Avant d'aborder ce sujet, il est tout à fait utile que nous disions aux jeunes générations pourquoi nous nous intéressons tant au cas de la Corée du Sud. Même si le fait d'évoquer ces raisons provoque en nous un certain sentiment d'amertume, il est de notre devoir de les rappeler autant de fois qu'il en sera nécessaire, car elles comportent certains enseignements dont l'assimilation est indispensable si nous voulons entreprendre et réussir un futur projet de décollage économique. Nos jeunes gens peuvent alors se demander pourquoi nous parlons de décollage économique, et pas de développement économique au sens classique du terme. Nous dirons simplement que même si le décollage économique est considéré par beaucoup d'Occidentaux comme une manière fantaisiste utilisée par les impatients comme raccourcis vers la puissance économique, nous, nous partons plutôt de considérations liées à la souffrance humaine, et nous le considérons comme l'unique moyen, pratiquement incontournable, pour sortir promptement du sous-développement et échapper à ses immenses périls — ceux-ci s'accentuant dangereusement avec la mondialisation et la globalisation de l'économie. Voici donc les raisons qui sont à la base de l'intérêt particulier que nous portons au cas sud-coréen : – 1- D'abord parce qu'il est temps que nous sachions précisément pourquoi, ayant entrepris nos tentatives de décollage économique quasiment à la même période que la Corée du Sud et partant sensiblement des mêmes conditions initiales (scientifiques, technologique, industrielles et économiques), pourquoi avons-nous échoué au moment où ce pays a si brillamment réussi ?! Pourquoi 40 ans après ces tentatives, les Sud-Coréens développés et puissants partent à la conquête du monde, au moment où nos jeunes compatriotes sous-développés et miséreux fuient leur patrie dans des embarcations de fortune ?! – 2- La seconde raison est que nous sommes réellement à bout de patience à force d'être toujours placés en position de recevoir docilement les explications et les directives des experts économistes internationaux, bien sûr toujours plus conscients que nous sur la façon de tirer les leçons de nos erreurs et sur la manière de mener notre propre relèvement économique ! (Les Sud-Coréens, eux, n'avaient apparemment pas ce fatal défaut de laisser les autres penser à leur place…). Les directives de ces experts, en grande partie inappropriées et stériles, ont souvent eu des retombées désastreuses sur nos économies. Sans grande exagération, nous dirons qu'elles sont responsables d'au moins 50% de nos échecs économiques. Mais toujours est-il que les 50% restants nous incombent complètement. La preuve, c'est qu'après 50 ans d'échecs, nous continuons à solliciter avec ferveur ces précieuses directives et à les suivre aveuglément (Joseph Basile avait donc raison quand il disait : «Penser et agir, ces deux dépassements de l'homme…» Penser par nous-mêmes n'est-il pas déjà le premier défi que nous devons commencer par relever ?! Et l'expérience sud-coréenne est bien placée pour nous le faire comprendre !). – 3- La troisième raison est que cette expérience sud-coréenne, aux enseignements inestimables, a vraiment besoin d'être expliquée en des termes moins savants et plus aisément compréhensibles par le commun des mortels. Nous éviterons donc les explications sophistiquées du style «L'harmonie industrielle est le fondement idéologique de cette économie politique (sud-coréenne) pour une paix sociale dans laquelle peuvent se déployer des opérations à “flux tendu” ou à “stock nul” pour le bénéfice de tous». Nous pensons qu'elles mettent plus de confusion dans les esprits que de lumière. Nous opterons donc pour la clarté et la simplicité de l'analyse, en essayant d'appliquer ce rayonnant principe d'Emerson : «Etre simple, c'est être grand» (même si notre présent souci de simplicité a d'autres objectifs que notre grandeur). – 4- La dernière raison, et non la moindre, est que l'exemple de la Corée du Sud est instructif à plus d'un titre. En effet, rien ne prédisposait ce pauvre petit pays d'Asie du Sud à un décollage économique aussi impressionnant ; nous dirons même que tout le