Il est, entre deux avions, même débordé, fidèle à lui-même : toujours chaleureux, élégant et direct. Au seuil de son appartement du populaire dix-huitième arrondissement de Paris, l'accolade est franche, la voix grave et claire. Sa compagne, comédienne elle aussi, dépose un plateau de thé et, tandis que l'on s'installe autour de la table basse, sur les tapis du bled, leur petit Emir se glisse parmi nous, tranquille et souriant. Aux murs, parmi des centaines de livres et des objets chinés, un beau portrait en noir et blanc suspend le regard : la ressemblance est telle qu'elle en est touchante. «Mon père est enterré à Belcourt, avec son père et son grand-père. C'était un homme d'une grande sensibilité, ce qui n'est pas simple en Algérie. Mais, il était fou de son pays.» Si ce père algérien lui a refilé ce que Lyes Salem appelle joliment le «syndrome du fennec», sa mère, française, comédienne et alors programmatrice au Centre culturel français d'Alger, l'a promené partout dans l'univers détonnant du spectacle, des planches annuelles du Festival d'Avignon à la cabine de projection du centre où le bambin joue des heures dans les bobines et découvre, médusé, le métier d'acteur en visionnant par hasard le Molière d'Ariane Mnouchkine. «C'est ma base, des images que j'ai depuis toujours avec moi, une sorte de bagage initiatique…» Mektoub. De ces cultures mêlées, interactives et non bipolaires, cœur de son identité rayonnante, Lyes dit qu'il lui est toujours difficile, «curieusement», d'en dessiner les contours, d'en cerner la complexité et évoque, métaphoriquement, le match France-Algérie de 2001, celui où les supporters français dits «beurs» sont descendus sur le terrain : «Ce match, c'était une fête, je ne pouvais pas perdre ! Mais il m'a jeté dans une tristesse dont j'ai mis des semaines à me remettre. Non pas parce que je me suis reconnu dans le malaise des supporters, issus de l'immigration comme on dit encore ici, mais parce que le dénouement de cette soirée était comme une négation de moi-même, une injonction à choisir mon camp. J'ai pris ça en pleine face et c'est peut-être là que je dois chercher l'explication de ce qui me pousse à faire des films en Algérie aujourd'hui.» Lyes Salem est né à Alger et y est presque devenu un homme. Un césar en 2004 A 17 ans, il rejoint sa mère à Paris, réussit mollement le bac grâce à l'option théâtre, s'inscrit sans enthousiasme en lettres à la Sorbonne, entre rapidement à l'école de Chaillot, «trop rigide», dont il s'évade pour brillamment réussir l'entrée du fameux Conservatoire national d'art dramatique de Paris. S'il a beaucoup joué au théâtre, notamment Shakespeare, et espère, en tant qu'acteur, ne jamais se défaire de cette part de bonheur au travail, les projets se font plus rares. «En réalité, je crois avoir assez mauvaise presse dans la famille théâtrale dont je suis issu. Plus jeune, j'étais trop grande gueule. Je ne supportais pas de bosser avec des cons.» Franc et direct, c'est ce qu'on disait. S'il est aussi passé par la télé, notamment en 2004 dans le téléfilm d'Alain Tasma sur le trop méconnu 17 Octobre 1961, Nuit noire, et joue chez Spielberg, Jacquot, Jolivet ou dans le dernier Moknèche, c'est par la réalisation qu'il trouve sa liberté de ton, explore son identité, fouille son histoire pour en extraire des petites merveilles de courts-métrages. En 2001, Jean Farès, un cocasse morceau de bravoure de dix minutes qui filme la conversation téléphonique d'un jeune Algérien annonçant à sa famille et à sa belle-famille française la naissance d'un enfant à qui il va bien falloir choisir un prénom, est sa première réalisation. Il y interprète également l'unique rôle, Driss, avec beaucoup d'humour et de délicatesse et ce premier essai raflera de nombreux prix, de Milan à Marrakech, de la Réunion à la Biennale du cinéma arabe de Paris. Mais c'est Cousines, en 2004, qui lui vaudra une rapide et méritée reconnaissance professionnelle, en recevant le césar du meilleur court-métrage de l'année, césar qu'il dédiera à toute l'équipe de travail et «plus particulièrement à l'équipe algérienne (…), aux jeunes, aux moins jeunes et aux pas jeunes du tout en Algérie qui ont un désir de cinéma, un désir vital». «Je veux parler en Algérie» Ce désir vital, vivant et vibrant, c'est aussi le sien : Lyes Salem est dans l'urgence. «Je ne veux pas parler de l'Algérie. Mais je veux parler en Algérie. Même si je vis en France. J'ai grandi là-bas, j'y ai une famille, un appartement, une vie. Je fais des allers-retours. J'ai besoin de voir sur l'écran un type qui a les mêmes traits de caractère que moi et qui parle cette langue que je ne maîtrise plus sur le bout des doigts mais qui fait partie de ma mémoire et de mes sens. Toutes les cultures ont besoin de ce miroir.» Et cette nécessité va bien au-delà des mots. Car, après ce couronnement télévisuel que certains attendent pendant des années, alors que des producteurs et des acteurs connus