Un défilé est organisé pour fêter la fin des hostilités et la victoire des Alliés sur les forces de l'Axe. Les partis nationalistes algériens, profitant de l'audience particulière donnée à cette journée, décident par des manifestations pacifiques de rappeler leurs revendications patriotiques. Mais à Sétif un policier tire sur un jeune scout, Bouzid Saâl, jeune musulman de 26 ans, qui tenait un drapeau de l'Algérie et qui tomba sur le coup. A la constatation de sa mort se déclenche une émeute avant que l'armée française n'intervienne. C'est ce qui va donner lieu aux massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, répressions sanglantes d'émeutes nationalistes dans le département de Constantine, en Algérie, «française à l'époque». Les morts par milliers n'ayant pu être enterrés sont jetés dans les puits et dans les gorges de Kherrata. Copiant les nazis, des miliciens utilisent les fours à chaux pour faire disparaître des cadavres (11). Saci Benhamla, qui habitait à quelques centaines de mètres du four à chaux d'Héliopolis, décrit l'insupportable odeur de chair brûlée et l'incessant va-et-vient des camions venant décharger les cadavres, qui brûlaient en dégageant une fumée bleuâtre (12). De nombreux musulmans, dirigeants politiques et militants du Parti du peuple algérien (PPA), des Amis du manifeste des libertés (AML), dont le fondateur Ferhat Abbas, et de l'association des Oulémas furent arrêtés. Lorsqu'une faction ou un douar demandait l'aman (le pardon), l'armée, n'ayant pas reçu d'instruction, ne pardonnait pas. Elle réclamait les coupables et les arrêtait. Le 28 février 1946, le rapporteur de la loi d'amnistie, qui fut votée, déclarait en séance : «Quatre mille cinq cents arrestations furent ainsi effectuées, quatre-vingt-dix-neuf condamnations à mort dont vingt-deux ont été exécutées, soixante-quatre condamnations aux travaux forcés et il y aurait encore deux mille cinq cents indigènes à juger» (13). Le 22 mai l'ordre est donné à l'armée de cesser la répression et le carnage prend fin officiellement. L'armée organise des cérémonies de soumission où tous les hommes doivent se prosterner devant le drapeau français et répéter en chœur : «Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien» (14). Des officiers exigent la soumission publique des derniers insurgés sur la plage des Falaises, non loin de Kherrata. Certains, après ces cérémonies, sont embarqués et assassinés. Pendant de longs mois, les Algériens musulmans qui, dans les campagnes, se déplaçaient le long des routes et continuèrent à fuir pour se mettre à l'abri, au bruit de chaque voiture. L'historien algérien Boucif Mekhaled, raconte : «A Kef El-Boumba, j'ai vu des Français faire descendre d'un camion cinq personnes les mains ligotées, les mettre sur la route, les arroser d'essence avant de les brûler vivants» (15). Réactions Le 19 mai, à la demande du ministre de l'Intérieur Tixier, De Gaulle, qui avait à cœur de démontrer sa capacité à gérer la situation, décida de nommer un de ses hommes; le général de gendarmerie Tubert, résistant, membre depuis 1943 du Comité central provisoire de la Ligue des droits de l'homme, où siègent également René Cassin, Pierre Cot, Félix Gouin et Henri Laugier, membre de l'Assemblée consultative provisoire, dans le but d'enquêter sur les évènements. Mais, pendant six jours, du 19 au 25 mai, la commission fait du sur-place à Alger. Officiellement, on attendait l'un de ses membres «retenu» à Tlemcen. Dans les faits, c'est bien Tubert qui est retenu à Alger. On ne le laisse partir pour Sétif que le 25 mai, quand tout y était terminé. Et à peine arrivé à Sétif, il est rappelé à Alger le lendemain, le 26, sur ordre du gouvernement, par le gouverneur général Chataigneau. Si bien qu'il ne peut se rendre à Guelma. Il est clair que cette commission d'enquête avait un autre travail à faire que celui pour lequel elle fut désignée officiellement. «A savoir ne rien laisser percer qui puisse permettre aux alliés de s'immiscer dans les affaires algériennes», parce que l'Algérie est un territoire français et il fallait montrer qu'il en était ainsi. Peu d'Européens protestent contre ces massacres. Par exception, l'un d'eux, le professeur Henri Aboulker, médecin juif et résistant et l'un des organisateurs du putsch du 8 novembre 1942, qui a permis le succès de l'opération Torch à Alger, s'élève contre ces massacres. Il publie plusieurs articles dans le quotidien Alger Républicain, réclamant la sanction sévère des meurtriers provocateurs qui avaient assassiné 102 Français, mais à l'issue d'une procédure légale régulière. Il dénonce sans réserve les massacres massifs et aveugles de milliers d'Algériens innocents. Il réclame aussi la libération immédiate de Ferhat Abbas, dont tout le monde savait qu'il avait toujours cantonné son action dans le cadre de la légalité. Henri Aboulker estimait que la défense des innocents