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CINQUANTENAIRE DE LA DISPARITION DE MOULOUD FERAOUN
Quelques rep�res autour d�un mythe
Publié dans Le Soir d'Algérie le 17 - 03 - 2012

Les formes de l�gitimation par la soci�t� des acteurs du champ culturel ne sont jamais ni perceptibles ni sereines. La post�rit� de Mouloud Feraoun appartient-elle � l��crivain, au ma�tre de l��cole ou � l�inspecteur des Centres sociaux �ducatifs, martyr d�une guerre qui n�en finissait pas d��prouver ses malheurs ? Sur Feraoun, et aussi sur un grand nombre d�acteurs des champs politique et culturel de la p�riode coloniale, est-il envisageable aujourd�hui de sortir du mythe pour entrer dans l�histoire ? Il n�est pas patent que sur l��crivain et sur l�homme public les positions d�velopp�es par l�histoire litt�raire et politique soient toujours pertinentes. Un questionnement, adoss� aux faits, ne peut �viter, cinquante ans apr�s la disparition de l�auteur du Fils du pauvre, incompr�hensions et grincements.
Du pupitre du ma�tre � l��criture litt�raire et aux centres sociaux �ducatifs, ultime engagement, le nom de Feraoun reste aujourd�hui indissociablement attach� � ces sc�nes si cloisonn�es d�une vie, aux significations diverses, qui marquent et densifient une trajectoire. Voil� quelques rep�res pour le r�ins�rer dans ce qui a �t� une poignante quotidiennet�, � la mesure d�une chronique coloniale inqui�te.
1- Feraoun avant Feraoun
La singularit� du terroir kabyle accompagne la formation de l�homme et de l��crivain Mouloud Feraoun, n� le 8 mars 1913 � Tizi-Hibel (Grande-Kabylie). Amar Sa�d Boulifa (1925) a �loquemment d�crit une Kabylie �ternelle, sortant d��ges repus, pour vivre dans un infini d�nuement : �Ce sol, que les �rosions ont aujourd�hui d�grad� au point de le rendre inculte, pauvre et rocailleux, devait s�rement avoir un autre aspect : des cultures de toutes sortes devaient couvrir cette terre alors plus fertile ; celle des arbres fruitiers semble particuli�rement �tre des plus d�velopp�es. L�olivier, entre autres, croissait en abondance ; les moulins � huile, les emplacements de pressoirs, taill�s � m�me sur le roc que l�on rencontre dans la for�t de Mizrana ou dans les bois ou maquis des massifs de Tamghout, sont des vestiges qui t�moignent de la prosp�rit� et de la fertilit� de cette r�gion que nous voyons actuellement si pauvre et si triste. Malgr� les si�cles et malgr� cette d�solation des sols, la Kabylie maritime porte sur ses flancs les marques d�une �poque o� l�habitant jouissait d�une civilisation avanc�e �. L�histoire des Kabyles et de la Kabylie, transmise dans les tribus, r�p�te cette aridit� des terres et des m�urs. Feraoun le constate en une formule : �Nous sommes des montagnards, de rudes montagnards, on nous le dit souvent. C�est peut-�tre une question d�h�r�dit�. C�est s�rement une question de s�lection� naturelle. S�il na�t un individu ch�tif, il ne peut supporter le r�gime. Il est vite� �limin�. S�il na�t un individu robuste, il vit, il r�siste. Il sera peut-�tre ch�tif part la suite. Il s�adapte. C�est l�essentiel � ( Le Fils du pauvre, Paris, Seuil, 1954, p. 58). Cet �cosyst�me montagnard implacable n�est cependant en marge ni de l�histoire ni de ses mutations socio�conomiques et culturelles. Comme le p�re de Fouroulou, beaucoup d�hommes valides, lorsqu�ils n�ont plus leur lopin de terre � exploiter, s�emploient chez les riches voisins ou dans de rares travaux d�ouvrier. Et il advient aussi, depuis le d�but du XXe si�cle, qu�ils traversent la mer pour de p�nibles besognes en France, dans les pays miniers du Nord. D�s les ann�es 1880, une �mancipation par l��cole fran�aise devenait possible. La Kabylie fut-elle la r�gion d�Alg�rie la plus sensible � ce pari que d�fendait opini�trement un des tout premiers indig�nes naturalis�s, l�officier Mohamed Abdallah (Cf. L�Avenir, 1880) ? Dans la feuille gouvernementale Akhbar du 29 octobre 1880, Abdallah �crivait � propos de ses coreligionnaires : �Il faut les instruire � tout prix ; maintenir un peuple dans l�ignorance de peur d�user envers lui de violence apparente est un grossier et dangereux sophisme� (cit� par Charles-Robert Ageron, 1968, p. 335). Des �coles communales la�ques sont cr��es, � l�initiative d��diles