Le réchauffement climatique et la prise de conscience généralisée sur les problèmes de l'environnement qui s'ajoutent à la recherche d'une croissance substantielle font de l'énergie, actuellement, un thème politique majeur et un élément dominant dans l'économie mondiale. La crise du pétrole, à plus de cent dollars le baril, est désormais chronique et ne semble pas avoir une fin en vue. Elle pousse les stratèges en énergie, pour qui la sécurité énergétique est une préoccupation, à considérer sérieusement de nouvelles sources d'approvisionnement, de préférence renouvelables, mais dans tous les cas non polluantes et rentables. De ces sources, celle qui connaît actuellement le taux de croissance le plus élevé est certainement la filière nucléaire. Cette source d'énergie particulière ne laisse personne indifférent et ce, pour diverses raisons. Son industrie peut déboucher sur des applications militaires notamment la production d'armes de destruction massive qui lui confère une dimension des plus stratégiques. Eu égard à la longue portée du sujet, la problématique de cette technologie, malgré ses soixante années d'existence, nécessite toujours un large débat qu'il faut par ailleurs dépassionner en mettant à la disposition d'un grand nombre les mêmes éléments d'analyse. Un travail de vulgarisation et de pédagogie est nécessaire pour atteindre cet objectif. C'est dans cet esprit que s'inscrit la présente modeste contribution. L'Inde, le Pakistan, la Corée du Nord… à qui le tour ? En effet, plusieurs aspects si sensibles rendent la gestion des échanges de cette technologie contrainte à une réglementation spécifique, souvent restrictive, et pouvant toucher à la souveraineté des nations. C'est le cas du Traité de non prolifération (TNP) auquel certains pays refusent de souscrire, alors que d'autres, tout en y adhérant, même s'ils ne trichent pas, ne le respectent pas dans toute sa rigueur. Ce traité est considéré par certains pays comme une muraille juridique qui divise les nations en deux catégories hiérarchisées : celles qui ont accès au nucléaire dans sa totalité, en particulier sa version militaire, et les autres, qui ne peuvent que prétendre à quelques applications civiles. La séparation entre les deux catégories prend l'allure d'une ségrégation, dès lors que le TNP ne prévoit aucune voie de recours pour accéder au club très fermé des pays nucléaires et ce, sous aucune condition. Ce verrouillage définitif ne sert pas la sécurité dans le monde. Bien au contraire, il serait à l'origine de beaucoup de programmes nucléaires secrets menés par divers pays dans la clandestinité ou déguisés sous forme de programmes nucléaires à caractère civil. C'est précisément à ce niveau que les ambiguïtés se créent et qu'elles génèrent des suspicions entraînant des accusations suivies de menaces et de mises en garde débouchant sur des conflits. Cette litanie chronologique est observée actuellement vis-à-vis de l'Iran qui est sous une grande pression de la communauté internationale. La gestion de ce genre de conflits n'est pas codifiée, elle est souvent imprévue, donc spontanée et improvisée, mais toujours taillée sur mesure pour le pays qui réclame sa part de cette technologie nucléaire. Alors que l'Iran se trouve menacé sur de simples soupçons, l'Inde et le Pakistan ont bien développé des armes atomiques sans la moindre sanction et le vaste programme nucléaire militaire d'Israël reste un sujet tabou. Dans certaines mesures, les affaires nucléaires sont comme un jeu de cartes où les joueurs, assis à la même table, ne sont pas astreints à observer les mêmes règles du jeu. D'où les débordements plus ou moins prévisibles, mais qui proviennent parfois de là où ils sont le moins attendus. C'est le cas de la Corée du Nord qui s'est faufilée à l'intérieur du club nucléaire par effraction, en forçant le verrou de la cour des grands, malgré les menaces et les mises en garde. Les avancées faites par ce pays, au potentiel modeste, dans le développement de la technologie nucléaire montre bien qu'actuellement il n'existe aucun consensus mondial sur une philosophie rationnelle convaincante pour contrôler la fabrication des armes atomiques. Force est de constater que les menaces de sanctions de la part des pays, surtout