prédisposait plutôt à un enlisement dans le sous-développement et la dépendance économique. Que s'est-il donc passé ? Eh bien, ce sera l'admirable histoire du plus bel exemple de volonté, de détermination, de courage, et surtout de bon sens politique, qu'un petit pays ait osé donner au monde ces deux derniers siècles… Une situation de départ bien difficile… Avant son décollage économique, la Corée traversa les nombreuses épreuves qu'ont connues la plupart des pays sous-développés de l'époque : au XIXe siècle, repliée sur elle-même et fermée au monde, elle fut l'objet continuel des convoitises de la Chine, des dynasties mandchoues et du Japon renaissant de l'époque Meiji. Elle sera longtemps l'enjeu des guerres entre ces deux pays. A partir de 1905, elle subit la dure occupation japonaise qui exploite les richesses du pays et contraint la population à de rudes privations (les Coréens connaîtront même la famine à certaines périodes sous cette occupation). Une farouche résistance coréenne fait face à l'occupant japonais, et vaut au gouvernement provisoire coréen, en exil à Washington et dirigé par Syngman Rhee, d'obtenir l'indépendance du pays à la conférence du Caire en 1943. A la conférence de Potsdam, il est décidé que les quatre grands (URSS, Etats-Unis, Chine et Royaume-Uni) garantiront conjointement l'indépendance du pays après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. A la suite de la capitulation du Japon en 1945, la question de l'indépendance du pays ne put être résolue comme prévu, et les négociations piétinent entre les deux grands. Enfin, l'URSS et les Etats-Unis se mirent d'accord pour désarmer ensemble l'armée japonaise présente en Corée, les Soviétiques s'occupant du Nord, les Américains du Sud. Les Etats-Unis proposent le 38e parallèle comme ligne de démarcation. En 1947, les Etats-Unis font adopter par l'assemblée générale des Nations unies le principe d'élections libres organisées sous l'égide de l'ONU. L'URSS refuse ces élections, considérant l'ONU comme proaméricaine. Devant ce ferme refus soviétique, des élections sont organisées dans la seule partie Sud, en mai 1948, et conduisent à l'élection d'une assemblée nationale constituante qui choisira Syngman-Rhee comme premier président de la République de Corée (couramment appelée Corée du Sud), dont la capitale sera Séoul. Dans la partie Nord, les troupes russes mettent en place un comité populaire provisoire dirigé par Kim Il Song. Des élections législatives, sous autorité communiste, sont tenues en août 1948. Au début du mois de septembre, l'assemblée populaire suprême, ainsi élue, proclame la République populaire démocratique de Corée (appelée communément Corée du Nord), dont la capitale sera Pyongyang. De cette division en deux du pays, le Nord sort très avantagée alors que le Sud s'enfonce encore plus dans le dénuement. La partie Nord de la Corée regorge en effet de réserves minières (charbon, fer, plomb, zinc, métaux rares — molybdène, wolfram, magnésium — et métaux précieux) ; elle est également très riche en ressources hydroélectriques (80% du potentiel électrique total de la Corée, à l'époque) ; de même, le Nord a hérité de la quasi-totalité de l'industrie lourde, chimique et métallurgique, qui fut installée durant l'occupation nippone. Que fera l'Etat nord-coréen de tous ces atouts ? Malheureusement, presque rien ! Le régime communiste mis en place en Corée du Nord sera, pendant presque un demi-siècle, un régime stalinien parmi les plus durs d'Asie. Ce régime rigide, borné et dictatorial fera de la Corée du Nord l'un des pays les moins développés d'Asie après presque 50 ans d'indépendance. En 1995, au moment où la Corée du Sud était devenue aux yeux du monde une puissance économique en plein essor, la Corée du Nord lançait à la communauté internationale un appel à l'aide alimentaire, car la famine y sévissait depuis le début des années 1990, et celle-ci fera plus de deux millions de morts. Voici l'intelligent commentaire d'un chroniqueur de l'époque : «Ne résultant ni de catastrophes climatiques, ni d'une guerre, ni d'une réforme agraire, cette famine atypique est un révélateur de la nature du régime