locaux, soutenues par les djema�. Leur �uvre de promotion sociale transmue-t-elle l�histoire coloniale pour raviver l�imaginaire de nombreuses g�n�rations ? Le jeune Feraoun est au lendemain de la Grande Guerre au croisement de ces tiraillements entre une terre qui ne nourrit plus et une �cole per�ue comme une issue quasi r�demptrice et lib�ratrice. Dans l�excipit du Fils du pauvre, le p�re parle au fils qui s�en va affronter, � Alger, le redoutable concours d�entr�e � l��cole normale de Bouzar�a. Il lui dit les mots qui guident le passage � l��ge adulte. Fouroulou sait qu�il est venu au monde pour donner sens dans la karouba des A�t Mezouz et dans la maisonn�e parentale � cette ascension sociale par l��cole. Il rassure le p�re avec ses propres mots : �Oui, tu diras l�-haut que je n�ai pas peur� (p. 126).
2- Le dernier des �Humbles�
Les formations et carri�re propos�es � la jeunesse indig�ne entre l�av�nement du gouvernement civil colonial et la veille de la Seconde Guerre mondiale (1871-1939) indiquent deux voies : le cours normal de Bouzar�a, � recrutement essentiellement kabyle, rural et paup�ris�, et la m�dersa (Tlemcen, Alger, Constantine), � recrutement citadin, ouverte aux classes moyennes. La discrimination linguistique � crit�re de s�lection fondamental � n�aura pas �t� dans ces deux structures de formation la moins op�rante : les arabophones se tournant g�n�ralement vers les m�dersas et leurs maigres d�bouch�s et les berb�rophones � principalement kabyles � vers le cours normal de Bouzar�a et l�enseignement des indig�nes. Dans sa th�se sur les instituteurs indig�nes form�s par l��cole normale de Bouzar�a, Fanny Colonna (1975) dresse le tableau sociologique d�une pauvret�, presque distinctive pour les �l�ves-ma�tres kabyles. Cette pauvret�, toute proverbiale, n�est-elle pas si accus�e chez les acteurs de l��poque et dans ses �traces� scrupuleusement diss�min�es ? �M�moire� de Sa�d Faci dans les ann�es 1900 (1931), plus loin au XIXe si�cle l�itin�raire �difiant de Amar Sa�d Boulifa, et, plus proche, dans les ann�es 1920- 1940, ceux de Rabah Zenati et de cette laborieuse phalange d�instituteurs typifi�s dans le registre de l�Alg�rie coloniale dont Mouloud Feraoun figure le dernier maillon. Ils ont anim�, � Bouzar�a, un bulletin d��l�ves au titre �vocateur, Le Profane, et avaient fait le v�u, presque conjuratoire, d�humilit�. Pour mieux identifier le statut assert� de �pauvret� de Mouloud Feraoun et de son Fouroulou Menrad, il est utile de revenir � l�extraordinaire parcours de Sa�d Faci (n� en 1880), qui reste � d�couvrir. Il s�agit d�un des plus grands hommes qu�ait compt�s l�Alg�rie indig�ne d�avant-1950, aussi important par son message et par son action que ses contemporains Messali Hadj et Abdelhamid Ben Badis. Enfant de montagnards pauvres du Djurdjura, berger jusqu�� l��ge de quinze ans, Sa�d Faci, � force d�efforts soutenus et d�abn�gation, entre � l��cole normale de Bouzar�a � 19 ans, br�lant avec une foi et un courage salutaires toutes les �tapes pour s�engager dans une carri�re d�adjoint-instituteur, statut alors r�serv� aux seuls �l�ments indig�nes de l�enseignement colonial. Ma�tre la�c de la IIIe R�publique, Faci introduit, d�s 1911, l�Alg�rie dans la modernit�, avec le lancement � Oran de la premi�re association d�instituteurs alg�riens d�origine indig�ne, la cr�ation au lendemain de la Grande Guerre de la Ligue des droits de l�homme, la fondation de syndicats alg�riens de fonctionnaires et surtout l�usage politique de l��criture. Cette modernit� retentit dans un discours revendicatif qui prendra souvent la forme d�une lutte continue � l�int�rieur m�me des institutions coloniales. Feraoun ne pouvait ignorer, comme tous les instituteurs d�Alg�rie, la pr�sence hautement symbolique de cet autre �fils du pauvre�, ce Kabyle capital, fondateur de La Voix des humbles, longtemps pourchass� par les polices coloniales et exil� en France par l�administration du gouvernement g�n�ral (Cf. Abdellali Merdaci, 2007). Il y a Feraoun dans Fouroulou Menrad, mais aussi Faci, l�irr�cusable mod�le d�une pauvret� constitutive transcend�e. Feraoun n�affirme- t-il pas dans Le Fils du pauvreson appartenance � la famille des humbles et � leur combat � l�enseigne d�une dignit� humili�e ?
