Les élections législatives du 17 mai 2007 ont été marquées au fer rouge par l'abstentionnisme : selon les chiffres officiels du ministère de l'Intérieur, plus de 63% des électeurs inscrits ont boudé les urnes, préférant ainsi l'abstention au vote, la défection à la participation, la sanction à la caution. Jamais depuis la mise en place du régime des «élections sans la démocratie», la participation électorale n'a été aussi maigre. La tendance à l'abstention n'est pourtant pas si nouvelle que cela : aux élections législatives de mai 2002, le taux d'abstention officiel avait, pour la première fois dans l'histoire politique de l'Algérie indépendante, franchi la barre des 54%. Le fait notable est ailleurs : même les dispositifs administratifs opaques et les chiffres officiels reluisants qui servaient habituellement à embellir les résultats ne parviennent désormais plus – sinon de façon par trop grossière – à cacher la lame de fond abstentionniste qui continue impassiblement sa progression. Que traduit cette vague abstentionniste ? L'abstention, massive et structurelle, fait éclater les variables lourdes et les déterminants du choix électoral. Déferlante, elle n'est plus, comme par le passé, une donnée électorale propre aux grandes concentrations rurbaines et à la Kabylie ; elle s'étend désormais à l'arrière-pays, là où le régime compte pourtant ses bases de soutien les plus fidèles. La distribution sociale de l'abstention dans les intérieurs du pays a partie liée avec un autre phénomène social : l'émeute. Celle-ci n'est plus, comme dans les années 1980, le propre des grandes villes du Nord, mais se manifeste dans les nouvelles agglomérations de l'arrière-pays. L'abstention électorale traduit l'échec de l'émeute ; la défection venant comme intériorisation de l'échec de la prise de parole. Le spectre de l'abstention est large ; il englobe nolens volens le lumpenprolétariat paysan, la jeunesse urbaine déshéritée, les couches moyennes inférieures, les classes moyennes supérieures, les femmes aussi bien que les hommes. L'abstentionnisme n'est pas un répertoire propre à une catégorie en particulier : il réunit ceux qui refusent d'aller voter par connaissance des règles politiques (dissenters) et ceux qui boudent l'urne par indifférence à la chose politique (assenters). La vague d'abstention est la combinatoire des frustrations liées à chacun de ces groupes sociaux. Par-delà la diversité de leurs griefs, celle-ci traduit un fait indéniable : le désaveu du régime politique. L'abstentionnisme est toujours et partout tributaire des représentations que se font les électeurs de l'élection. Or, en boudant massivement les législatives, les électeurs n'expriment pas seulement une indifférence à l'égard d'un scrutin ; ils manifestent, d'une façon on ne peut plus cinglante, leur rejet des règles du jeu politique, contribuant ainsi à la mise à nu du régime. Ce dernier est pris dans son propre piège : en évidant les élections de tout enjeu d'alternance démocratique et en faisant par surcroît de l'Assemblée une chambre d'enregistrement dépouillée de toute prérogative de contrôle parlementaire, le régime algérien a jeté, lui-même, le discrédit sur sa propre formule politique : celle des «élections sans la démocratie». En cinq ans, l'assemblée n'a conduit aucune enquête parlementaire sur les énormes affaires de corruption et de dilapidation de biens publics, n'a tenté aucune mesure pour contrôler les dizaines de milliards de dollars qu'enferme le Fonds de régulation des recettes. Poussant l'humiliation jusqu'au bout, l'Exécutif lui a fait adopter, en l'espace d'un trimestre, deux lois sur les hydrocarbures, pour le moins opposées, sans le moindre débat parlementaire. Dans ce contexte, l'APN n'est plus guère qu'un instrument d'ascension clientélaire, de capture des revenus de la rente et d'accumulation de privilèges. Comme telle, elle n'échappe pas à la dé-légitimation morale et politique du régime politique dont elle est un instrument et une caution. La défection électorale du jeudi 17 mai 2007 est l'expression de l'érosion des soutiens, du rejet de la formule politique ; elle remet à la surface la crise de légitimité qui habite le régime depuis l'effondrement de la légitimité révolutionnaire en octobre 1988. La distribution des revenus de la rente et la subvention de la société ne suffisent décidément pas à produire une légitimité alternative, la dé-légitimation politique et morale du pouvoir étant trop forte : les gouvernés – poussant la logique instrumentale de la formule de gouvernement de la distribution de la rente à la place de la représentation politique («pas de taxation, pas de représentation») – prennent le premier terme tout en contestant le second. Une crise politique est par définition une période dans laquelle le pouvoir est contesté en lui-même et durant laquelle se trouvent modifiées les croyances sur l'organisation politique.