Retrouve-t-on parfois dans la presse quelque hommage à une personnalité féminine, en bas-de-casse, perdu dans une kyrielle d'informations générales pour être significatif ? La Voix indigène de Rabah et Akli Zenati distingue «une vie consacrée aux arts indigènes «dans son numéro du 22 janvier 1937 : «Nous réservons une mention spéciale à Mme Saghir (…) elle a consacré sa vie aux arts indigènes où elle a acquis une notoriété enviable. Les palmes qui viennent de lui être accordées sont la digne récompense d'un gros labeur artistique». En fait, Mme Saghir s'occupait de broderie, pratique traditionnelle spécifiquement féminine, mais généralement stéréotypée. Illusion dans une presse acquise aux idées coloniales de l'activité culturelle et artistique féminine indigène, de sa définition et de sa portée ? Au-delà de ce que pouvait exprimer son absence dans la cité coloniale, il restait à l'Algérienne à lutter pour hâter, selon l'expression d'Assia Djebar, sa «sortie du harem». Dans Jardin parmi les flammes, Kateb Yacine témoignait à propos de sa mère Yasmina d'une «poignante nostalgie de femme toujours recluse» (1). Cette ambition d'affranchissement de pesants carcans fut-elle souvent désespérée ? Le cas relevé par Benjamin Stora (2) de Chama Boufedjie, jeune lycéenne, prenant en 1934 la parole dans une cérémonie de fin d'année scolaire pour revendiquer plus de place pour l'enseignement de la langue arabe et interpellée par la police coloniale quelques jours plus tard avec sa mère pour cette raison, mérite d'être rappelé. Jusque-là la parole politique algérienne restait exclusivement masculine. Jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, il n'y avait pas de militantes dans les rangs des partis, de l'Etoile nord-africaine (ENA) au Parti du peuple algérien (PPA), ni dans les instances de la Fédération des Elus musulmans. Et encore en rangs clairsemés dans le Parti communiste algérien (PCA). C'est en 1947 que l'on assiste à une plus importante participation des femmes algériennes au mouvement associatif, notamment avec la création de l'AFMA —Association des femmes musulmanes Algériennes, issue du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) — associant Nefissa Hamoud (secrétaire générale), Issa Bouzekri, Baya Larate, Farida et Zoubida Saker et Zoubida Safir. Plus que la politique, les arts et les lettres devaient-ils consacrer une ouverture aux expressions féminines nationales ? C'est sûrement la musique et le chant choral qui marquent assez tôt dans le XXe siècle, hors du gynécée, les démarches longtemps stigmatisées de Cheikha Tetma à Tlemcen et de Bent El Aïssani à Constantine, au moment où Chebha et Meriem Fekaï se produisaient à Alger dans Les Fêtes mauresques d'Edmond-Nathan Yafil. Hamza Boubakeur, puis, d'une manière plus informée, El Boudali Safir, respectivement directeurs dans les années 1940 des émissions en langue arabe et kabyle (ELAK) de la radio algérienne, donnèrent une audience publique aux voix féminines, révélant la somptueuse Fadela Dziria. Dans leurs mémoires (3), consignant les premières ébauches du théâtre algérien naissant, Mahieddine Bachetarzi et Mohammed Allalou rappelaient l'interdit qui frappait alors le corps féminin, et jusque dans les années 1930, ce sont des comédiens travestis sur la scène qui donnèrent le change. L'arrivée au début des années 1940, somme toute fugitive, de Zoubida Kateb, sœur de Mustapha Kateb, et, manifestement plus sereine, de Keltoum et Latifa dans le Théâtre Mahieddine, annonce la grande vague des années 1950, où se distinguent Nouria et Farida Saboundji et les élèves de l'école de Mesrah El Ghad de Réda Falaki (Meriem Abed, Farida, Fella, Nadia Ouahil). L'écriture constitue un des effets les plus perceptibles de la scolarisation. La scolarisation des filles dans les deux langues utilisées alors par la population algérienne – le français et l'arabe – demeure l'aspect le plus fragile du bilan de l'école française en Algérie. Aux «séparations scolaires» traditionnelles entre l'école française et l'école indigène, Kamel Kateb (4) observe la prégnance des «inégalités selon le sexe» relevant que «les filles indigènes furent tardivement scolarisées y compris dans les centres urbains mais surtout en petit nombre.» Il était donc attendu de recenser moins d'auteures de langue française, mais aussi de langues arabe et berbères. Soupçon de transgression L'émergence d'une littérature féminine de langue française reste bien tardive si on la rapporte aux textes fondateurs du genre de M'hamed Ben Rahal, Omar Samar et Mustapha Chabane qui remontent aux années 1890. La première Algérienne à signer un texte littéraire est Yasmina Larab, institutrice dans une «école-gourbi» du littoral algérois, donnant dans les années 1928-1930 une série de contes – dont Les