Revenons sur une idée très forte dès le début dans votre livre selon laquelle les lois de la rationalité politique sont prescrites comme des alternatives à la souffrance des personnes ? Je soutiens que l'Etat occulte depuis de nombreuses années, dans le travail même de ses réseaux législatif, politique et parlementaire, l'existence d'une souffrance générique de larges ensembles de la société. Et je ne pense pas seulement aux personnes blessées par les exactions terroristes ou par la violence légitimée de l'Etat. Mais la souffrance est incarnée par la perte de la dignité, l'absence de l'Etat de droit et du sentiment de justice, la précarité morale et économique, la pression à la suradaptation et l'impulsion suicidaire. N'avons-nous pas entendu en 2004 et en 2007 un ministre encore en exercice déclarer qu'il n'y a pas de pauvres en Algérie ? Rappelons-nous aussi que la loi sur la réconciliation nationale a été construite et adoptée, contre toute opinion critique, et encadrée d'un large arsenal de sanctions pour les sceptiques. Les journalistes, les opposants, les intellectuels et les syndicalistes dans ce pays doivent en garder quelques souvenirs phobiques. Dans ces cas, les lois sont prescrites comme des mesures de contournements de la souffrance. Mais cette indication est toujours barrée, car elle engage un choix indécidable pour les personnes qui souffrent concernant leurs objets émotionnels. Pour préciser : la notion de pardon, implicitée ou appelée par la mesure de la réconciliation et les nombreux dispositifs politiques et juridiques, amende la sanction de l'agresseur et revictimise les porteurs de souffrance. Cette prescription de lois est paradoxale puisqu'elle réfute le deuil, les paroles d'apaisement, le droit à la réparation symbolique, la qualification de personne. Vous écrivez que les effets supposés de la période terroriste ne sont pas encore apparus. Et que les enfants produiront, eux, les acteurs d'une autre violence ressourcée aux effets et aux références du terrorisme. En d'autres termes, la génération la plus touchée ne serait pas celle qui a connu le terrorisme (celle qui a la trentaine aujourd'hui) mais celle née pendant et après la décennie noire ? Il s'agit d'un énoncé de prospective et de diagnostic. Il me paraît indispensable de clarifier les dynamiques induites par les transformations traumatiques ou structurales du champ psychosocial, politique et économique. Pour des raisons internes de maturation les effets des événements seront toujours différés. La société algérienne a vécu une douloureuse expérience de démembrement. Nous n'en percevons que les avatars physiques. Les réactions profondes, subjectivées, mémorielles apparaîtront dans d'autres moments et pour d'autres générations d'acteurs. Elles concerneront un travail de fragmentation, pas nécessairement violent, des filiations identitaires, sociales et affectives. Ce travail est lent, complexe et particulièrement latent, car il se mesure aux imaginaires, aux affects innommés, à la dépossession des êtres, aux détresses et aux sollicitudes et au déficit des références d'appartenance. Notez dans l'Algérie actuelle le travail de l'émeute, les stratégies oppositionnelles, la mutation du voile, l'inversion des rôles et des statuts familiaux, la recherche de nouvelles spiritualités et la tentation de l'exil. Tous ces formats traduisent la réorganisation des modalités de l'affrontement dans une culture insulaire de refondation de la qualité de personne. Dans les années à venir, ce mouvement sera plus important et produira d'autres fractures des structures sociales. Selon vous, la violence est une forme de travail de deuil et libère les individus des entraves historiques, des souvenirs, des dépendances… et vous concluez de manière assez pessimiste en disant que la société algérienne n'en a pas fini avec cette violence. Mais que faites-vous de la résilience ? Je l'entends comme une résolution suicidaire et réparatrice à la fois. Dans la violence, il y a une part de vie. Et cette vie est l'objet d'un investissement défensif coûteux. Il s'agit d'un travail de deuil aussi, car chez les personnes sans relais et impliquées dans les affrontements violents, la recherche d'un dialogue avec les objets et les êtres perdus ou obsédants est souvent intense et pénible : une qualité de personne, un être cher, un rêve. Il est plus douloureux pour une personne de ne pas rêver que de mourir. C'est le substrat du message délivré par les violences massives des jeunes dans l'environnement du sport, des campus et des territoires ethniques. Quels sont les rêves d'un jeune de Maâtkas, de Magta' El Ma ou de Ras El Oued ? En l'occurrence, le deuil est barré par la perte des objets de la filiation, de l'amour et de l'appartenance. Des millions d'Algériens ne se sentent plus appartenir à ce pays. Et des milliers parmi eux partent mourir sur les rivages d'une Europe engoncée. C'est précisément à propos de cet aspect structural que je déclare que les effets du terrorisme ne sont pas encore lisibles. Je ne parle pas des douleurs de la chair et des émotions, mais je pense aux générations entières qui se développeront dans un contexte identitaire déficitaire et dysharmonique, sans identification, sans références opératoires et symboliques, sans autorité modératrice et sans capacité de parole. A propos de la résilience, j'ai le souci de ne pas trop m'illusionner. Elle s'attache fondamentalement à l'existence d'un potentiel de réparation, parfois génétique, parfois acquis ou élaboré, qui ne sera jamais le même pour tous. En Algérie, les gages d'un travail résilient ne sont pas réunis ni assertés. Comptez donc les milliers de jeunes qui se perdent dans la harga, cet exil meurtrier, dans la drogue et dans les multiples dépendances. Quelles sont leurs capacités de reconstruction ? La résilience suppose un réaménagement psychique et psychosocial profond, la reconnaissance des conflits, la possibilité de parler et d'être parlé et, spécifiquement, un accompagnement professionnel.