex-président a été accusé de détournement d'argent. Il disposerait de biens mal acquis en Russie et ailleurs. Il aurait en sa possession deux yachts estimés à un million de dollars et une villa luxueuse en France, d'une valeur de 11 millions de dollars, sans compter les nombreux cadeaux de valeur offerts généreusement par ses amis oligarques. Finalement, qui était Boris Eltsine ? Un journaliste spécialiste de la Russie le décrit mieux que quiconque. «Un des dirigeants de l'appareil soviétique poussé par l'Histoire à prendre un rôle pour lequel il n'était pas fait et qui l'a placé au cœur du formidable malentendu entre l'Occident et la Russie. Là où nous voyons toujours, le premier président démocratiquement élu, les Russes considèrent l'ère Eltsine comme l'une des pires qu'ils aient vécues et qu'il a été le fossoyeur de l'Union soviétique dans un apparat de… clown raillé par ses pairs…» Triste fin.
PARCOURS
Né le 1er février 1931 à Boutka, Boris Eltsine a fait ses études secondaires à Berzniki, puis étudié à l'institut polytechnique de l'Oural. Il adhère en 1961 au Parti communiste de l'Union soviétique et devient en 1969 fonctionnaire du parti. Il dirige, à partir de 1977, la section du parti de l'oblast de Sverdlovsk. C'est à ce titre qu'il ordonnera la démolition de la villa Ipatiev, où furent massacrés, en juillet 1918, le tsar Nicolas II et sa famille. Du 24 décembre 1985 à 1987, il dirige la section du parti de Moscou. Il est démis de ses fonctions pour avoir reproché à Mikhaïl Gorbatchev la lenteur de ses réformes et à sa femme Raissa de se mêler des affaires d'Etat. En mars 1989, il est élu député au congrès des députés du peuple de l'Union soviétique. En mai 1990, il est nommé président du Soviet suprême. En juin 1990, il déclare la souveraineté de la RSFS de Russie et démissionne du Parti communiste. Lors de l'élection présidentielle russe du 12 juin 1991, il est élu avec 57% des voix. Il reste président jusqu'au 31 décembre 1999, date à laquelle il démissionne pour raisons de santé, convaincu par sa fille et conseillère Tatiana Diatchenko. Son successeur avec lequel il a visiblement signé un deal est Vladimir Poutine qui lui a rendu un vibrant hommage.


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