trois barques – à la revue La Voix des Humbles de l'Association des instituteurs algériens d'origine indigène. Il faut attendre l'efflorescence littéraire et artistique de la seconde moitié des années quarante et la création de nombreuses revues littéraires (notamment Forge, d'Emmanuel Roblès, Simoun, de Jean-Marie Guirao, Soleil puis Terrasses où se distingue Jean Sénac) pour observer une première étape dans la formation d'une écriture littéraire féminine. Les noms de Marie-Louise Amrouche (Folklore kabyle, 1941), Djamila Debêche (Poésie kabyle, traduction, 1946 ; Dahmane, enfant de la Casbah, nouvelle, 1946), Amel (Le 7e jour, conte), et Baya (Le Grand Zoizeau, conte, 1947) se font connaître. Baya [Mahieddine] est aussi l'artiste-peintre aux intuitions fulgurantes remarquée en 1943 par le galeriste Maeght et célébrée par André Breton, Edmonde Charles-Roux et bientôt par Picasso. Plus tardive encore sera l'introduction du genre romanesque dans la littérature féminine algérienne. Jacinthe noire de Marie-Louise Amrouche et Leïla, jeune fille d'Algérie de Djamila Debêche sont publiés en 1947, à Alger. Il ne semble pas que pour l'une et l'autre le contact avec l'édition ait été des plus favorables : le premier manuscrit a été retenu par l'éditeur algérois Edmond Charlot sur les pressantes instances de Jean El Mouhoub Amrouche et une lettre-préface d'André Gide tandis que le second était publié à compte d'auteur. Le roman féminin algérien de langue française – aujourd'hui universellement reconnu dans le travail d'écrivain d'Assia Djebar – naissait dans un double isolement : il a été la part minorée d'un roman indigène, lui même minoré dans le champ littéraire colonial. Parce qu'il parlait de la femme dans une société qui ne lui était pas encore tout à fait ouverte et qui ne donnait la parole qu'aux hommes, le roman des Algériennes portera en lui longtemps un soupçon de transgression. Mais cela importait peu : le moment était venu pour une parole féminine réputée être une «parole du dedans», publiquement bridée, de faire résonner (au-delà des espaces consentis de la veillée familiale) des sujets qui relevaient de l'autorité convenue du mâle et du pater familias. Autant dire que cette entrée des femmes algériennes dans le roman, levant brusquement un tabou, prenait date. Au cœur-même de ces années 1940 qui deviennent le point de départ de toutes les entreprises refondatrices de la personnalité politique et culturelle algérienne, l'itinéraire d'auteure de Fadhma Aït Mansour Amrouche reste sans doute le plus exemplaire des contraintes que la tribu oppose aux mots des femmes. À la demande de son fils, Fadhma écrit d'un seul jet, pendant le mois d'août 1946, le premier récit mémoriel féminin de la littérature algérienne. Le manuscrit achevé est resté longtemps enfermé dans un meuble de la chambre conjugale dont son mari, Belqacem, gardait scrupuleusement la clef, accrochée au bracelet de sa montre (5). Histoire de ma vie (Paris, Maspéro, 1968) ne sera donc pas publiée du vivant du mari vétilleux. Cette parole de Fadhma transcende le temps de l'enfermement et du silence et garde, quarante ans après, toute sa fraîcheur : elle est celle de toutes les souffrances féminines. Elle exprime fortement cette volonté de réappropriation d'une histoire des femmes d'Algérie, longtemps sous tutelle, dissidente et paradoxale. L'expression littéraire et artistique féminine pouvait-elle paraître bloquée entre une situation coloniale excessivement discriminante et une sphère communautaire rétive ? La guerre d'indépendance, en déstructurant les bases tribales de la société traditionnelle, relance – en tout cas le temps d'une libération – l'autonomie de la famille et de ses membres. La part des femmes dans le combat libérateur fut à la mesure du respect et de la dignité que seule l'épreuve du feu sait donner. Elles s'appellent Djamila Amrane (Danièle Minne), Baya Bouhoune-Jurquet (Bediya Bachir), Marlyse Benhaïm (Myriam Ben), Leïla Djabali, Assia Djebar, Zohra Drif, Anna Greki, Nadia Guendouz, Baya Hocine, Malika O'Lahsen, Z'hor Zerari. Dans les maquis et dans les prisons coloniales, et sur tous les champs de bataille ouverts dans le vaste monde par la guerre d'indépendance, conjurant de vieilles servitudes, elles exprimaient les semblables paroles de l'espoir. 1. Dictionnaire biographique des militants nationalistes algériens, Paris, L'Harmattan, 1985. 2. Esprit (Paris), n° 11, novembre 1962. 3. Cf. M. Bachtarzi : Mémoires, 1919-1939, Alger, SNED, 1969 et Allalou : L'Aurore du théâtre algérien, 1926-1932, Oran, Cahiers du CDSH, n° 9, 1982. 4. Cf. «Les séparations scolaires dans l'Algérie coloniale», Insaniyat (Crasc), Oran, n° 25-26, 2004, pp. 65-100. 5. Cf. Assia Djebar : Ces voix qui m'assiègent, Paris, Albin Michel, 1999, pp. 116-128.