Le 8 mai 1945 marque la victoire des alliés sur le IIIe Reich et sur le nazisme. Des milliers d'Algériens sortirent dans les rues pour fêter la victoire des alliés et le retour au foyer de ceux des leurs partis au combat. Mais il y avait aussi les larmes de douleur de ceux et celles qui ne reverront ni époux, ni père ni fils. Des milliers de morts parmi les recrues indigènes, ce sont des milliers de familles amputées dans leur chair. Sétif, Guelma et Kherrata ne goûtèrent pas à la joie de la victoire, car dans ces villes de l'Est algérien, la manifestation de joie se transforma en un fleuve de sang. A Sétif, où les manifestations furent organisées dans les villes avoisinantes, et à la suite de cris épars réclamant la libération de Messali, déporté à Brazzaville en avril 1945, et quelques drapeaux nationalistes levés, on tira sur la foule. Des milliers de morts. «Un effroyable massacre», reconnut dernièrement l'ambassadeur de France à Alger. Depuis 1962, c'est la valse des chiffres, source de divergences entre historiens et entre les deux Etats, français et algérien. Le second parle de 45 000 morts et de crime contre l'humanité, et le premier de 1500 à 8000 morts. Au moment même où se déroulent les manifestations à Sétif, Ferhat Abbas est à Alger. Pourtant, ce même jour au soir, il sera arrêté et mis au secret, accusé d'être l'instigateur de ces manifestations. Les Amis du manifeste et de la liberté (AML) sont dissous par l'administration coloniale, le journal de Ferhat Abbas, Egalité, est suspendu. Et l'homme politique algérien restera en prison du 8 mai 1945 jusqu'au 16 mars 1946, soit onze mois de détention arbitraire. Comment un homme, connu jusque-là pour son combat pacifique, pouvait-il pousser de pauvres paysans et ouvriers sans défense à une mort certaine ? Cela voudrait-il dire que non seulement Ferhat Abbas aurait poussé son peuple à se faire assassiner, alors qu'il n'avait rien en main pour se défendre, mais encore il n'aurait pas eu le courage d'être parmi les humbles et de manifester au milieu d'eux ? L'homme serait-il donc dédoublé d'un inconscient et d'un lâche ? C'est en tout cas ce que veulent nous faire croire ceux qui véhiculent la fable. Mais le 8 mai 1945, n'est malheureusement pas une fable, les choses sont trop sérieuses, trop monstrueuses, trop douloureuses, puisque des milliers d'innocents ont perdu la vie dans une manifestation pacifique, fêtant la victoire des alliés et donc de la France. Nous imaginons ces pauvres ouvriers et paysans algériens tapant des mains et chantonnant, nous imaginons les chérubins sautillants et nous imaginons les mères et épouses restées à la maison lançant des youyous et dansant au rythme du tambourin et recevant quelques heures plus tard les corps sans vie des leurs. Qui est l'accusé ? On se rejette la balle, on pointe du doigt. On règle des comptes. Des Français d'Algérie aussi ont été assassinés (on parle de 102 morts et de 110 blessés). Et puisqu'il fallait un bouc émissaire, le voilà vite trouvé en Ferhat Abbas, au soir des événements, cet homme illustre, si gênant avec ses AML (1944), qui faisait de l'ombre à Messali, cet homme au courage légendaire qui bravait le colonat et dont il devint «la tête de Turc», était à éliminer du circuit le plus rapidement possible. On l'attendait au tournant. On cherchait l'occasion. Ce fut fait au soir du 8 mai 1945. L'homme du Manifeste qui eut le mérite en 1943 de réunir autour du lui toutes les tendances politiques indigènes (Messali y compris), et autour de la même idée, celle de l'autonomie. L'homme des AML, tout un chacun voyait celui qui a réussi l'union, n'était-il pas une fort belle cible en ce 8 mai 1945, pour désagréger cette même union ? Ferhat Abbas en prison durant près d'un an, de quoi réaliser toutes les intrigues. Comment Ferhat Abbas a-t-il vécu cette arrestation abusive ? Très mal, cela va sans dire. D'abord, parce qu'il lui a été insupportable de savoir ce qui est arrivé à Sétif, Guelma et Kherrata, son peuple cible de balles meurtrières, alors qu'il fêtait la victoire des alliés, et qu'il venait de donner des milliers de ses enfants à la France. Ensuite se retrouver accusé d'avoir provoqué les événements, lui qui se trouvait à des centaines de kilomètres de là, lui qui depuis l'enterrement du projet Viollette en 1938, cherchait la solution pour libérer son pays du joug colonial sans effusion de sang. Et enfin la prison, et surtout au secret, ce qui veut dire que Ferhat Abbas risquait de ne plus jamais revoir la lumière du jour. Et cela, il l'avait bien