Syngman Rhee, ce premier président sud-coréen au long règne, fait-il partie de ces hommes ? La réponse catégorique est non. L'ère du président Syngman Rhee (dont le nom coréen est Yi Seung Man) s'étale de 1946 à 1960, elle sera essentiellement caractérisée par l'incapacité du gouvernement à jouer un rôle efficace et dynamique dans l'économie. Fait plus grave, le gouvernement de Syngman Rhee est, dès son origine, marqué par la corruption et le clientélisme, tandis que l'économie sud-coréenne ne progresse pas et que ses habitants restent parmi les plus pauvres de toute l'Asie. Et tout cela en dépit de l'abondante aide américaine dont disposait alors le gouvernement (pour beaucoup d'observateurs à l'époque, cette aide bénéficiait bien plus aux proches du régime que pour le relèvement économique du pays). Tout au long de ses successifs mandats, Syngman Rhee effectuera quelques tentatives de reconstruction du pays. Très entouré de conseillers américains, il s'en tient pour l'essentiel aux principes capitalistes classiques dans ses plans de développement. Que fut le résultat de ces « savantes » tentatives sur fond de corruption et d'incompétence ? La Corée du Sud des années cinquante en est arrivée à devoir importer massivement pour faire vivre sa population. Les importations de la République étaient alors financées pour près de 70% par l'aide étrangère ! En 1960, la manipulation des élections permet au parti libéral de Syngman Rhee d'obtenir officiellement 87% des voix. De grandes émeutes ont lieu, ainsi que d'importantes manifestations d'étudiants soutenus par leurs professeurs. Ce mécontentement populaire, provoqué par l'immobilisme, la corruption et l'injustice sociale caractéristique de ce régime, provoque la chute de cette 1re République sud-coréenne : Syngman Rhee démissionne le 26 avril 1960 et se réfugie à Hawaii, laissant derrière lui, après 14 ans au pouvoir, un pays dans une déplorable situation socioéconomique… Entre avril et août de la même année, un régime parlementaire est instauré, et Djang Myon est élu président, la 2e République est ainsi proclamée. Le nouveau pouvoir est toutefois vite rattrapé par la forte crise économique et sociale qui secoue le pays (sans parler des dissensions qui divisent déjà les nouveaux hauts dirigeants). Le 16 mai 1961, un coup d'Etat militaire va secouer le pays, et aussi toute la région : un général de l'armée, du nom de Park Chung-Hee, s'empare du pouvoir ! Nul ne peut relater tous ces pénibles événements subits par les Coréens de l'époque sans ressentir une réelle compassion pour ce peuple qui fut si malmené par les circonstances. D'abord subissant la dure occupation du Japon impérialiste et très militarisée de la première moitié du XXe siècle. A peine cette occupation touchant à sa fin, qu'il plonge malgré lui dans les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale — l'occupant étant lui-même le principal protagoniste en Asie. Ceci ne suffisant pas, il est impliqué, encore malgré lui, dans les péripéties de la guerre froide qui lui imposera, entre autres épreuves, d'être brutalement partagé entre Nord et Sud. Un petit incident survient et voilà que le pays entier s'embrase et devient le terrain d'une sanglante guerre civile, qu'il paiera très cher surtout en vies humaines. Et ce gouvernement national non communiste tant attendu au Sud, qui ne tarde pas à s'entourer d'une insupportable atmosphère de corruption et de clientélisme, dilapidant impunément cette unique ressource dont disposaient les populaces démunies du Sud : l'aide américaine. Et pour finir, comme pour couronner tout cela, un coup d'Etat militaire ! Est-ce l'injuste acharnement d'un destin impérieux ? Ou est-ce l'indicible manière que prennent les événements pour assurer une exceptionnelle capacité d'endurance à une nation appelée à de grandioses et glorieuses œuvres futures ?!... Tout commença par la volonté d'un seul homme… Suite au coup d'Etat de Park Chung-Hee, beaucoup ont cru que c'était l'ultime coup fatal qu'on pouvait asséner à un pays déjà à genoux. Mais l'histoire des hommes est pleine de rebondissements et elle ne cessera jamais de nous surprendre. Même si certains considèrent qu'il n'y a pas de nouveau sous le soleil, il y aura toujours des surprises, et même de bien belles, au grand bonheur des plus désespérés de ce monde ! Park Chung-Hee sera-t-il l'homme, tant espéré, de la reconstruction ? Oui il le sera, et de façon remarquablement magistrale ! (Même si sa manière d'accession au pouvoir demeure très condamnable). Park Chung-Hee est né en 1917 à Gumis, une petite ville dans le Gyeongsang du Nord. Après son accession au pouvoir, il commence par dissoudre l'Assemblée nationale, et par prendre la fonction de nouveau chef du Conseil suprême pour la Reconstruction nationale. En décembre 1962, il organise un référendum constitutionnel qui met formellement fin à la 2e République, et proclame le début de la 3e République. En octobre 1963, Park organise une élection présidentielle qu'il remporte sur l'ancien chef de l'Etat Djang Myon. Un mois plus tard, en novembre, son parti