devait primer toute considération politique. Le communiqué du gouvernement général le 10 mai illustre la manière dont les autorités de l'époque ont présenté ces événements : «Des éléments troubles d'inspiration hitlérienne se sont livrés à Sétif à une agression armée contre la population qui fêtait la capitulation de l'Allemagne nazie. La police, aidée de l'armée, maintient l'ordre et les autorités prennent toutes les décisions utiles pour assurer la sécurité et réprimer les tentatives de désordre.» Dans ses Mémoires de guerre, Charles de Gaulle, chef du gouvernement à l'époque des faits, écrit en tout et pour tout : « En Algérie, un commencement d'insurrection survenu dans le Constantinois et synchronisé avec les émeutes syriennes du mois de mai a été étouffé par le gouverneur général Chataigneau.» Houari Boumediene, le futur président algérien a écrit à propos des événements de Sétif : «Ce jour-là, j'ai vieilli prématurément. L'adolescent que j'étais est devenu un homme. Ce jour-là, le monde a basculé. Même les ancêtres ont bougé sous terre. Et les enfants ont compris qu'il faudrait se battre les armes à la main pour devenir des hommes libres. Personne ne peut oublier ce jour-là.» Kateb Yacine, écrivain algérien, alors lycéen à Sétif, écrit : «C'est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J'avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l'impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l'ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme.» Albert Camus dans le journal Combat des 13 au 23 mai demande qu'on applique aux Algériens (il dit : «Le peuple arabe») les «principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes». Il affirme qu'il y a crise — et non de simples incidents — que «le peuple arabe existe», qu'il «n'est pas inférieur sinon par les conditions où il se trouve». Plus encore, il proclame que «l'Algérie est à conquérir une seconde fois». Ferhat Abbas, dans son Testament politique écrit en 1945 et resté inédit jusqu'en 1994, condamne «les organisateurs d'émeutes, ceux qui avaient poussé à la violence des paysans désarmés (...) ceux qui tels des chiens sauvages se sont jetés sur Albert Denier, secrétaire de la section communiste, auquel un salaud sectionna les mains à coup de hache» (16). Le nombre des victimes Le nombre de victimes «européennes» est à peu près admis (17) et s'élève officiellement à 102 morts et 110 blessés (rapport officiel de la commission Tubert de 1945). Cette commission parle aussi de 900 musulmans tués par les émeutiers. Une enquête demandée par le gouverneur général Yves Chataigneau comparant le nombre de cartes d'alimentation avant et après les événements conclut à moins de 1.000 victimes (18). Le gouverneur général de l'Algérie fixa par la suite le nombre des musulmans tués à 1.165 et 14 soldats (19), 4.500 arrestations, 89 condamnations à mort dont 22 exécutions (20), chiffres qui seront pris pour officiels. Le général Duval déclarait pour la commission Tubert de 1945 que «les troupes ont pu tuer 500 à 600 indigènes», mais les militaires évoquaient déjà à l'époque le chiffre de 6.000 à 8.000 victimes. Ali Habib affirme que le ministre des Affaires étrangères Georges Bidault aurait parlé de 20.000 tués, sans préciser sa source (21). Par la suite, André Prenant, géographe spécialiste de la démographie algérienne, se rendant sur les lieux en 1948, fixe le nombre de victimes à 20.000. Des historiens ont par la suite parlé de 2.000 (Charles-Robert Âgeron) et 6.000 morts (Robert Avron). Le professeur Henri Aboulker (père de José Aboulker, cité précédemment), avait à l'époque estimé le bilan proche de 30.000 morts. Le consul général américain à Alger de l'époque a établi le nombre de victimes indigènes par la répression de l'armée à 40.000 (22). Ce chiffre sera repris par les milieux nationalistes d'avant le 1er Novembre 1954 (23). Puis après 1962, le gouvernement algérien, commémorant ces massacres chaque année, parle de «45.000 morts des massacres de Sétif». Bélaïd Abdessalam, ancien Premier ministre algérien, déclarait dans El-Khabar Hebdo que le chiffre de 45.000 a été choisi à des fins de propagande. Le président Bouteflika affirme que les massacres ont fait plusieurs dizaines de milliers de morts sans qu'on puisse en préciser le nombre exact, «même si notre histoire officielle retient le nombre de 45.000 morts». Les chercheurs Rachid Messli et Abbas Aroua du Centre de recherche historique et de documentation sur l'Algérie déclaraient le 9 avril 2005 que «la plupart des historiens s'entendent sur le fait que 45.000 est un chiffre exagéré. Il serait plus réaliste de penser que le bilan humain se situe entre 8.000 et 10.000 morts ». Le journaliste Yves Courrière parle de 15 000 tués dans les populations musulmanes (24) en citant le général français Tubert dont le rapport après les massacres ne donne en réalité aucun bilan global. (A suivre)