compris. Charles-Robert Ageron, éminent historien français spécialiste de l'Algérie, rapporte en 1994, dans la Revue française d'histoire d'outre-mer, un document intitulé Ferhat Abbas. Mon Testament politique, qui selon l'historien, a été écrit par Ferhat Abbas en prison. Le testament politique Dans ce Testament, Ferhat Abbas jure devant Dieu être innocent des événements du 8 mai 1945 et avoir les mains nettes de sang. Jusque-là rien d'étonnant, puisque l'homme politique algérien tient ces mêmes propos dans son journal Egalité dès sa réapparition en 1946, et dans ses livres laissés pour la postérité. Il s'en prend par ailleurs à ce qu'il qualifie de «auteurs de troubles» qui veulent mener le paysan à l'abattoir, alors qu'il n'a pas avec quoi se défendre, et n'a même pas de quoi se vêtir et encore moins se nourrir. Dans ce Testament politique, Ferhat Abbas aborde d'autres questions sur lesquelles cet article ne nous permet pas de nous étaler. Mais retenons simplement que selon ce Testament politique, l'homme se dit «usé, fatigué de la politique et aspirer à la retraite». Ce qui est en contradiction avec l'homme politique qui sortit de prison en mars 1946, qui remit en route sans tarder son journal et crée, quelques trois mois plus tard, le plus grand parti national que l'Algérie ait eu à connaître avant le FLN, l'Union démocratique du Manifeste algérie (UDMA), qui réunit en effet autour de lui de grands noms, mais aussi un nombre fulgurant d'adhésions d'un peuple qui voyait en Ferhat Abbas son leader incontesté. L'UDMA sera vite reconnu par les pays qui avaient la cause du peuple algérien au cœur. Un homme qui se dit «usé, fatigué et aspirer à la retraite», pouvait-il ressortir de prison revigoré et plus déterminé que jamais à libérer son pays du joug colonial ? Ce Testament politique pose problème pour plusieurs raisons. La première est de taille, c'est qu'un testament n'a de valeur que s'il est écrit de la main même de son auteur par rapport aux conditions dans lesquelles il aurait été écrit, c'est-à-dire en prison. Or, ce testament est divulgué dactylographié. Par ailleurs, ce testament porte une date aléatoire «début 1946». Pourquoi Ferhat Abbas n'aurait-il pas mis la date de jour ? Etrange en effet ! Et enfin, pourquoi ce testament n'est-il pas signé ? Et plus grave encore, ce testament, apparemment écrit «début 1946», n'est divulgué dans son intégralité qu'en 1994. Charles-Robert Ageron rappelle que quelques extraits ont été rapportés par le général Massu en 1972 dans son livre La vraie bataille d'Alger et dont l'historien dit qu'ils comportent des différences par rap port au testament qu'il communique lui-même. L'historien poursuit que ce Testament politique a été dérobé à Ferhat Abbas par un gardien de prison en 1946 et remit au lieutenant Lafond, commandant la prison militaire d'Alger de 1941 à 1945 et décédé en 1954. Après la mort de ce dernier, la veuve le remit en 1957 au général Massu. Nous ne pouvons que nous demander comment le gardien de prison aurait pu remettre ce testament daté de «début 1946», au lieutenant Lafond, puisque ce dernier fut commandant de cette prison de 1941 à 1945 ? Mais l'historien imagine une autre situation, que ce Testament politique aurait pu être retrouvé durant la bataille d'Alger (1957) et transmis au général Massu. Que vaut un testament dactylographié, avec une date aléatoire, non signé et qui est passé de main en main de 1946 à 1994 et dont on ne sait où exactement il aurait été trouvé, et de surcroît comporte des différences par rapport aux extraits rapportés par le général Massu ? Ferhat Abbas était-il donc un «taré» au point d'écrire un testament politique devant le gardien de prison qui ne le quitte pas des yeux puis se le fait dérober comme un enfant auquel on dérobe un jouet ? Voilà pourquoi ce testament, en ce qui nous concerne, est une énigme et n'a pas encore livré tous ses secrets. Il va sans dire que Charles Robert Ageron n'a fait que ce que lui dicte son devoir d'historien en communiquant aux lecteurs un document qu'il a retrouvé dans les archives de l'armée de terre. Mais le fait que l'historien imagine une autre situation, ce testament retrouvé durant la bataille d'Alger laisse penser que Charles Robert Ageron ne croît pas trop à cette histoire de testament dérobé en prison. Par ailleurs, les multiples points d'interrogation qui jonchent l'introduction historique à ce document, réflexion de l'historien lui-même, nous permettent de penser que le doute aurait imprégné l'esprit de Charles Robert Ageron, car ce