démocrate républicain obtient une très forte majorité aux élections législatives. Park Chung-Hee sera réélu en 1967 et en 1971, non sans quelques scandales d'abus de pouvoir et d'arrangement de la Constitution à son avantage. Malgré ces quelques déviations de parcours, Park s'attellera, tout au long de ces 18 années au pouvoir, à mettre en place les bases d'une modernisation économique parmi les plus rapides, les plus spectaculaires et les plus réussies de l'histoire économique moderne. Les tendances autoritaires de Park lui causèrent beaucoup de controverses. Toutefois, il demeure incontestable pour tous les Sud-Coréens que Park n'encourut jamais (après presque 2 décennies au pouvoir) les graves accusations de corruption des autres dirigeants du pays. Que dit l'histoire de Park Chung-Hee ? Elle dit certaines choses que nous avons trouvées réellement exemplaires. Elle dit par exemple que ce dirigeant, qui rappelons-le a obtenu le pouvoir par un coup d'Etat, qui était considéré par beaucoup d'intellectuels de gauche comme un dictateur, qui avait tous les pouvoirs et pouvait facilement en abuser, ce ''dictateur'' s'imposait de curieuses privations. Pourquoi ? Parce qu'il considérait qu'il était important pour un dirigeant d'avoir un style de vie austère s'il veut demander aux citoyens et citoyennes des sacrifices pour la postérité future ! D'après le témoignage de ses contemporains, Park le « despote » veillait à s'habiller simplement et il lui arrivait, dans sa demeure présidentielle, de mélanger son riz avec de l'orge, comme faisaient les Sud-Coréens de l'époque afin d'économiser, durant les périodes difficiles, cette précieuse denrée qu'était le riz (!). (Les gouvernements « démocratiques » dans nos pays doivent prendre quelque peu exemple de ces « dictateurs » d'Asie qui n'ont pas la réputation entachée par la corruption et les détournement de fonds, et qui ont la noblesse de s'astreindre à un minimum de dépenses personnelles afin de donner l'exemple à leur peuple et d'économiser l'argent public !... ). D'autres aspects de la personnalité politique de Park nous paraissent tout à fait remarquables. Ainsi, en plus de son exceptionnel bon sens dans la gestion économique du pays, Park montrait parfois une appréciable maîtrise de l'art de la bonne gouvernance, chose que nous avons remarquée à travers l'analyse de certaines de ses décisions politiques. Donnons un exemple : au début des années 1960, la tendance générale (et compréhensible) des Sud-Coréens était de ressasser les crimes du passé commis par les Japonais durant l'occupation. Le président Park Chung-Hee, à l'époque très décrié par les intellectuels de gauche pour son régime considéré comme dictatorial, aurait pu profiter de ce ressentiment pour asseoir sa popularité et redorer son image ; il aurait pu entretenir et attiser cette haine pour renforcer son pouvoir et donner une légitimité à son régime (ce que font malheureusement certains régimes arabes ou islamiques…), il lu i aurait alors été aisé de lancer le pays dans des conflits et chamailleries diverses avec le Japon afin de s'attirer l'approbation et la bénédiction des foules chauffées à blanc (les détournant, du coup, des vrais problèmes socioéconomiques généralement liés à la mauvaise gouvernance). Mais Park, visiblement en homme éclairé — et d'une certaine manière plutôt loyal envers son peuple —, n'a pas procédé ainsi. Il normalisa tout simplement les relations avec le Japon en 1965 ! Ce traité de normalisation, qui fut très mal accueilli par la population et causa une agitation généralisée, permit en fin de compte aux Sud-Coréens d'utiliser des capitaux japonais pour financer (et réussir) leur ambitieux projet de décollage économique ! (Voici donc, qu'au lieu de la haine qui consume les âmes et paralyse les esprits, Park choisit pour son peuple l'élévation et la grandeur en le lançant dans de grands défis économiques ; au lieu de consolider les chaînes du ressentiment et de la rancœur, Park préféra briser ceux du sous-développement et de la pauvreté ; c'est ce que j'appelle souvent le bon sens politique dans toute sa noblesse et que d'autres y décèlent les signes de bonne gouvernance d'un dirigeant ! A travers cet exemple, nous donnons déjà, à notre lecteur, un premier aspect de la différence existant entre l'état d'esprit et le comportement des dirigeants des pays émergents et ceux de nos pays arabes ou africains. Cet aspect, que malheureusement beaucoup de nos intellectuels négligent, fera que les pays des uns deviennent des puissances économiques mondiales, et que les pays des autres continuent en ce XXIe siècle à patauger dans les eaux troubles du sous-développement, de la décadence, et de la paranoïa…). Le 26 octobre 1979, Park est assassiné par le chef de la CIA sud-coréenne (KCIA). Ce dernier sera lui-même ensuite exécuté, et les mobiles du crime ne seront jamais entièrement élucidés. Malgré cette fin tragique, Park laissa derrière lui un pays solidement remis sur pied, et laissa un peuple jouissant d'une aisance et d'un niveau de développement très enviables. Même si Park