3- Une �thique de la litt�rature
Tr�s peu d��crivains d�voilent les motivations de leur venue � l��criture. L�argument de la vocation, le plus souvent expos�, est suffisamment admis pour �tre discut�. Or, Feraoun ne s�est jamais cach� derri�re le pr�texte fallacieux de la �vocation de l��criture�, comme principe d�une carri�re litt�raire. Enseignant, proche de la litt�rature par la lecture et par l�enseignement de la lecture, il a pu �tre longtemps d�tach� de l��criture. Dans Images alg�riennes d�Emmanuel Robl�s (1959), il rapporte comment il a cherch� � convaincre son ancien condisciple � l��cole normale de Bouzar�a d��crire un �roman kabyle�. C��tait vers la fin des ann�es 1930. Des romans � th�me kabyles avaient �t� publi�s par des Fran�ais d�Alg�rie et dans la corporation des instituteurs alg�riens d�origine indig�ne et dans les colonnes de leur organe La Voix des humbles n�a-t-on pas vivement morig�n� Ferdinand Duch�ne et ses chefs-d��uvre Le Berger d�Akfadou (1928) et Mouna, cachir et couscouss (1930), �dit�s � Paris par Albin Michel ? L�instituteur Feraoun pensait que son ami, qui venait de donner un roman d�un ton nouveau sur l�Alg�rie ( L�Action, Alger, Charlot, 1938), �tait bien arm� pour venger la Kabylie et les Kabyles et les restituer dans leur v�rit� aux lecteurs de cette p�riode de l�apr�s-centenaire. Le projet �tait fourbi : �Je nourrissais le secret espoir de faire �crire � Emmanuel Robl�s un roman kabyle, un de ces livres solides et t�tus o� nous appara�trions sous notre vrai jour, et cela lui e�t �t� possible tant il s�int�grait si naturellement au pays, tant il s�y sentait incorpor�. � Robl�s qui �avait d�j� l�habitude de voir partout des hommes� l�avait convaincu que les Kabyles �taient leurs semblables et que seule sa plume leur rendrait justice. Discret parrainage ? � partir de ce moment, Feraoun allait d�lib�rer d�une entr�e en litt�rature qui serait une sorte de mission morale. Sa venue � l��criture, qui se place sous le sceau de la n�cessit�, n�aura donc pas la spontan�it� du po�te inspir� ; elle r�pond d�une forte �thique qu�il r�sume en ces mots : �Si donc on assume cette t�che d�licate d��crire, ce ne peut �tre que par devoir, ce ne doit �tre qu�avec respect et crainte ; respect pour son semblable, crainte de lui nuire en le d�figurant ; espoir surtout ; espoir de le comprendre, de le faire conna�tre et aimer, de servir la commune v�rit�, de plaider pour la commune condition ; espoir, en un mot, de faire �uvre de justice, de mesure et d�amour.� Ce lourd cahier des charges, ce charroi de sentiments, emprisonnent- ils le futur �crivain dans de rigides codes qui ne font pas la bonne litt�rature ? Ils interpellent l�auteur dans un dire vrai, un r�alisme si doctrinal, pour relever de l�in�puisable v�rit� des �tres, pr�cis�ment des Kabyles, ses fr�res si proches, dont l�histoire m�rite d��tre connue. Ce programme doctrinal sature-t-il les pages du Fils du pauvre-avant d�en �tre �lagu� dans les �uvres suivantes lorsque Feraoun att�nuera le poids du dogme dans sa vision du monde kabyle et recentrera le m�tier de l��crivain ?
