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Le peuple réel et le peuple virtuel
Publié dans El Watan le 04 - 05 - 2008

La signification d'une telle devise, d'ailleurs inscrite dans la Constitution, est claire : la souveraineté, toute la souveraineté, émane du peuple et l'Etat et ses démembrements sont au seul service de ce peuple.
Tous les actes de cet Etat doivent donc avoir pour seul objectif de servir les intérêts bien compris du peuple. Le côté essentiel, même s'il n'est que symbolique, de la devise n'échappe à personne. Il n'a d'ailleurs pas échappé aux dirigeants du parti du FIS, grand vainqueur des élections communales de 1990, qui sont entrées en conflit avec l'Etat, en tentant de transformer cette devise par une autre présentant l'Islam comme seule source de souveraineté : «Baladia islamia». L'Etat algérien, un temps désarçonné (ou complice), avait laissé faire sans réagir, avant que, sous la pression de la société civile et des partis hostiles à l'islamisme politique, il n'intervienne d'autorité et remette les choses à leur place.
Le peuple ou chaâb, que la devise officielle de l'Etat algérien place au sommet de la pyramide institutionnelle, comme unique source du pouvoir et aussi comme seul bénéficiaire des actes dudit pouvoir, n'est, en réalité, qu'un peuple symbole, un peuple virtuel. En effet, la seule manière de faire passer la devise du statut de vœu pieux à celui de réalité est que les régimes qui dirigent le pays depuis son indépendance mènent des politiques qui servent le peuple, et rien que lui. Toutes les politiques menées par les différents régimes, qui se sont succédé à la tête du pays, auraient dû être menées au seul profit de ce peuple qui a tout enduré pour mener le pays au recouvrement de sa souveraineté. C'est d'ailleurs ce qui est clamé à longueur de discours par tous les dirigeants qui se sont succédé.
Mais, entre le discours et la réalité, il y a un fossé que rien n'a pu combler ; bien au contraire, il n'a fait que s'élargir avec le temps qui passe et les régimes qui se succèdent. Aujourd'hui pourtant, une occasion en or se présente à nos dirigeants pour faire la démonstration au «chaâb» qu'il est réellement au centre de leurs préoccupation : prendre la décision immédiate d'utiliser une partie de la manne financière issue de l'envolée du prix du pétrole pour subventionner, un temps, le prix d'une dizaine de produits et services de première nécessité. Nul besoin d'être un fin connaisseur du monde politique et économique pour comprendre que la situation économique du pays est précaire et surtout que la situation matérielle de l'immense majorité de la population se détériore de jour en jour, face à une inflation galopante, importée ou pas, et à un pouvoir d'achat qui conduit tout droit à une situation de pauvreté d'abord et de misère ensuite. L'observateur, même non averti, sait aussi que ce ne sont pas les petites augmentations salariales programmées pour la seule Fonction publique qui régleront le problème de l'envolée des prix des produits de première nécessité et la détérioration vertigineuse du pouvoir d'achat qui en découle. Les pouvoirs publics, y compris au sommet de la pyramide, n'arrêtent pas de s'exclamer sur le niveau très élevé des réserves de change du pays : plus de 110 milliards de dollars. Ils n'arrêtent pas non plus de se féliciter de leur gestion précautionneuse (une gestion de bon père de famille, diraient certains) de la manne financière et de la mise de l'Algérie à l'abri d'une crise financière que déclencherait une chute brutale du prix du pétrole. Tout ceci est bien beau. Mais pour le moment, le peuple, au nom de qui est menée cette politique, ne finit pas de manger son pain noir en attendant d'hypothétiques jours meilleurs. Sans être un opposant irréductible à la stratégie de développement tous azimuts prônée par les pouvoirs publics, sans même mettre un bémol sur certains aspects dogmatiques qui sont à la base de cette stratégie (l'ultralibéralisme dérivé des injonctions du FMI et de la BM), nous ne pouvons nous empêcher de voir le côté franchement incompréhensible de la pratique politico-économique de nos gouvernants : on laisse le peuple seul face à la rapide et irrésistible dégradation de sa situation socio – économique, alors qu'ils peuvent utiliser, sans nullement mettre en danger l'équilibre financier du pays, une partie du trésor de guerre accumulé grâce à la très forte augmentation, durant plusieurs années, du prix du pétrole. Ce ne sont pas 5 ou même 10% des réserves de changes utilisées pour améliorer le pouvoir d'achat de la population qui mettront à genoux les finances du pays.
