En 1971, Mouloud Mammeri, alors directeur du CRAPE (ex-Centre de recherche en anthropologie, préhistoire et ethnologie), entreprend une mission dans le Gourara, à la recherche de manuscrits en langue berbère. Son contact local est un certain Moulay Seddik Slimane, plus connu sous le nom de Moulay Timmi. C'est par son intermédiaire qu'il découvre l'Ahellil et se familiarise avec le genre. Il effectue plusieurs séjours dans la région et, en 1973, il y retourne avec Pierre Augier (à qui nous devons le premier enregistrement de chants Ahellil, intitulé Algeria Sahara dans la collection Musical Atlas, 33 tours produit par le CRAPE et l'Unesco). Etaient aussi présents, les anthropologues Rachid Bellil, alors étudiant, ainsi que Fanny Colonna. Ils entreprennent donc, avec la collaboration de Moulay Timmi qui servait de guide et d'interprète, les premières recherches sur l'Ahellil, lesquelles aboutiront à la publication de l'ouvrage de Mouloud Mammeri : Ahellil du Gourara (Ed. Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 1984). Hommage donc à ce grand écrivain et chercheur, qui, le premier, nous fit découvrir l'Ahellil. En 1973 déjà, il était conscient des déperditions que subissait ce patrimoine. «Les mutations rapides, et certaines décisives, qui affectaient l'ensemble de la société algérienne, risquaient d'avoir sur l'Ahellil les effets les plus déterminants», déclarait-il à l'époque. Nous ignorons avec exactitude à quelle époque le genre fit son apparition. Parfois, nous retrouvons la trace de son existence dans certains manuscrits datant des XIVe et XVe siècles, du moins pour la période postérieure à l'islamisation du Touat Gourara. Hormis la tradition orale, rien n'a été consigné, à notre connaissance, concernant la période antérieure à cette date. Chant, étroitement balisé et codifié, qui, s'il connaît de nos jours des modifications déplorables, garde tout de même une certaine authenticité. En toute circonstance, celui-ci se réclame d'impératifs absolus de beauté vocale, de virtuosité, soumis à la nécessité d'énoncer intelligiblement un texte, supporté par une musique presque également immuable, en des lieux parfois fort vastes où le chanteur doit rivaliser avec un ou de nombreux instruments de musique (voir encadré). Cela implique une technique particulière et un apprentissage très sophistiqué dont les bases n'ont guère changé depuis plus de quinze siècles. Mélopées extrêmement prenantes et d'une douceur insolite, le chant dispense son pouvoir d'envoûtement pour conduire à la paix de l'âme. Parfois organisateur du temps et de l'espace, facteur de paix et de cohésion sociale, issu du profane puis conduit vers le sacré, l'Ahellil chante indifféremment le souvenir des moments heureux ou périlleux, les hauts faits d'armes des héros locaux, l'amour, de même que la beauté de la nature, ainsi que la vie quotidienne des gens du Gourara. Le genre conserve en lui le souvenir d'une multitude d'événements qui ont construit l'imaginaire des Gouraris. Tissé à partir de la mémoire d'un peuple, de ses légendes et de sa vie quotidienne, forme que hante la femme et que traverse, du spirituel au panégyrique, la dure condition de l'homme noir trimant au fond des foggaras. Tous ces éléments on fait de l'Ahellil un patrimoine dynamique, à chaque fois nourri des réalités socioculturelles de cette région particulière de l'Algérie. Rencontre d'un récit historique et d'une forme poétique, l'Ahellil raconte aussi l'histoire des événements locaux ou des oualis, amis de Dieu, morts en état de sainteté. La force du verbe revêt ici une importance capitale, car elle est synonyme de mémoire collective. «La parole, disent les Bambaras, est aussi longue que l'humanité, l'homme est dans sont essence même, l'expression éminente du monde». C'est dire que le verbe et l'histoire s'identifient. Bien au-delà d'une poésie, d'un chant ou d'une chorégraphie, l'Ahellil représente une forme d'expression unique et spécifique à la région du Gourara. C'est donc, avant toutes choses, le souci constant de fixation de cette mémoire fugace qui confère une légitimité à toute démarche contribuant à la conservation de cet inestimable patrimoine. Si ces chants méritent un regain d'intérêt, c'est qu'ils symbolisent justement la densité d'une mémoire séculaire, celle des hommes du Gourara. Tradition menacée, porteuse de diversité culturelle, l'Ahellil symbolise aussi la quintessence de