politique nord-coréen.» Aucune autre expression ne nous paraît plus éloquente. A ce stade déjà, nous avons une appréciable leçon de l'histoire : alors qu'au départ, sur le plan économique, la balance penchait largement en faveur de la Corée du Nord, pourtant ce n'est pas la riche et favorisée partie Nord qui va décoller économiquement, mais plutôt la miséreuse et démunie partie Sud, comme on le verra. Pourquoi un tel résultat ? Quelles particularités initiales ont engendré une telle divergence dans les situations économiques finales ? Et cela est d'autant plus intriguant que le Nord et le Sud sont issus d'un même pays, d'une même culture, des mêmes traditions, des mêmes croyances, des mêmes modes de vie. Même l'adoption par le Nord de la doctrine communiste ne peut à elle seule justifier un tel décalage économique (en effet, la Chine a bel et bien décollé économiquement sous régime communiste…). Il n'est pas difficile de voir, avec le recul, que la différence fondamentale qui se révélera décisive dans le sort économique de chaque Etat réside dans la nature des dirigeants qui ont gouverné les deux pays, dans leur maturité politique et dans le degré de bon sens dans leurs orientations économiques. En un mot, la différence provenait de la qualité des hommes qui furent à la tête de chaque Etat. Le Sud fut, en 1961, doté d'un stratège économique comme il en existe peu dans l'histoire économique moderne, un stratège dont le premier souci était d'assurer la prospérité de son peuple. Le Nord, quant à lui, fut doté de dirigeants médiocres et sans véritable envergure. Comble de malheur, ceux-ci considéraient que c'était plutôt au peuple d'œuvrer pour la prospérité du régime et non l'inverse (!). Et dans l'arrogance de leurs pleins pouvoirs, ils n'avaient aucun problème à imposer leur vision économique erronée et à afficher un manque criant de maturité politique. La conséquence de ces données sur l'avenir des deux peuples ne fut presque pas surprenante. La guerre de Corée Après l'occupation et ses injustices, la guerre mondiale et ses horreurs, la guerre froide et l'impitoyable déchirure qu'elle provoque, la Corée aurait pu espérer que les événements lui concèdent enfin une phase salutaire de répit. Mais non, le calvaire semble si résolument s'éterniser : en juin 1950, débuta la sanglante guerre de Corée, entre le Nord communiste et le Sud résolu à ne pas le devenir. La guerre sera déclenchée par une agression nord-coréenne avec le franchissement par ses troupes du 38e parallèle. Ce conflit sera surtout marqué par un nombre effroyable de victimes : sur l'ensemble de la péninsule, et en à peine trois années, on dénombrera pas moins de 2,5 millions de morts, sans parler des millions de personnes déplacées, et des centaines de milliers de familles dont les membres furent irrévocablement séparés. Le bilan de cette terrible guerre de Corée, qui s'achève en juillet 1953, est lourd, bien trop lourd pour une population déjà profondément meurtrie. Et tout cet énorme gâchis pour un retour rigoureux à la case départ : deux Etats coréens, l'un communiste l'autre non, séparés par le 38e parallèle. Le gouvernement de Syngman Rhee Après une guerre aussi dévastatrice, les Sud-Coréens se retrouvent dans des conditions économiques extrêmement précaires. A la suite d'un tel conflit, rien n'aurait été plus salutaire qu'une phase de vigoureuse reconstruction. Celle-ci détournerait les esprits des souffrances passées et fixerait les regards vers la noble et courageuse mission de bâtir un avenir meilleur pour les survivants et la génération future. Malheureusement, ces phases critiques de reconstruction vigoureuse et efficiente exigent des hommes, et peu de dirigeants possèdent les aptitudes intrinsèques nécessaires pour relever ce genre de défi (nous disons intrinsèques car ce sont des caractéristiques intimement liées à la personnalité du dirigeant, à sa vision, à son intégrité, à son bon sens politico-économique, à son courage dans l'action ; et non aux conditions sociales, micro ou macroéconomiques dans lesquelles il agit en tant que gouvernant). (A suivre) L'auteur est Maître de conférences à l'université de Boumerdès