4- Une communaut� franco-alg�rienne
Ce cri du c�ur de Feraoun est c�l�bre : �La communaut� franco-arabe, nous l�avons form�e, il y a un quart de si�cle, nous autres, � Bouzar�a !� (Cf. Images alg�riennes d�Emmanuel Robl�s). Comment ne pas ressentir la vigueur de cette affirmation, en 1959, dans l�Alg�rie en guerre ? Cet id�al �franco-arabe� � matur� depuis un quart de si�cle � est la matrice intellectuelle qui forge le cheminement social et politique de l�homme et de l��crivain. Feraoun ne saura rejeter ni la France ni l�Alg�rie, sans �tre accul� au dilemme de Jean Amrouche, au tragique tropisme de deux nations tut�laires. S�il juge ce qui s�pare les Fran�ais et les indig�nes, Feraoun croit � une union des communaut�s qui gardent les m�mes droits sur l�Alg�rie, leur pays. En 1961, au moment o� l�Alg�rie ind�pendante n��tait plus une fumeuse hypoth�se, il rappellera, devant des �tudiants chr�tiens du mouvement �Travailleurs de la paix�, sa conception d�un pays qui rassemble. Il l��crit, � la date du 28 ao�t 1961, dans son journal (1962) : �Nous comprenons l�angoisse des Fran�ais d�Alg�rie : ils sont responsables de tout le mal qu�on nous a fait. Et si jamais les choses finissent par s�arranger on les tiendra soigneusement � l��cart comme pour leur interdire tout espoir de vivre dans l�Alg�rie de demain qu�ils auront tout de m�me contribu� � construire.� Rejoint-il ainsi, cette m�me ann�e, l�appel de Ferhat Abbas, pr�sident du GPRA, aux minorit�s d�Alg�rie, pour en faire la p�dagogie aupr�s d��tudiants chr�tiens ? Cette confluence entre Fran�ais et Alg�riens, davantage que les id�ologues du FLN qui n�en feront jamais une position affirm�e, Feraoun la regardait comme n�cessaire pour l�Alg�rie future. S�il refusait la longue injustice qui a �t� la r�gle dans les rapports entre les communaut�s de l�Alg�rie coloniale, s�il d�non�ait la pr�valence d�une race sur une autre, autoris�e et d�fendue par la France, Feraoun n��cartait pas une �galit� entre les diff�rents peuplements d�Alg�rie, une �galit� sans faille. Son int�gration aux Centres sociaux �ducatifs, cr��s par le gouvernement g�n�ral de l�Alg�rie (Cf. Serge Jouin et alii, 2001), � l�initiative de la r�sistante et anthropologue Germaine Tillion, prolonge-t-elle ce d�sir de rapprocher Fran�ais et indig�nes ? L�institution, projet�e par ses initiateurs comme outil de la politique d�int�gration, a �t� consid�r�e par les ultras de l�Alg�rie fran�aise comme une ��cole du FLN�. Et le FLN la rangeait � sans examen � dans le repoussoir des politiques du �dernier quart d�heure�. �tre divis� dans ce qu�il �crivait, dans ce qu�il pensait, mais aussi dans son activit� professionnelle d�inspecteur des Centres sociaux �ducatifs, Feraoun restait dans le compromis. Le cercle des t�moins d�une Alg�rie plurielle, ceux qu�il estimait �tre ses proches, les tenants de cette �galit� des communaut�s d�Alg�rie, se limitait � une �lite intellectuelle, le plus souvent sans aucun ressort aupr�s de ceux qui s�affrontaient en un combat impitoyable. Et qui restait sous la menace des balles des deux camps. Apprenant l�assassinat par l�OAS d�un ami fran�ais, il �crit, le 10 janvier 1962 � Jean Pelegri : �Dites � Honorat ma sympathie, ma profonde tristesse parce que, en tuant C. c�est un peu vous tous qu�on a tu�s et si un jour la chose m�arrivait, vous pourriez pleurer aussi en songeant que c��taient tous vos fr�res � ceux qui vous ressemblaient � musulmans qui �taient tu�s.� (1962, p. 342). Paroles pr�monitoires, surchargeant une destin�e franco-alg�rienne impraticable.