l'identité des peuples zénètes du sud-ouest algérien, à l'instar des autres formes d'expressions culturelles nationales. Si la conservation du souvenir est la continuation du passé dans le présent, la mémoire se doit de fixer le temps des hommes. Nos anciens nous avaient pourtant souvent répété que le souvenir servait notamment à immortaliser la gloire ou les réalisations des hommes, qu'il était une sorte de survivance active et vivante du passé. Aujourd'hui, nous devons mesurer le sens de ces paroles, car avec tout abecheniw (maître) qui meurt, disparaît une partie de l'Ahellil. Les modes de vie changent, et, avec le temps qui passe, le lexique du désert n'est plus compris par les nouveaux citadins. C'est ainsi, avec cette oralité livrée à l'oubli, que se perdent les paroles du poète. Si le genre a été récemment proclamé chef-d'œuvre du patrimoine oral et immatériel de l'humanité par l'Unesco (NDLR : en novembre 2005), cela ne doit pas nous faire oublier le déficit criant en matière de conservation de pans entiers de la mémoire collective nationale. Si ces chants ont été ainsi reconnus, c'est essentiellement en raison de leur haute valeur patrimoniale. Il s'agit en conséquence d'un trésor qui nécessite une sauvegarde d'autant plus urgente que la mémoire se fragilise avec le temps qui passe et le monde qui évolue. Il en va de l'intérêt général, non pas de la seule Algérie, mais de l'humanité toute entière, car cette forme d'expression, porteuse d'altérité, peut être considérée comme une réplique à l'uniformité vers laquelle le monde tend trop souvent. Il s'agit aussi d'une reconnaissance des communautés détentrices de ce patrimoine, qui contribuent à tisser, à leur manière, la trame ténue, mais ô combien merveilleuse de la culture du monde, car porteuses de diversité culturelle. Si le verbe est le patrimoine de l'humanité, pour le demeurer, le verbe de l'Ahellil doit s'insérer à son tour dans le tissu serré et homogène d'une culture organisée, ayant pleinement conscience des valeurs véhiculées par la mémoire. Dans le cas de l'Ahellil, nous ne pouvons parler de sauvegarde du patrimoine sans penser au préalable à le valoriser, c'est-à-dire, tout simplement, à apprendre à aimer cet héritage qui nous vient du fond des âges, legs inestimable de nos ancêtres. Nous sommes inéluctablement ce que nous avons été, et sans ces apports, nous ne sommes et nous ne seront rien. Ahellil ou l'épopée chante indifféremment l'histoire d'une tradition ou d'une religion. Ici le plaisir de l'oreille se combine à celui de l'œil car le genre est aussi chorégraphique. Le chant instaure une relation d'échange intense entre le chantre et son auditoire. Le pouvoir de fixer dans le souvenir individuel et collectif est lié au plaisir auditif et au mouvement des corps. Balancements de gauche à droite et de droite à gauche des officiants, mouvement d'avant en arrière, flux et reflux du cercle des initiés qui reprennent les paroles du soliste et lui répondent par des phrases explicites. L'émotion intellectuelle et esthétique que la voix suscite, interpelle la mémoire et les sentiments de l'assistance. Conteurs, chanteurs, et musiciens ont constitué une tradition orale dont ils ont assuré la transmission tout en développant une improvisation constante. Chanteur du Sud, pauvre et paysan, attaché à la terre, magnifiant les différentes variétés de dattes ou exprimant la lutte perpétuelle contre l'ensablement, l'homme du Gourara à su donner à son expression musicale et thématique une consistance originale, la liant au lieu, au terroir et à l'environnement souvent hostile, qui fut le sien. L'Ahellil débute toujours par la Besmallah, la profession de foi, et des louanges adressés au prophète Mohammed et aux saints. Transmission des préceptes de la foi et rappel de la miséricorde de Dieu, le chant oscille entre l'espérance des bienfaits du Seigneur et la crainte de ne pas les recevoir. L'état psychoaffectif de l'écoutant, troublé par des paroles qui touchent, est fortement favorisé par la douce mélodie de l'Ahellil. Un vent nouveau aujourd'hui pénètre les coins les plus reculés du Grand Erg occidental et les habitudes anciennes s'altèrent. Espérons que les voix de nos aïeux ne se tairont pas à jamais. C'est tout cela que nous devons impérativement sauvegarder, que nous devons préserver. – Cet article est tiré de la conférence donnée jeudi dernier à la galerie Arts en Liberté de Kouba.