Alors pourquoi continuer à déclarer leur attachement indéfectible au «peuple», «chaâb» ou «mouwatan» qui est «la source de leur légitimité» en tant qu'Etat et pouvoir, alors qu'ils ne font rien de concret pour lui assurer une vie digne, à l'abri d'une chute programmée dans la misère ?
La réponse est simple : le «peuple», auquel font référence nos dirigeants, n'est pas le peuple réel fait de chair, d'os et de besoins fondamentaux ; il s'agit d'un peuple idéal, qui n'existe que dans leur esprit, plein de bon sens, de compréhension et de patience, capable de comprendre et d'intégrer les aléas et les contraintes économiques et politiques et donc, d'attendre, sans désespérer, les lendemains qui chantent. C'est pour ce peuple-là que nos gouvernants travaillent : un peuple qui n'existe nulle part, y compris dans les pays les plus en avance. Ceux qui nous gouvernent savent-ils réellement ce que ces mots de peuple ou de chaâb signifient ? La réponse est non : cela fait tellement longtemps qu'ils ont quitté ses rangs, qu'ils ont gravi, péniblement ou pas, les pentes qui mènent au mont Olympe (La résidence des Dieux, dénommée chez nous «Résidence d'Etat»), et que la peur d'en être chassés est la cause unique de la schizophrénie qui les habite.Le peuple n'a pas de place réelle dans leur stratégie de survie dans ce monde des Dieux qui est le leur, et qui doit le rester. Il n'est qu'un concept dont ils usent et abusent jusqu'à le vider complètement de son sens. Depuis le fameux slogan du mois de juillet 1962 «Un seul héros, le peuple !», jusqu'au «Peuple souverain» d'aujourd'hui en passant par le «chaâb el âdhim» des années 80 (l'époque Chadli), tous les régimes qui se sont succédé à la tête du pays n'ont eu de cesse de bafouer ce principe fondamental que le gouvernant est au service du gouverné (le peuple), et non le contraire. «Peuple», «Population», «Chaâb», «Mouwatan», «Citoyen», ces mots qui sortent de la bouche de nos dirigeants, n'ont pas la même signification pour eux et pour le commun des mortels. Pour eux, il s'agit d'un concept sans aucun contenu réel ; une virtualité. Il ne s'agit plus de personnes faites de chair et de sang, ayant des besoins, pouvant avoir faim et soif, éprouvant des sentiments, comme pourraient l'être leurs propres enfants. Pour eux, ce ne sont que des mots creux, sans consistance, qu'ils utilisent par habitude ou par stratégie, pour dire qu'ils sont à son écoute et/ou qu'ils travaillent à son bonheur ; qu'ils en sont issus et qu'ils mettent toute leur énergie à résoudre ses problèmes.
Travailler pour le bien-être du peuple, tel est le but ultime de la politique des gouvernants du monde entier, y compris les nôtres. Sauf que les nôtres, à l'instar de quelques autres dans les pays qui ressemblent au nôtre, ne savent pas ce qu'est ce peuple qui souffre, qui passe le plus clair de son temps à chercher le moyen — licite ou pas — de nourrir ses enfants, ou plus exactement de ne pas les laisser mourir de faim.
Ce peuple qui continue de souffrir du mépris des puissants qui pensent connaître mieux que lui ses intérêts réels et qui s'obstinent à vouloir faire son bonheur, même contre sa volonté. Nos puissants connaissent les besoins du peuple, mieux qu'il ne les connaît lui-même. Ils savent comment les lui fournir, même si ce n'est pas pour aujourd'hui ; ni même pour demain. Ils ne lui demandent rien en contrepartie, sauf de patienter encore un temps ; le temps qu'ils mettent en pratique toutes les bonnes idées qu'ils ont pour le sortir de sa misère actuelle et de le mener vers le bonheur matériel auquel il aspire. Et si le temps de réalisation des bonnes idées (qu'on peut appeler stratégies de sortie de crise, ou plans de développement — le tout au pluriel —) dure un peu trop, ou si entre-temps, on se rend compte que les bonnes idées n'étaient pas si bonnes que cela, qu'à cela ne tienne, on en trouvera de nouvelles ! Ce n'est pas trop grave qu'entre-temps, le bon peuple paye au prix fort ces erreurs ou ces errances. Eux et leurs familles restant bien sûr dans leur Olympe, bien à l'abri des aléas des durs combats de la vie.