5- Un positionnement atypique dans la guerre
�lu municipal de Fort-National, Feraoun se dessaisira, certes, de son mandat en 1956, mais il l�a fait, comme bien d�autres, � la demande express du FLN, qui aura �t� intraitable sur ce chapitre de la collaboration des indig�nes aux assembl�es coloniales. D�fendant une coexistence sans heurts entre les communaut�s, surmontant les in�galit�s fond�es en droit par le colonialisme, Feraoun comprenait le combat du FLN, mais il ne le rejoindra pas. Tout comme il doutait d�une Alg�rie fran�aise qui n�admettait que la loi du plus fort. Cette position politique marginale lui valut la vindicte de nationalistes et des censeurs repli�s � l�arri�re. Eut-il � subir plus souvent que les �crivains de la p�riode stigmatisations et ranc�urs ? De la part d�intellectuels de gauche, sa famille politique, lui qui �margea longtemps dans les rangs de la SFIO, le parti des instituteurs. Dans les colonnes de l�hebdomadaire marocain D�mocratie, Maurice Maschino (1957), rendant compte des Chemins qui montent (Seuil, 1957), le traite de �faux-monnayeur �. Il lui r�pond dans les m�mes colonnes le 1er avril 1957 : �M. Maschino, vous �tes un salaud.� C�est probablement l�unique irritation publique que Feraoun fait entendre pendant la guerre. Cette ti�deur, plus suppos�e que r�elle, face aux ��v�nements� qu�on lui reprochait, et qu�on croira reconna�tre jusque dans ses romans, effa�ant l�histoire pr�sente de l�Alg�rie, n��tait qu�une mise � distance entre les deux parties en conflit. Feraoun disparu, bien des ann�es apr�s l�ind�pendance, rien ne lui sera pardonn�, pr�cis�ment dans l�intelligentsia communiste : ni ses id�es ni m�me sa mort. Monique Gadant incriminera-t-elle �un Alg�rien ambigu� ? Homme de l��entre-deux�, Feraoun se vouait � une Alg�rie consensuelle, qui ne laisserait aucune de ses communaut�s sur le bas de la route. Dans le d�bat politique des ann�es 1950, c��tait une position nette, sans aucune tergiversation. Il est difficile de soutenir que Feraoun ait manqu� de courage et de clart� dans sa vision de ce qu�a �t� l�Alg�rie fran�aise (qu�il avait appris � refuser) et de ce que sera l�Alg�rie alg�rienne (dont il pouvait se m�fier). De tous les auteurs de la p�riode coloniale, ceux de sa g�n�ration principalement, il est le seul � �tre rest� au pays, entr� dans un cycle de sanglante violence, pour vivre et d�fendre ses convictions. Il en mourra, le 15 mars 1962. Sur le terrain des op�rations militaires, cet �entre-deux� ne satisfaisait pas les bellig�rants. Pourtant, � Fort-National ou � Alger, � aucun moment l�arm�e fran�aise et les chefs de la Wilaya III de l�ALN n�ont envisag� de tuer l��crivain Feraoun, alors qu�il provoquait le semblable embarras dans les deux camps. Ce positionnement atypique dans la guerre d�rangeait, car l��crivain ne pouvait se r�soudre � l�abandon d�une Alg�rie �francoarabe � dont il gardait l�espoir qu�elle reviendrait � tous. Dans Le Dernier Message(1960), Feraoun reprend les mots de Camus : �Je me suis pris � esp�rer dans un avenir plus vrai, je veux dire un avenir o� nous ne serons s�par�s ni par l�injustice ni par la justice.�
6- Une �preuve de �canonisation� r�publicaine
� l�ind�pendance, la post�rit� de l��crivain Mouloud Feraoun tient moins aux circuits de l��tat-FLN qu�� la puissante corporation des instituteurs qui impose, dans les ann�es 1960, son nom et ses �uvres dans les programmes de langue fran�aise, tous paliers confondus, de l��ducation nationale. Cette cons�cration � typiquement r�publicaine � a pu longtemps pr�juger de ce que pouvaient �tre les qualifications du litt�raire dans la jeune �cole alg�rienne o� le texte feraounien �crasait par le nombre ceux des auteurs de sa g�n�ration. Mais cette c�l�bration de l�auteur ne se cantonnera pas, dans la premi�re d�cennie de l�ind�pendance, � une citation pl�thorique dans les manuels scolaires de langue fran�aise : le nom de l�auteur montera au fronton de dizaines d��coles, notamment dans l�Alg�rie profonde, symbole ind�cidable o� il sera difficile de faire la part d�une reconnaissance posthume du ma�tre d��cole, de l��crivain ou du martyr de l�ultime guerre de l�OAS. Alors m�me que l�hommage public aux �crivains Malek Haddad et Kateb Yacine a suscit�, � Constantine, une farouche lev�e de boucliers de l�Organisation nationale des moudjahidine (ONM) et des caciques du FLN, dans les ann�es 1980-1990, et qu�� B�ja�a celui rendu � Marie-Louise