occidentaux, envers les pays émergents dans ce domaine restent mal définies et souvent disproportionnées par rapport aux sanctions elles-mêmes. Après l'annonce par la Corée du Nord du succès de son premier essai atomique, si pour la plupart des pays la nouvelle avait soulevé de sérieuses inquiétudes, pour certains, plus exaltés, ce succès était en fait un bras d'honneur envers les gardiens de la prolifération et la tenue en échec des divers services de renseignement qui n'ont pas pu prévoir l'événement ou convaincre leurs autorités en temps utile. La réaction à la nouvelle avait oscillé entre les hésitations et la panique, comme si nous étions mal préparés, à tel point que l'une des premières sanctions contre ce pays était un embargo sur … le champagne ! C'est dire tout juste si nous les avons privés d'arroser convenablement leur éclatant succès. Dans tous les cas, même avec les autres sanctions qui ont suivi, la menace était bien supérieure à son exécution. Cet événement a heureusement débouché sur un «happy ending» où la Corée du Nord a subtilement et intelligemment converti son succès technologique en avantage économique en négociant la suspension de son programme nucléaire militaire contre le desserrement de l'étau créé par l'embargo et l'isolement auxquels elle était soumise depuis longtemps. C'est un immense profit qu'elle a pu tirer de sa bombe atomique et sans faire la moindre victime. D'autant plus que son prestige acquis est rehaussé, car lié au savoir-faire que ses ingénieurs ont développé, qui est resté intact et bien gardé. Comme quoi cette affaire n'est pas définitivement classée. Le phénomène de la prolifération Par ailleurs, de nombreux programmes nucléaires civils sont annoncés dans le monde et tant que le transfert de cette technologie n'est pas sérieusement normalisé, la prolifération ne peut que s'amplifier dans un avenir proche où elle risque d' avoir de beaux jours devant elle. Pour la contrer, la tâche ne sera pas facile tant que certaines politiques restent en vigueur dans la gestion des droits d'accès à cette technologie. Parmi celles-ci, la pratique sélective du «deux poids , deux mesures» qui, arbitrairement, favorise certains pays par rapport à d'autres, mais qui en fin de compte, sert de catalyseur aux pays non favoris pour courir tous les risques et essayent par tous les moyens de combler leur désavantage, tant qu'il y aura l'arrogance des pays nucléaires qui continuent de crier haut et fort que l'arme atomique a une valeur politique tout en menaçant qu'ils n'hésiteront pas à l'utiliser en cas de conflit. A cette immense source d'inquiétude et de frustration vient s'ajouter l'énorme ambiguïté sur la notion de technologie nucléaire civile. Force est de constater que toute activité de développement de la technologie nucléaire s'inscrivant dans le cadre du cycle du combustible est déclarée suspecte, dénoncée avec force et frappée d'anathème. La seule activité nucléaire considérée, apparemment comme activité civile par l'AIEA, est celle qui a trait aux applications des techniques nucléaires. Ces applications sont présentées sous forme de projets supportés, parfois partiellement, par l'agence mais ne représentent aucunement de véritables thèmes de recherche et surtout ils n' ont aucune relation explicite avec la production de l'énergie qui est l'ultime objectif. Cette utilisation des radio-isotopes sous forme de traceurs ou des sources de rayonnement qui peuvent être utiles pour l'industrie, l'agriculture ou la médecine, reste largement à la périphérie des vrais besoins des pays en développement, notamment les pays africains. C'est la part du pauvre en termes de transfert de technologie nucléaire civile. Car ces projets ont trait souvent à quelques applications dérisoires, presque ludiques, servant surtout de monnaie d'échange pour «payer» les pays sages et dociles (souvent par manque de moyens) signataires du TNP. Promouvoir ces techniques paranucléaires, par la formation de techniciens locaux dans les pays où le degré d'intégration de leur industrie est très faible, aura un impact économique quasi nul. Ces techniques de «luxe», relativement sophistiquées, ne se prêtent pas aux pays démunis de l'essentiel en termes de culture scientifique et