Dans un monde menacé par la confusion et la destruction, il s'agit — loin des tentations politiciennes de réécriture de l'Histoire ou d'instrumentalisation de la religion — de penser le désastre d'un passé occulté et de penser ce qui advient au présent. La philosophie s'est définie comme l'acte global par lequel l'homme prend pleinement conscience de son être-au-monde et, par là, tente de se rendre de plus en plus libre. L'histoire de cette discipline n'est, en définitive, que l'histoire d'une libération toujours à venir. Mais la philosophie s'est trouvée, depuis son origine, quasiment en concurrence avec des «voix» plus autoritaires ou résonnant plus fort : avec la mythologie, avec le discours politique et religieux, ou même la littérature. Ainsi, la philosophie a suscité, au mieux la défiance, au pire le rejet. On a même craint, un temps, qu'elle vienne se substituer à l'acte de foi ! Bien sûr, on pense aux philosophes grecs définissant les contours de la Cité. Mais les Arabes n'ont pas été en reste. La philosophie a trouvé aux premiers temps de l'Islam un terreau plus que fertile. Epoque bénite des grandes «disputes» et des grands livres de synthèse, époque de débats d'une violence inouïe et d'une liberté inimaginable aujourd'hui. Epoque où les philosophes s'interrogeaient sur le statut ou l'image de Dieu, sur la portée de liberté de l'homme… De Al Kindi à Ibn Tufayl, de l'Orient abasside à l'Occident andalou, le travail de la pensée s'est développé dans le sillage de la philosophie grecque et de la traduction massive, c'est-à-dire d'une ouverture au monde, mais aussi en parallèle avec l'acte de foi. Ainsi de Ibn Rochd, qui, selon la formule consacrée, tenta de «concilier la raison et la foi». On a coutume de dire qu'avec sa mort, en 1198, la philosophie en terre d'Islam s'est éteinte. Pour toujours ? A voir. Les questions qu'elle posait sont en tout cas toujours d'actualité, malheureusement. Entre-temps, force est de constater que la philosophie s'est développée ailleurs, défiant de plus en plus l'autorité politico-religieuse et affirmant son autonomie. Force est de constater encore qu'au XXe siècle et jusqu'en ce début de millénaire, la pensée est l'apanage de l'Occident : Allemagne, Angleterre, Etats-Unis, France, Italie,… Cet Occident qui, étrange paradoxe, est à la source des plus grandes violences (guerres mondiales, exterminations, colonisation, occupation,…). Même si l'époque des grands systèmes philosophiques (phénoménologie, existentialisme, structuralisme,…), des personnalités à l'autorité forte et naturelle (Heidegger, Sartre, Derrida, Habermas…) qui pouvaient faire l'opinion, semble finie. Aujourd'hui, notre «horizon d'attente» (selon l'expression de Gadamer) est bouleversé. Le libéralisme et la mondialisation, les guerres sourdes et la crispation identitaire imposent un autre ordre de pensée. Pourquoi alors la philosophie ? Pourquoi ne déclare-t-on toujours pas son avènement dans les pays dits du Sud ? Pourquoi, l'art, la littérature et jusqu'aux sciences humaines ont-ils recouvré leur autonomie, ont-ils étendu le champ de leurs libertés, mais toujours pas de philosophie en vue ? Pis, tout ce qui se produit, se confond en permanence avec la pensée politico-religieuse : actualité oblige, il y a, d'une part, une inflation de «politologie», et, d'autre part «l'islamologie» qui impose ses lois. De Mohammed Arkoun à Nasr Abu Zeid, de Youssef Seddik et Abdelwahab Meddeb, de Burhan Ghalioun à Ali Harb, tout ce qui se pense et s'écrit dans le monde arabe aujourd'hui ne l'est qu'à la une de ses deux pôles magnétiques. Ces penseurs semblent nous dire alors que le travail de la pensée, aujourd'hui dans le monde arabe, consiste, comme aux temps premiers, à baliser le terrain miné de nos croyances, à revenir à leurs fondements historiques. Cela nous aiderait à être plus lucide et moins confus lorsqu'il s'agit d'aborder les crises qui secouent notre monde et édifier enfin, une pensée qui saurait réconcilier les géographies multiples de la pensée humaine et signifier la singularité absolue de la raison. Car, il s'agit encore et toujours de rendre l'homme plus libre.