Propos recueillis à Genève – Votre photo demeure une icône dans le monde. Aujourd'hui, elle fait un tabac au Mexique… – René Burri : Effectivement, cette photo du Che est actuellement visible partout au Mexique, dans les métros, les rues, les bistros… Un musée de Mexico a choisi de la mettre à l'affiche pour promouvoir mon exposition «René Burri – Un monde.» C'est la meilleure façon de rendre hommage au Che, alors que nous célébrons l'anniversaire de sa mort. Le lieu de Mexico est très symbolique. C'est là que le Che a rencontré pour la première fois Fidel Castro en 1955 et que le projet révolutionnaire a pris forme, avant d'être rejeté ailleurs par le Mexique. – Ailleurs, c'était donc Cuba ? – En décembre 1956, Castro débarque avec le Che à Cuba. Aujourd'hui, je constate que la jeunesse latino-américaine adule encore davantage le Che. Les enfants de la mondialisation voient dans ce personnage une icône contre la misère. – Comment avez-vous réalisé ce portrait du Che ? – En 1963, j'avais tout juste 30 ans en débarquant avec Laura Bergquist dans le bureau du Che, à La Havane. La journaliste américaine avait réussi l'impossible en décrochant une interview avec le grand révolutionnaire, trois mois après la crise des missiles. La rédaction de Look avait reçu l'autorisation des autorités américaines pour réaliser l'interview. En catastrophe, l'agence Magnum avait dû dénicher un photographe, le soir de la Saint-Sylvestre, pour partir à Cuba. – C'est tombé sur vous ? – J'ai aussitôt quitté Zurich pour Prague, où j'ai pris un Iliouchine soviétique en provenance de Moscou pour La Havane. – Vous êtes arrivé à La Havane quelques jours avant le quatrième anniversaire de la révolution… – C'était le 2 janvier 1963. Le peuple, qui soutenait le nouveau régime, était fier de narguer les Américains. Surtout après l'épisode de la baie des Cochons en 1961, qui marqua la cuisante défaite des Etats-Unis. La rencontre avec le Che s'est déroulée dans son bureau du Ministère de l'Industrie. Un bâtiment au cœur de La Havane. J'ai revisité l'endroit au début de cette année, en marge de mon exposition. Rien n'a bougé. Le mobilier est toujours le même, comme si on attendait le retour du Che. Les dossiers, les papiers éparpillés sur le bureau, une immense carte de la grande île des Caraïbes toujours accrochée au mur. Tout est resté figé. L'esprit du Che hante toujours la pièce. – Cela a réveillé en vous le souvenir précis de votre unique rencontre… – Il était en tenue de combat. Il paraissait très nerveux. Les stores de son bureau étaient fermés. Le Che était comme un lion en cage. Alors qu'il avait parcouru toute l'Amérique latine en moto, je me suis dit que ce révolutionnaire était impatient dans son bureau dominant la place de la Révolution à La Havane. – Est-ce qu'il s'est laissé facilement photographier ? – J'ai vite remarqué qu'il n'aimait pas fixer l'objectif. Dans la pénombre, j'ai vidé mes huit bobines. Le Che, colérique, fumait son cigare. L'entretien avec la journaliste américaine a duré près de trois heures. La rencontre a très vite tourné à l'affrontement idéologique. Il a tenté d'expliquer à la reporter américaine les bénéfices de la révolution cubaine. Pendant ce temps, je réalisais l'une de mes séries de portraits les plus remarquables mais aussi les plus intimes. Reste qu'il ne m'a pas offert de cigare. – Aujourd'hui que reste-t-il du Che à Mexico ou à La Havane ? – Il reste ce portrait avec le fameux cigare entre les lèvres. Une image qui n'a pas fait de moi un homme riche, loin de là. Les révolutionnaires, les atlermondialistes et surtout les capitalistes se sont approprié cette image pour leurs affaires. Chacun selon sa propre logique. A Cuba, vous pouvez acheter des tee-shirts à l'effigie du Che. Et à Paris, la même image en poster géant. La jeunesse du monde s'est appropriée la figure du Che. Dans les rues de La Havane, on ne voit que des posters du Che. Il y a le portrait du photographe Alberto Korda montrant le Che coiffé d'un béret. Il y a aussi le mien, le Che «hollywoodien» avec son cigare… Quarante ans après sa mort, ce révolutionnaire qui a été capturé et exécuté en 1967 en Bolivie fait toujours parler de lui. – Si vous êtes à Paris, ne ratez pas : Clamor, grito y amor, 1963-2007 exposition René Burri – galerie Esther Woerdehoff, 36, rue Falguière, Paris XVe – jusqu'au 20 octobre – du mar. au sam. de 14h à 18h.