savoir-faire de base, elles ne servent qu' à grossir un contraste qui illustre un extrême cynisme, qui n'est pas très loin de celui qui consisterait à former des chefs gourmets afin de promouvoir une haute cuisine raffinée pour des populations souffrant de famine. Où s'arrête le nucléaire pacifique et où commence le nucléaire «belliqueux» ? La problématique du transfert de la technologie nucléaire reste régie par des réponses à des questions simples. Comment un pays souverain peut-il jouir de son droit d'accès à la technologie nucléaire qui est un bien commun à toute l'humanité, et comment garantir que l'utilisation de cette technologie reste exclusivement à caractère pacifique ? Les réponses à ces questions ne sont pas évidentes et la difficulté réside dans la mitoyenneté ou dans la superposition des activités nucléaires civiles et militaires. La différence entre les deux options tient en une marge très mince ; la visibilité entre leurs frontières n'est pas nette. L'enrichissement de l'uranium est-il une activité civile ou militaire ? En effet, les réacteurs nucléaires, qui ne servent qu'à produire de l'énergie (et accessoirement certains isotopes), ont une configuration basée sur la consommation de l'isotope de l'uranium, le U-235, celui-ci étant l'élément fissile. Par ailleurs, l'uranium naturel qui sort des mines ne contient qu'une très faible proportion de cet élément fissile, seulement 0.71%, la majeure partie étant le U-238, qui n'est pas fissile. Eu égard à cette réalité naturelle pour avoir une densité d'énergie rentable dans le cœur du réacteur, il est impératif d'augmenter la proportion de l'isotope fissile pour toutes les configurations. Celle-ci est portée, pour les combustibles des réacteurs en exploitation, de 0,71% à 3 ou 5%. Cette opération, qui est une séparation des isotopes, est appelée enrichissement de l'uranium. Avec le même procédé technique et les mêmes installations, en laissant tourner les machines plus longtemps ou en augmentant le nombre de centrifugeuses, on peut atteindre un enrichissement de 90% et même de l'uranium 235 pur. C'est précisément ce matériau qui sert aux applications militaires. Donc, si un pays veut lancer le développement d' un programme nucléaire intégré, comprenant toutes les étapes du cycle du combustible, de l'extraction du minerai jusqu'au retraitement des matériaux irradiés, l'enrichissement est une étape incontournable. De ce point de vue, on ne peut qualifier le programme de civil ou de militaire, mais uniquement de programme nucléaire. Celui qui a accès à l'un a accès aux deux. C'est à cause de cette opération précise qu'est l'enrichissement que prennent origine les inquiétudes, fondées ou pas, suivies souvent d'acharnement de la communauté internationale contre tout pays, non nucléaire qui ose franchir ce seuil. Bien qu'il ne soit écrit explicitement dans aucun texte juridique, l'enrichissement de l'uranium est une activité de fait, illicite (**). Il est désormais, compris qu'un programme nucléaire civil est celui qui est amputé de cette étape, qui est pourtant essentielle. Quel paradoxe ! Pour les pays en mesure de développer un cycle du combustible complet, sous-traiter cette étape chez un pays tiers est souvent inacceptable. Subir l'interdit arbitraire froisse la souverainté. C'est comme il aurait été interdit à un pays producteur de pétrole de procéder à son raffinage. De plus, un programme nucléaire pour un pays émergent est souvent le symbole d'une certaine émancipation et aussi une réelle démonstration de puissance, parfois même pour une simple consommation interne, une fierté nationale, l'amputer de cette étape majeure c'est le vider de son aspect prestigieux. Et toute l'activité se trouve démythifiée, banalisée où toutes ses options se trouvent réduites, un peu comme un bœuf châtré incapable de se reproduire. Obstacles au transfert de technologie La question du droit d'accès à la technologie nucléaire est clairement posée et des solutions doivent être trouvées rapidement, car le problème sera plus pressant dans un avenir proche où le nombre de candidats à des programmes nucléaires «civils» augmente à un rythme effréné. Il n' y a pas de réponse simple à cette question complexe. On peut tout de même évoquer quelques