Dans un ouvrage en parution aux éditions Sudel UNSA, Instituteurs et enseignants en Algérie. Les luttes enseignantes dans la décolonisation 1945 – 1965 par Aïssa Kadri et Ahmed Ghouati analyse d'un point de vue socio-historique cet engagement. Cet ouvrage en deux volumes est le résultat d'une enquête commanditée par l'UNSA Education et l'Institut de recherche sur le syndicalisme (IRES) à l'Institut Europe Maghreb de Paris 8. Une enquête qui a touché un large échantillon d'instituteurs et d'enseignants du secondaire en Algérie dans les années 40 – 60 d'origine européenne et musulmane, selon les catégories d'assignation de l'époque, formés à l'Ecole normale de Bouzaréah. Aussi, cet ouvrage, par la restitution de la mémoire de ces instituteurs, de leurs rapports au système colonial et à ceux qui l'ont subi et combattu, questionne l'Ecole coloniale dans le contexte d'aujourd'hui, un contexte marqué par un révisionnisme historique consacré par la loi du 23 février 2005 et son article 4 sur les aspects positifs de la colonisation. Par ailleurs, un colloque co-organisé par l'Ecole normale supérieure de Bouzaréah, l'Institut Europe Maghreb et l'UNSA Education doit se tenir en mai à Alger sur le thème «La Bouzaréah entre passé et présent.» Àïssa Kadri, sociologue, répond à nos questions. On cite l'école comme un bienfait de la colonisation. Pourtant l'école n'a touché qu'une infime partie des Algériens … Nul doute que la colonisation a été un processus d'exploitation, de répression, de marginalisation, d'exclusion, de dénis de droits, fondé pour une large part sur une idéologie de l'inégalité des races. En tant que capitalisme colonial, elle a procédé à des recompositions des attitudes, comportements et représentations des groupes dominés, obligés de s'adapter ou de disparaître. Les thuriféraires de la colonisation prennent l'exemple scolaire pour mettre l'accent sur les effets «positifs». Or, l'effet sur le plan des effectifs scolaires concernés a été dérisoire. Il y a à peine 10% d'une classe d'âge scolarisable qui sont scolarisés au début de la lutte de Libération nationale. Dans le même moment, plus de 97% des enfants européens étaient scolarisés. En outre, la scolarisation a concerné tardivement les Algériens. Tout au long de la colonisation et jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale des freins ont été mis à la scolarisation des Algériens. Les textes juridiques de 1946 à 1949 chargés de relancer la scolarisation et d'unifier les enseignements pour indigènes et Européens n'ont pas fait évoluer les choses. Les Algériens sont restés massivement en dehors de l'école. Très peu d'entre eux sont passés par l'université (moins d'une cinquantaine dans les années 30). Si bien que dans les années 1950 – 1960 les Algériens préféraient se rendre en «métropole» pour pouvoir accéder à l'université. L'école n'a pas eu d'effet important sauf à produire une toute petite élite, très différenciée, en instituteurs et en médersiens et quelques universitaires (qui se comptaient sur les doigts d'une main pour les sciences exactes et l'ingéniorat), dont la colonisation pensait qu'elle devait servir de canaux de contrôle de la société. L'école n'a-t-elle pas été un instrument de la colonisation ? L'école, et notamment dans son niveau supérieur, a été le lieu de production et de diffusion de l'idéologie coloniale, que l'on songe à ce qu'a été l'Ecole de droit d'Alger ou l'Ecole de lettres. Elle a été un instrument de la colonisation, mais qui s'est retourné contre elle, puisque tous les leaders du mouvement national qui sont passés par l'école disent qu'ils doivent beaucoup aux instituteurs qui les ont éveillés à leur conscience d'eux-mêmes. Beaucoup d'enseignants d'origine française se sont impliqués et ont été en porte-à-faux par rapport au colonialisme, si bien qu'à travers leurs syndicats et à travers leur action ils ont tenté d'infléchir la situation. Ils ont demandé l'enseignement de l'arabe dans les années 40 ; une école égale pour tous ; ils ont lutté contre le fait qu'on embrigadait les enseignants dans les unités territoriales, ils ont ouvert des cantines scolaires… Ils se sont impliqués dans les centres sociaux éducatifs qui ont été vus par une partie des troupes de répression comme des viviers du FLN. Dans le numéro 21 du 24 février 1956, de la tendance L'Ecole libératrice du SNI, Denis Forestier, secrétaire général du Syndicat national des instituteurs écrivait : «Nos camarades et nous-mêmes avions l'ambition, nous continuons à la nourrir, de placer l'école, en Algérie, au-dessus de cet atroce conflit, d'en faire une sorte d'asile de la raison, car elle se refuse à pratiquer la discrimination raciale ou morale, sociale ou religieuse.» Aussi faut-il s'interroger, non pas sur la réalité de la domination — quels effets positifs ?