Amrouche a �t� �prement discut�, Feraoun a �chapp� aux censures des vieux guerriers de l�ALN, chevill�s � d�insondables querelles de m�moires. Contrairement � Malek Haddad, longtemps encart� au parti communiste, dont on ne peut ignorer, m�me s�il fut tardif, l�alignement sur les th�ses du FLN qu�il repr�sentera dans de vagues missions culturelles dans les pays de l�Europe de l�Est, et � l�iconoclaste compagnon de route du PCA Kateb, Feraoun offrait tous les motifs d�une d�fiance politique et son adoubement national par les instances de l�ONM et du FLN reste inexplicable. Incarnant une �troisi�me voie�, entre nationalistes alg�riens et extr�mistes fran�ais, alors m�me que la violence de la guerre tranchait les positions des communaut�s de l�Alg�rie coloniale, Feraoun fait partie, en 1961, d�une d�l�gation de notables alg�rois introduite par une porte d�rob�e de l��lys�e, aupr�s du g�n�ral de Gaulle, pour une consultation sur l�avenir de la colonie. Les membres de cette d�l�gation furent-ils aussit�t d�savou�s et condamn�s � mort par le FLN ? Ce d�saveu, l�un d�entre eux, le brillant historien Mahfoud Kaddache, le portera ind�finiment, comme un calvaire, dans l�Alg�rie ind�pendante : marginalis� dans l�institution universitaire, coup� de toute activit� politique, il ne recevra pas � son d�c�s d�hommage officiel de l��tat que m�ritait son immense �uvre d�historien. La fortune litt�raire (et politique) de Feraoun, longtemps �lev� � la dimension d���crivain national�, peut para�tre paradoxale dans le pays nouveau qu�il a lui aussi souhait� et qui tournera r�solument le dos � ses id�es. Comme Camus et Jean Amrouche, Feraoun est mort d�une Alg�rie multiraciale qui s��loignait, longtemps injuri�e par le colonialisme, puis bris�e par la guerre.
7- Une maturit� litt�raire tardive
Longtemps, Feraoun a �t� cadenass� par la critique et l�histoire litt�raires dans une seule �uvre Fils du pauvre. Cette entreprise � f�roce � d�opacification du travail de l��crivain ne sera jamais discern�e comme caricaturale par ceux-l� m�mes qui l�entretenaient. Lorsqu�on a cadr� �l��crivain scolaire�, tout a �t� irr�m�diablement dit, pensait-on. A-t-on alors �rig� d�abusives hi�rarchisations dans ce qu�Henri Kr�a d�signa comme la �g�n�ration de 1954� (1960), saluant la modernit� de Kateb et de Dib, absolvant l�acad�misme de Mammeri et repoussant la tradition �scolaire� de Feraoun ? Ceux qui fabriquaient cette gnose injuste et injustifi�e m�connaissaient le roman de Feraoun et, plus simplement, son travail sur le roman. Si Kateb interroge plus qu�il n��crit le roman dans Nedjma (Seuil, 1956), si apr�s la trilogie Alg�rie (Seuil, 1952-1957) et Un �t� africain (Seuil, 1959), la mutation de l��criture du roman est toute radicale chez Dib, la rupture de ton, sans �tre r�volutionnaire, est bien lisible dans l��uvre de Feraoun d�s La Terre et le sang (Seuil, 1953). Il est tout � fait inaccoutum� de noter que la premi�re mouture du Fils du pauvre (Le Puy, Cahiers du Nouvel Humanisme, 1950), celle-l� m�me qui sera consacr�e par le Grand prix litt�raire de la Ville d�Alger, en 1951, �tait mal �crite, troubl�e par une langue extr�mement parasitaire. Le texte remani�, en 1954, contient pr�s de cent cinquante rectifications de syntaxe, de morphologie et de style. Feraoun emm�lait volontiers la coh�rence syntaxique de la phrase et se montrait peu vertueux sur le plan du style. L��tude g�n�tique du texte feraounien, du Fils du pauvre (1950) aux quatre chapitres de L�Anniversaire (Seuil, 1972), roman inachev�, rel�ve la remarquable f�condit� de l�auteur et son s�rieux dans l�engagement dans une �criture litt�raire apur�e. Entre ces deux textes, Feraoun passe de la position de raconter une histoire � celle de l��crire. L��crivain se transmue dans cet effort et la langue du roman gagne en �paisseur et en sensibilit�. Cet effort n�a jamais �t� reconnu. C�est Sainte-Beuve (1804-1869), parangon de l�ancienne critique, qui posait � non sans raison � la question de la l�gitimit� de l��crivain, du moment et de l��uvre par lesquels elle survient. Feraoun, arriv� � une maturit� litt�raire tardive, a certainement souffert de la cons�cration excessive du seul ouvrage qu�il a litt�rairement compos� dans l�encre d�un rabouilleur, Fils du pauvre(1950-1954). Toutes les �uvres qui viendront apr�s, qui lui sont sup�rieures par leur exceptionnelle ma�trise, n�entameront pas ce malentendu dans la carri�re de l��crivain.