dernier, chevronné de la recherche scientifique, ne peut pas ne pas savoir qu'un testament politique de Ferhat Abbas, qui n'est pas n'importe quel homme, et écrit en prison, n'a de valeur que s'il est divulgué écrit de la main même de son auteur, daté et signé, autrement, il n'a aucune valeur historique. Mais connaître l'histoire burlesque de ce Testament politique, nous apporte la preuve que Ferhat Abbas était le point de mire de l'administration coloniale. Qu'importe au fond que l'on impliquât Ferhat Abbas dans ce bain de sang du 8 mai 1945, lui que la violence répugnait. On lui a imputé tellement de choses, que collé à sa mémoire les milliers de morts du 8 mai 1945, n'étonnerait point. Robert Aron dans son ouvrage Les origines de la guerre d'Algérie (2) rapporte l'analyse que fait en octobre 1945 le secrétaire général du gouvernement dans son rapport sur les émeutes de Sétif. Ferhat Abbas est l'accusé numéro un. Si le secrétaire général du gouvernement accuse Ferhat Abbas, c'est qu'il avait des raisons sérieuses pour le pousser à le croire. En effet,Ferhat Abbas avait une aura auprès du peuple, ses discours enflammaient les foules. L'homme était en effet un meneur d'hommes et pour son peuple, il représentait l'espoir. En ce sens, il était le coupable idéal, mais il fut prouvé qu'il se trouvait à des centaines de kilomètres des événements. Et puisque Robert Mon nous permet de prendre connaissance de ce rapport sur Ferhat Abbas, que dit -t-il donc ? «Le leitmotiv des discours de Ferhat Abbas est «se tenir prêt à aller jusqu'au sacrifice suprême pour obtenir l'indépendance de l'Algérie» devant l'audace et l'activité des militants et la carence des autorités de plus en plus importantes des musulmans se laisse convaincre. Son intoxication atteint un degré élevé. L'atmosphère est surchauffée. Les événements évoluent avec une rapidité déconcertante. Ferhat Abbas, qui connaît mieux que quiconque l'ambiance que son activité a créée et qui peut craindre d'avoir à en répondre personnellement, se met à donner spectaculairement des conseils de modération. Déplore-t-il de se voir dépasser par le mouvement ? Mais c'est trop tard La foi que ce mouvement a insufflée, l'ardeur qu'il a stimulée, ne sont plus faciles à éteindre, car les adeptes les communiquent, propagent les formules de revendications, attisent eux-mêmes la flamme, se font parvenir le texte des hymnes nationalistes «… Peuple algérien, tu es notre espoir et avec toi, le jour est prêt de se lever. Prends tes armes pour vivre, formule tes revendications, ne crains rien !» Les regrets de Ferhat Abbas, si regrets il y a, sont tardifs et inopérants. Sa campagne a réveillé dans l'âme des Algériens le sentiment xénophobe en lui donnant une orientation anti-française. Dans l'âme du Berbère, elle a réveillé son atavique tendance à l'indépendance. Regrets tardifs, car déjà circulent avec de plus en plus d'insistance les bruits relatifs à un soulèvement projeté ; déjà sur la presque totalité du territoire algérien, on recueille l'impression que les indigènes sont dans l'attente d'évènements sensationnels. Telle était l'atmosphère au moment des événements du Constantinois sont survenus ; atmosphère d'une tension que la moindre étincelle provoquera l'incendie. Le 1er mai, à Bougie, on entendait pousser le cri de guerre «djihad» (guerre sainte). L'incendie est prêt à s'allumer.» (Robert Aron. pp 164-165) Si Ferhat Abbas dit avoir les mains nettes de sang, nous ne pouvons mettre en doute sa parole. Car l'on ne peut imaginer un seul instant que l'homme qui avait son peuple en idéal et qui consacra sa vie entière afin de le libérer de la misère, de l'ignorance et de l'oppression coloniale, en essayant d'éviter le bain de sang, l'emmènerait à l'abattoir les mains nues. Mais ce qui est sûr, c'est que l'homme politique algérien ne pouvait sortir indemne de ces onze mois de prison, tenu au secret et hanté qu'il était par le massacre du 8 mai 1945, qui est pour beaucoup dans sa revendication de la République algérienne pure et simple en 1948, s'il le faut par la lutte armée, et de son soutien et adhésion indéfectible à la révolution de novembre en 1954. Raison pour laquelle nous adhérons aux propos de l'historien Mohamed Harbi, pour lequel «la guerre d'Algérie a commencé à Sétif». L'auteur est : Docteur en communication Notes : – (1) Charles-Robert Ageron. Ferhat Abbas, Mon Testament politique. Revue française d'histoire d'outre mer. LXXXI. n° 3003. PP 181 à 197 – (2) Robert Aron. les origines de la guerre d'Algérie. Ed Fayard. Paris 1962.