— qui a été, à n'en pas douter violente et longue, mais sur les résistances à celles-ci, résistances souvent souterraines et quotidiennes, nombreuses, variables, multiples et diverses et qui ont réuni de larges groupes sociaux, partie prenante des sociétés en présence, allant des plus radicaux aux plus humanistes qui ont rassemblé des musulmans, des juifs, des chrétiens, des instituteurs, des Porteurs de valises, des réfractaires à la guerre… dont beaucoup d'instituteurs et d'enseignants ont été des emblèmes et des ressorts, et ceci même dans l'ambiguïté de leur mission, qui consistait à transmettre les valeurs universalistes, une morale de la raison et du progrès, mais moulée dans des rapports sociaux coloniaux, en terre de colonisation, de peuplement, emblématique. Comment expliquer que le positionnement du Syndicat des instituteurs (SNI) contre le colonialisme a été tardif ? L'engagement des enseignants contre le colonialisme ou les guerres coloniales comme par exemple celle du Rif, à titre collectif est tardif et ne se manifeste qu'après la Deuxième Guerre mondiale. Les instituteurs étaient au départ syndicalement faibles sur la colonie (moins de trois mille syndiqués), ils ne sont montés en puissance qu'après 1945. Certains étaient membres du PC, mais la plupart étaient à un certain moment proches de la SFIO, puis s'en sont détachés. La tendance majoritaire du SNI Algérie, était sur la position de la Table Ronde, qui était initialement une proposition de Messali au congrès de Bandoeng (c'est-à-dire pour des négociations sur le devenir de l'Algérie incluant des représentants de toutes les communautés et de toutes les sensibilités politiques et une Constituante). Cette position est maintenue jusqu'aux années 60 par la majorité. Membre de l'Exécutif provisoire, Charly Koenig, instituteur, maire de Saïda, député à la première Assemblée algérienne, se souvient qu'il avait demandé, avec une fin de non-recevoir cinglante, que toutes les sensibilités politiques soient représentées dans les élections de la première Assemblée algérienne. Les deux autres tendances du SNI : la tendance Guibert, Cgtiste qui deviendra Unité Action dont beaucoup d'Algériens syndiqués ou non ( comme Boualem Khalfa, Guerroudj Abdelkader, Gaïd Mouloud, Aïssa Baïod et d'autres) et de pieds-noirs militants pour l'indépendance (comme Justrabo René, maire de Sidi Bel Abbès interné au camp de Lodi, Myriam Ben, née Benhaïm Marlyse et bien d'autres) se réclament. Celle-ci met, quant à elle, l'accent sur le «fait national algérien» et prône des négociations avec les représentants du mouvement national algérien, désignés comme les représentants qualifiés du peuple algérien ; elle votera même en 1957 une motion dite Guilbert Petite qui se prononçait sans ambiguïté pour le droit à l'indépendance des Algériens. Et enfin L'Ecole émancipée (anarcho-syndicalistes et trotskistes) se prononce dès 1955, elle, pour «le droit à l'autodétermination» et évoluera assez vite et clairement pour l'indépendance «droit imprescriptible» au congrès de Paris de1957. La scission du SNI Algérie en 1956 a donné naissance à un syndicat indépendant pied-noir, minoritaire, qui éditera «l'Ecole française» et se fascisera, puisque certains de ses membres deviendront OAS. La position du SNI n'est-elle pas ambivalente, pour ne pas dire ambiguë ? La position du SNI Algérie se voulait au milieu, «au dessus de la mêlée» comme disent ses dirigeants. Dans les moments de lutte radicale, la position d'être au-dessus de la mêlée est assez inconfortable. C'est une bonne position, quand on est à l'extérieur, mais elle n'est pas tenable quand on est, d'une certaine façon, partie prenante du conflit. C'est ce que vont dire des responsables du FLN de la Fédération de France aux dirigeants du SNI qui les sollicitaient d'accepter le dialogue. Il n'empêche que le SNI a fait avancer les choses, fait progresser les revendications proprement scolaires et n'a pas ménagé son soutien aux instituteurs algériens. Ses membres étaient menacés par l'OAS. Beaucoup d'entre eux ont été assassinés et notamment, particulièrement de manière atroce, ceux qui animaient les centres sociaux éducatifs, mais aussi d'autres comme Izak de Bône sorti pour fêter le cessez-le-feu ; certains ont été plastiqués. Le SNI dit qu'il a lutté contre le colonialisme de l'intérieur avec les limites qui sont les siennes. Tous ses adhérents sont conscients de l'inéquité, de l'inégalité, de la domination coloniale. D'une certaine façon, ils n'étaient pas contre l'indépendance. Ils soutenaient une autre voie en s'inscrivant dans une conditionnalité de représentativité non exclusivement FLN et dans une vision plurielle de la société. Quels étaient les rapports du SNI avec le FLN et l'ALN ? Le SNI considérait le FLN comme un mouvement radical, mais en même temps les instituteurs français n'ont jamais subi d'exactions de la part du FLN ou de l'ALN. Ce sont eux qui le reconnaissent et le disent. Deux instituteurs détenus par l'ALN, Paul Dupuy et Maxime Picard, en témoignent. Tous les instituteurs interrogés dans le cadre de l'enquête l'affirment. Le FLN n'en a pas fait des ennemis. Je souhaiterais dire ici à ceux qui veulent réviser l'histoire et jeter le bébé avec l'eau du bain, que les instituteurs, qui ont été en relation avec les combattants et les chefs FLN, reconnaissent qu'ils ont été respectés et considérés. A l'automne 1962, beaucoup sont revenus, de manière spontanée, rouvrir leurs classes et leurs écoles pour assurer la rentrée scolaire. En toute sécurité et sans qu'ils aient eu à courir le moindre risque. Un instituteur, Roger Mas, a été le premier sous-préfet de Aïn témouchent. Les Algériens ont toujours valorisé l'école et respecté l'instituteur. Ils ont, certes, résisté objectivement à l'entreprise de déculturation par l'école, mais n'ont pas rejeté l'instruction. C'est la décision de les aligner sur le droit commun prise par les autorités françaises et la difficulté de la naturalisation algérienne pour certains qui ont fait partir nombre d'instituteurs et enseignants d'origine française (environ 12 000 en 62/63) quelques années plus tard et non le nouvel Etat algérien qui les a sollicités et soutenus dans leur mission dans les toutes premières années d'indépendance. Il est vrai aussi que la situation politique avait très vite changé entre temps.