pistes de réflexion qui peuvent drainer de la matière au débat. D'abord, il y a une solution triviale à cette équation. Celle-ci consiste à séparer clairement l'énergie nucléaire de la technologie qui la produit. Cette dernière appartiendra aux pays nucléaires et les autres qui auraient besoin de cette énergie ne pourraient l'acquérir que par le biais de centrales livrées clé en main. Cette option souffre des mêmes inconvénients que le TNP. Car offrir le monopole de cette industrie, aux pays nantis, serait une nouvelle injustice historique. Pour les pays nucléaires, c'est une solution idéale, car sous l'alibi de lutter contre la prolifération, gît le stratagème du monopole d'une industrie aux ramifications politiques et économiques immenses. Par contre, pour ceux qui seraient contraints d'importer, il serait peu probable de trouver des pays en bonne santé politique, aux régimes démocratiques et soucieux de l'avenir de leurs générations futures, souscrire à une telle démarche, qui n'est qu'une condamnation sans appel à une dépendance hasardeuse et des plus compromettante de la souveraineté nationale : la dépendance énergétique. Par ailleurs, si cette solution venait à être imposée, elle ne ferait qu'attiser les ressentiments et servirait de catalyseur aux programmes de développement discrets qui seraient à l'abri du contrôle des instances internationales, telle que l'AIEA. Inversement, libérer l'accès à cette technologie et faire confiance au sens de la responsabilité et à la maturité des pays qui ont les moyens pour la développer ; là aussi si tous les pays ne sont pas traités de la même façon, avec un droit d'accès égal pour tous, c'est retomber dans la ségrégation actuelle. D'autant plus qu'il n'existe pas encore d'appareil fiable pouvant mesurer le degré de responsabilité et encore moins celui de la sincérité, d'un pays souverain. De toutes les manières, la notion de confiance est de nature fortement subjective. Elle demeure trop abstraite pour constituer un élément fiable sur lequel peuvent être bâties des relations internationales. D'ailleurs, certains stratèges, pour la discréditer, lui collent une maxime soigneusement ajustée : «Ce n'est pas parce que les nations sont armées qu'elles ne se font pas confiance, mais plutôt, c'est parce qu'elles ne se font pas confiance qu'elles se sont armées.» Quelles seraient les retombées extrêmes d'une hypothétique libéralisation totale de la technologie nucléaire ? Au risque de surprendre certains, il y en a qui lui trouvent certaines vertus. A ce propos, il fut un temps où un argument sérieux était évoqué dans le milieu diplomatique et qui stipulait : «Il n'y aura de paix véritable dans le monde que si toutes les nations se défendent par les mêmes moyens». A une telle sentence qui a le mérite d' être simple et limpide, on s'empresse de rajouter le corollaire chimérique et naïf qui consiste à croire que si tous les pays possédaient l'arme atomique, personne n'oserait l'utiliser le premier, ce que d'aucuns appellent «l'équilibre de la terreur !» Ces pseudo-solutions ne peuvent résister, hélas, à la nature humaine qui nous a aussi montrés d'autres réalités. A l'évidence, tous les pays ont accès aux machettes, ce qui ne les a pas empêchés de perpétrer, avec ces outils si rudimentaires, des génocides effroyables. Ce qui nous pousse forcément à imaginer des situations hypothétiques, d'une autre échelle, qui risquent de déboucher sur des catastrophes humanitaires d'une autre envergure et qu'il faut éviter à tout prix. Un des cas extrêmes, souvent imaginé au point de devenir un cliché, est celui où des zélés du pouvoir, tels que Polpot, ou d'autres ennemis de l'humanité, aient accès aux armes de destruction massive. Mais cette situation, alarmiste certes, mais qui reste hypothétique, ne constitue qu'un argument trivial aussi vieux que l'ère nucléaire. Et aussi effrayant soit-il, est-il suffisant pour priver ceux qui ont besoin et qui le désirent d'accéder en toute souveraineté à un patrimoine, l'énergie nucléaire, sur le point de devenir vitale et un bien commun à tous ? L'auteur est : Directeur de recherche au Centre de développement des technologies avancées (MESRS) ** L'Enrichissement Illicite par Dr A. K. El Watan du 24-25 juin 2006