viennent frapper à sa porte, le bambin des bobines rempile, convainc ses producteurs algérien et français, s'accroche à son désir intime : faire un premier long en Algérie, et en arabe, afin que le public de sa terre natale se retrouve dans sa langue, ses paysages, ses paradoxes. «Je suis un idiot qui, après un césar, persiste et signe, dit-il en souriant. C'est risqué : je me coupe ainsi des plus importants comptoirs de financement français. J'ai trouvé de l'argent en Algérie mais on sait tous que sans une coproduction européenne importante, les films ne peuvent se faire selon les normes internationales en Algérie. Son industrie cinématographique est à reconstruire. Les Marocains ont réussi à mettre en place toute la chaîne de production d'un film. Pourquoi pas nous ? L'Etat doit donner les moyens à ses artistes de s'exprimer.» Entre deux tasses, il évoque l'écriture laborieuse du scénario, qui lui a pris deux années et l'a rendu assez nerveux. «C'est peut-être aussi parce que j'ai écrit en étant basé en France, je ne sais pas…» Emergeant du fond d'une ruelle, des youyous tintinnabulants et providentiels lui coupent la chique. Alger n'est jamais très loin pour qui la porte au cœur et la ténacité avec laquelle il défend son rêve est payante : le tournage de Mascarades, puisque c'est son nom pour l'instant, devrait commencer dans quelques semaines. Lyes attend encore quelques réponses de financeurs, termine ses repérages dans les Aurès et fignole son casting. Tous les acteurs sont algériens et certains étaient déjà de l'aventure de Cousines, ce court auréolé où Lyes interprétait Driss, personnage créé pour Jean Farès, sorte de double cinématographique d'un Algérien vivant en France. «Driss est un Algérien et un émigré, précise-t-il pour ceux qui voyaient dans ce personnage, retournant au bled, dans Cousines, après plusieurs années d'absence, l'image de ces Français d'origine algérienne en décalage avec la réalité du pays de leurs parents. «Si l'on est attentif au film, on s'aperçoit que ce n'est pas Driss qui a changé, c'est l'Algérie. Ce n'est pas de la simplicité. Je me souviens parfaitement que, pendant l'écriture, j'avais un souci permanent d'honnêteté vis-à-vis du public algérien mais aussi vis-à-vis de moi-même : je ne voulais pas me faire croire que les années que j'avais passées sans remettre les pieds en Algérie ne m'avaient pas coupé d'une certaine réalité.» Après le décès de son père en1993, Lyes n'a pas revu la terre rouge de son pays pendant six années, six années cruciales. Pour son deuxième court, il ne pouvait pas ne pas évoquer ces retrouvailles et c'est à travers les femmes qu'il les a racontées «parce que ce sont Elles, pendant la décennie noire, qui m'ont aidé à croire que tout n'était pas perdu». Le temps de la légitimité ? De ces femmes, il sait dire avec tendresse la solidité, la combativité, et souligne, également, par contraste, la névrose d'hommes souvent dépassés par un statut de plus en plus difficile à honorer. Hommage émouvant, intime, pertinent et engagé, avec lequel le futur Mascarades, fable rurale macrocosmique aurésienne, dégagée de la nécessité de l'auteur de se raconter, vient quelque peu s'inscrire en rupture. Le temps de la légitimité ? «Je veux faire du cinéma. Je choisis donc de faire un film de genre, ce qui n'empêche pas d'aborder certaines questions sociales. Un film, c'est un objet qui dépasse les frontières, qui contourne les médias, ce que les "news"dénigrent ou caricaturent. En Algérie, l'isolement dure depuis trop longtemps, le monde nous renvoie trop souvent une image dégradée de nous-mêmes. Du coup, la production cinématographique étant faible, souvent fabriquée à partir de l'étranger, la critique est dure car le public attend désespérément un miroir. Mais un film est avant tout une œuvre personnelle. Moi, j'ai choisi un microcosme rural pour que la petite histoire rejoigne la grande. Le film traite du jeu des apparences, des signes ostentatoires de richesses et pose la question : Est-il important d'avoir ou d'être ? » A n'en pas douter, une question à laquelle Lyes Salem a trouvé sa réponse. Au loin, les youyous se sont tus. Son sac est presque fini, il y a jeté un recueil d'entretiens de Kateb Yacine, ce poète boxeur qui «peignait avec amour nos plus noirs côtés». Demain, il prendra l'avion pour partir relever ses manches, plonger dans le soleil blanc de la belle, bruissante et famélique Alger, pour rejoindre, sur cette autre rive qui est aussi la sienne, sa cité des Oliviers et l'autre part de son cœur dont il lui faut absolument témoigner. Parcours – 7 juillet 1973 : naissance à Alger – 1987 : départ d'Alger pour Paris – 1995 : entrée au Conservatoire national d'art dramatique – 2002 : Jean Farès reçoit le grand prix du court métrage à la biennale du cinéma arabe de Paris – 2004 : Cousines reçoit le césar du meilleur court métrage de l'année – 2007 : début du tournage de Mascarades, son premier long-métrage.