Chung-Hee fut très attaqué par les intellectuels de gauche durant ses années au pouvoir, l'un de ses plus farouches opposants disait il n'y a pas longtemps, que même s'il considérait Park comme un dictateur, « tous les dictateurs ne parviennent pas à créer la croissance économique, surtout une croissance aussi spectaculaire que dans la Corée du Sud de la période Park Chung-Hee ». Et il atteste qu'en dépit de son autoritarisme, « Park mérite les éloges pour avoir sorti le pays de la pauvreté et bâti une solide nation industrialisée »(1) Stratégie de décollage économique de Park Chung-Hee Rien n'est plus difficile que de reconstituer la véritable stratégie économique utilisée par tel ou tel pays émergent. Pourquoi ? Parce que le cœur de ces stratégies se résume en un ensemble de procédés que les Etats ne peuvent pas « crier sur les toits ». Ils les appliquent consciencieusement mais discrètement, et ne peuvent aucunement les rendre publics et s'en vanter. Simplement parce que ces procédés, qui, comme nous le verrons, sont indispensables à toute stratégie réaliste et efficace de décollage économique, sont généralement considérés comme étant à la limite de la déontologie et de l'éthique économique (je dis « généralement » car il y a de belles exceptions qui montrent que pour certains Occidentaux de renom(2), l'intérêt de l'humanité prime sur l'intérêt d'une poignée de pays riches et développés…). Lorsque Park prit le pouvoir en 1961, il avait un objectif très précis : il voulait entreprendre et réussir un réel développement économique de son pays (tout en lui épargnant les périls du communisme). Il releva brillamment ces deux défis : le pays sous-développé qu'était la Corée du Sud devint une puissance économique mondiale, et elle ne fut jamais assujettie à la doctrine communiste. Bien sûr, Park n'a pas inventé sa stratégie de développement, il s'est largement inspiré de l'expérience japonaise. Mais, curieusement, Park n'est pas allé voir les Japonais pour leur demander de lui révéler la stratégie qu'ils ont adoptée pour leur décollage économique. Simplement, parce que les Japonais, qui considéreront automatiquement les intérêts de leurs compatriotes avant les intérêts des Sud-Coréens, lui auraient probablement préconisé de grandes et ruineuses technopoles, des laboratoires coûteux pour promouvoir l'innovation industrielle (dans un pays sous-développé) et d'autres « conseils » du genre dont la mise en application aurait alors constitué de juteux marchés pour les firmes nipponnes(3)… Park ne se tourna pas non plus vers des conseillers américains, anglais ou autres car, pour ceux-ci aussi, les intérêts de leurs nations primeront toujours sur les intérêts des Sud-Coréens. Park ne se fia qu'à son propre jugement, à son bon sens et à son profond dévouement pour sa nation (et c'est pourquoi nous n'avons trouvé aucune trace de grandes technopoles dans le premier plan quinquennal du visionnaire et habile Park Chung-Hee ; contrairement à ce qui a été conseillé par les experts sud-coréens au gouvernement algérien, quand celui-ci a voulu s'inspirer de l'expérience sud-coréenne pour élaborer en 2007 sa nouvelle stratégie industrielle, censée nous mettre sur la voie du décollage économique…). Il est très intéressant de remarquer qu'au départ, Park n'ambitionnait pas explicitement le décollage économique de son pays. Non, ce qu'il désirait explicitement c'était que son peuple « mange bien et s'habille bien », chose qu'il exprimait par son célèbre slogan « Vivons bien ». Remarquez le slogan de Park ; il n'était pas « Importons coûte que coûte la haute technologie » ou « Implantons impérativement des industries de pointe » ou « Ayons de grands laboratoires pour l'innovation », et entre ces îlots d'industries soi-disant de pointe et ces coûteux laboratoires soi-disant d'innovation, un peuple qui végète dans une misère et un sous-développement désolants. Non, son slogan était d'assurer la prospérité de son peuple(4). Comment ? En élevant les capacités technologiques et industrielles de celui-ci (et non en lui implantant ces industries et ces technologies comme on implante un corps étranger dans un milieu qui ne lui convient pas). Eh voilà, nous arrivons enfin à la question cruciale, qui comporte en son sein tout le génie des expériences économiques du Sud-Est asiatique : comment élever et développer les capacités technologiques et industrielles d'un peuple ? Pour répondre à cela, nous allons analyser ensemble l'œuvre pleine de sagesse de Park Chung-Hee. L'auteur est : Maître de conférences Université de Boumerdès Notes de renvoi 1- Paik Nak Chung, Conférence internationale des études coréennes « L'ère Park : une nouvelle évaluation après 25 ans », Japan Focus, décembre 2005. 2- John H. Barton, Université Stanford, New York Times, octobre 2002. 3- « Stratégie industrielle de M. Temmar, ce qu'il faut garder et ce qu'il faut corriger avant que l'irréparable ne se produise » N. Dokhane, El Watan, 10 sept. 2007. 4- « Veille scientifique dans le décollage des pays en voie de développement » N. Dokhane, El Watan, 18 août 2007.