8- Une post�rit� feraounienne
Deux remarques s�imposent dans la lecture de la post�rit� feraounienne :
1- Sur le plan politique. Observe-t-on souvent � comme l��tablit une riche bibliographie (plus de cent articles de presse recens�s sur ce th�me depuis 1962) � la surench�re politicienne autour du personnage de Feraoun ? N�en a-t-on pas fait, manifestement contre les convictions qu�il a d�fendues, un �nationaliste �, un �r�volutionnaire� ? Et m�me, en 2006, dans un dithyrambe enflamm� d�un �minent universitaire d�Alger, un �fellaga� ? Ni ses correspondances, ni son journal, ni ses contributions donn�es aux journaux et aux revues, seules sources fiables pour l�historien sur ce qu�ont pu �tre ses choix politiques, ne l��tablissent. Feraoun fut un personnage officiel de la colonie jusqu�au d�but 1956. Apr�s avoir quitt� la politique municipale en Kabylie, il ne mettra pas son renom d��crivain le plus prim� d�Alg�rie au service de l�Alg�rie fran�aise ou au service du FLN-ALN qui la combattait. L�exode massif des Fran�ais d�Alg�rie, commenc� au lendemain de la signature des Accords d��vian, achevait le r�ve d�une Alg�rie intercommunautaire qu�il avait nourri dans ses actions publiques et dans ses �crits. L�histoire � toujours impr�visible � des intellectuels et des artistes alg�riens dans la guerre d�ind�pendance devrait �tre �crite. Les esp�rances de Feraoun n��taient pas celles du FLN-ALN. Voil�, toutefois, bien des ann�es que Mme Khalida Toumi, ministre de la Culture, a inscrit dans le calendrier du gouvernement l�hommage solennel � l�auteur du Fils du pauvre. La confusion autour de ce qu�a �t� l�homme public et l��crivain ne semble pas s��puiser.
2- Sur le plan litt�raire. A-t-on jamais autant publi�, en Alg�rie, les textes de Feraoun qu�en ces ann�es 2000-2010 ? Et surtout le liton, avec empressement, non plus dans la cat�gorie des p�res qui l�ont connu dans leurs ann�es d��cole mais dans celle de la jeunesse ? Si Feraoun revient ces derni�res ann�es dans la recherche universitaire, il n�est pas certain, comme le confirment des travaux r�cents, qu�en soit renouvel�e la critique. Que ce soit dans ces engagements politiques ou litt�raires, Feraoun, l��ternel �fils du pauvre�, semble condamn� � d�inaccessibles mises � jour. Tous ceux qui, hier et aujourd�hui encore, en 2012, ont entrepris, au gr� d�imprudentes �dulcorations de l�histoire, d�en �riger la statue sur les plaines encombr�es de l�histoire nationale ont d�tourn� cette inalt�rable passion d�une cit� �franco-arabe� n�e dans les rudes trav�es de la vieille dame de Bouzar�a et engloutie dans les fureurs de la guerre. Mouloud Feraoun �tait tout entier dans ce drame.
A. M.
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Ce critique donne, en 1957, plusieurs articles dans D�mocratie � propos des Chemins qui montent, notamment le 1er avril, les 6 et 13 mai et le 8 juillet.
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