Le peuple pour eux n'existe pas réellement : ce n'est qu'un concept virtuel qu'ils utilisent pour la bonne cause. Il n'est pas fait de chair et de sang, comme le sont leurs enfants. Leurs enfants eux existent ; ils ont des besoins fondamentaux : pas seulement de manger à leur faim, d'être habillés à la dernière mode, d'habiter des logements confortables ; mais aussi de voyager, de fréquenter les meilleures écoles d'ici et d'ailleurs, d'aller s'installer là où ils veulent et encore de remplacer leurs parents au pouvoir quand ceux-ci voudront bien céder la place. Le seul peuple que nos dirigeants connaissent, ce sont leurs enfants et les enfants des gens de leur bord ou ceux de leur clan : les enfants qui sont nés ont grandi et se sont développés dans l'Olympe qu'ils leur ont fabriquée et dans laquelle ils les ont isolés pour qu'ils ne se mélangent pas au tout venant, au chaâb.Toute cette longue digression pour dire que si ceux qui gouvernent l'Algérie aujourd'hui tiennent réellement à faire une politique qui soit au service du peuple algérien, il n'y a rien de plus facile. Les caisses de l'Etat sont pleines par la grâce d'un prix du pétrole qui n'arrête pas de grimper et d'atteindre des sommets toujours plus élevés. Tant que le phénomène dure, il y aura de l'argent qui peut faire «immédiatement» le bonheur du peuple, qui n'en peut plus d'attendre les lendemains meilleurs qui lui sont promis depuis si longtemps, sans que jamais ces promesses ne se réalisent, même en partie. Si nos gouvernants prenaient la peine d'écouter la rue, ils sauraient que le peuple a des problèmes terre à terre qui n'ont rien à voir avec les grandes théories économiques : il veut du travail, un salaire décent et la garantie d'un pouvoir d'achat qui lui permette de mener une vie à l'abri du besoin. Il veut pouvoir se loger décemment. Ces besoins primaires, il veut les atteindre «immédiatement», sans attendre les temps meilleurs consécutifs aux résultats hypothétiques de leurs stratégies de sortie de crise.
Le peuple n'est pas trop exigeant envers ses gouvernants ; ce qu'il exige pour tout de suite, il sait que l'Etat peut le lui accorder. Un pouvoir d'achat garanti ? Rien de plus facile si l'Etat veut bien faire l'effort de subventionner le prix d'une dizaine de familles de produits et services de première nécessité. Il y a assez d'argent dans les caisses pour qu'une partie soit réservée pour subventionner quelques familles de produits pendant une période (la période qu'il faut attendre pour que les stratégies de développement élaborées et mises en œuvre aient leur effet bénéfique sur l'économie). Cela permettra de mettre un coup d'arrêt à la dérive inexorable vers une situation de misère pour tout un peuple, situation qui a déjà touché une frange importante de la société et qui est en train de toucher une grande partie des classes moyennes. Et quand on sait que la misère mène au désespoir et le désespoir à l'extrémisme….
L'inflation de cette dernière année (importée nous dit-on) n'a fait qu'accroître l'incompréhension qu'a le peuple de la politique du «tout va très bien» défendue par ses dirigeants. Après l'épisode de la pomme de terre qui a mis à nu l'incompétence criante des pouvoirs publics, voici venus ceux de l'huile, du café, du sucre, des produits dérivés du lait, des œufs, de la viande, des légumes secs, des légumes et fruits frais, et de beaucoup d'autres produits de très large consommation. L'inflation est un phénomène mondial, nous rétorque-t-on. Oui. Et alors ? Chaque pays lutte contre l'inflation avec les moyens qui sont les siens. L'Algérie a les moyens financiers d'éviter la misère à son peuple. Misère qui lui pend au nez dans un délai qui ne saurait dépasser l'année, au rythme où se développe l'inflation.
Que l'on ne nous réplique pas que nous sommes engagés dans une politique de libéralisation et que le monde entier nous surveille et nous condamnera à la moindre décision équivoque de soutien des prix ou de subvention. La Banque mondiale, le FMI, l'OMC seront tous là pour nous distribuer de mauvaises notes, si nous nous écartons de la bonne voie qu'ils nous ont tracée (celle qui est en train de paupériser de plus en plus la grande majorité des Algériens).
Eh bien, tant pis pour les mauvaises notes ! Les bonnes notes que l'Algérie a obtenues jusque-là ne l'ont pas plus enrichie : les seules richesses qu'elle a engrangées proviennent de son sous-sol et non de la politique de libéralisation tous azimuts de son économie.
Une politique de sauvegarde du pouvoir d'achat par la subvention, le temps qu'il faudra, d'une dizaine de familles de produits et services de première nécessité. Elle sera plus que bienvenue pour arrêter la chute vertigineuse de pans entiers de la population algérienne vers des situations de misère et permettre au peuple de sentir qu'elle a un gouvernement, qui, réellement, n'a d'autres objectifs que le bien-être de tous. Un ministre, parmi les plus importants du gouvernement actuel, a affirmé, au cours d'une conférence sur la stratégie industrielle, que les politiques de subvention (ainsi que celles qui consistent à protéger nos industries de la concurrence déloyale étrangère) menées en Algérie et dans le monde ont toutes échoué.
Il s'agit d'une politique d'assistés qui ne mène nulle part. Cela est bien vrai, Monsieur le
ministre, nous ne vous contredirons pas sur ce point. Notre but n'est pas de remettre en cause votre stratégie de développement industriel. Nous espérons réellement qu'elle produira ses effets bénéfiques dans un temps très proche. Mais, entre-temps, Monsieur le ministre, comment ce peuple pour lequel, semble-t-il, vous organisez cet avenir industriel radieux, fera-t-il pour survivre face aux dérapages des prix et à la dégradation de son pouvoir d'achat, si vous ne lui garantissez pas l'accès aux produits et services vitaux pour lui ? Bien sûr le prix du lait et du pain sont subventionnés.
Mais c'est très nettement insuffisant : demandez à vos enfants et à ceux de vos amis de se nourrir de pain et de lait toute leur vie. Le nombre de familles de produits et services à subventionner, au moins un temps, devra être multiplié par cinq ou six pour permettre à la majorité des Algériens de passer le cap de cette mauvaise période et d'attendre, sereins, les bienfaits des politiques de développement (tous secteurs confondus) mises en œuvre par les pouvoirs publics. Vous pouvez tout aussi bien répondre que les pouvoirs publics ont pris en charge le problème posé par l'amélioration du pouvoir d'achat : il a programmé des augmentations salariales massives pour les fonctionnaires ; au moins 3 500 DA par fonctionnaire, nous dit-on. Mais encore que rien n'est encore acquis après des années de conciliabules, vous conviendrez avec nous que les augmentations octroyées sont, aujourd'hui déjà, réduites à néant par l'inflation. Le peuple n'est pas un concept vide ou virtuel ; ce sont trente-deux millions d'Algériens faits de chair, de sang et de besoins. Si on enlève 10% qui ont les moyens de faire face à toutes les inflations possibles, il en reste encore vingt-neuf millions qui ont réellement besoin d'être aidés pour vivre décemment. Il n'échappe à personne que la subvention n'est en aucun cas une panacée. Les risques existent pour qu'une faune de prédateurs remettent en place les circuits de contrebande des produits subventionnés, comme ils existaient du temps du socialisme spécifique. Mais un risque connu peut être combattu avec efficacité. Et de toutes les façons, les effets positifs l'emporteront sur toutes les dérives qui pourront survenir. Et l'effet positif majeur, c'est que, pour une fois, le peuple sentira qu'il compte réellement et qu'il n'est plus cette entité théorique que nos gouvernants ont à la bouche en permanence, sans réellement savoir ce qu'elle signifie.
L'auteur est Politologue


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