Sinon, sa vie aura été celle d'un homme exceptionnel de part sa bravoure légendaire que le commun des humains avait cru ne relever que de l'imaginaire. En effet, ni l'anathème et les rumeurs assassines distillées intentionnellement pour le diaboliser et tenter de le mettre au ban de la société, ni les intimidations, les pressions et les menaces, ni même les attentats qui l'ont mutilé physiquement n'ont pu avoir raison de son courage et de son abnégation qui laissaient admiratifs plus d'un. Tel un phénix, il renaissait de ses cendres, à chaque fois que la folie et l'ignorance le frappaient. «Si vous croyez que vos balles peuvent me tuer, me revoilà, plus vivant que jamais», déclamait-il dans L'ironie du sort sortit en 1989. L'autre de ses qualités avérées et qui a souvent été à l'origine de pas mal d'incompréhensions, est sans nul doute sa singulière sincérité dans tout ce qu'il entreprenait, disait ou faisait. Il y a quelque temps, l'une de ses grandes amitiés, une grande dame faite de valeurs humaines et de principes politiques inébranlables, à l'image d'ailleurs de son grand ami Lounès, nous disait à juste titre qu'il «était versatile comme tous les grands artistes». C'est méconnaître la part de l'humanité qui caractérise la personnalité du barde que de prendre sa franchise pour de l'inconstance. Beaucoup se rappellent encore de la controverse dont il avait été à l'origine, lors de la célébration du l0e anniversaire du Printemps amazigh lorsqu'il vilipenda les principaux acteurs du Mouvement culturel berbère (MCB) dans un discours qui avait failli transformer le grand gala en une arène de gladiateurs. La déception était grande. Et pour cause, une célébration particulière qui intervenait pour la première fois en démocratie dans le multipartisme et dans la liberté, de sorte que des Imazighen du Maroc, de Djerba, de Libye, des Aurès, de Cherchell, de la vallée du M'zab, du Tassili, du Niger, de la Mauritanie et du Mali ainsi que des îles Canaries, tous ont tenu à marquer de leur présence ce grand moment de retrouvailles qui fut gâché par l'inattendue sortie au vitriol de Matoub. Certains, de retour chez eux, avaient, sous le coup de la colère, réservé un autodafé des œuvres de l'artiste qu'ils avaient aimé depuis ses débuts. Pourtant, une semaine après, il était l'invité de la coordination des étudiants de l'université de Hasnaoua pour donner une conférence sur «la musique populaire chaâbi» de El Anka à nos jours. La salle était pleine comme un œuf. Dehors, des milliers d'étudiants et de citoyens qui n'ont pas pu y accéder poireautaient. Le conférencier du jour s'avéra être un fin connaisseur de la musique et de son histoire. Mais ce que l'assistance attendait, c'était le débat qui allait suivre. Comme attendu, la première question d'une étudiante, visiblement émue, reprocha à Lounès, avec beaucoup de tendresse d'ailleurs, sa sortie du campus de Oued Aïssi en lui disant : «C'était sur toi que reposait tout notre espoir de réaliser notre union et c'est toi qui a aggravé la division». Tout souriant et visiblement touché par la sincérité de l'étudiante, Lounès commença sa réponse par une plaisanterie, disant qu'il aurait dû ramener son mandole pour rechanter la chanson qui avait mis le feu aux poudres lors du gala avorté. Reprenant son air sérieux, il ajouta : «Tu sais ma fille, je veux rester authentique de sorte que ceux qui m'aiment sauront pourquoi et ceux qui me haïssent aussi. Mais, je vous donne ma parole aujourd'hui devant tout ce monde que si un jour, je me rends compte que j'ai tort, je n'hésiterai pas une minute à faire mon mea culpa et à me rapprocher de mes adversaires d'aujourd'hui pour leur demander pardon». C'était là que, personnellement, Lounès m'avait reconquis par sa sincérité qu'il mettra d'ailleurs en œuvre, une année plus tard, en se réconciliant définitivement avec ceux qu'il avait vilipendés. Il avait eu tort, il s'en était rendu compte et il s'est corrigé en bon «homme libre». A ce titre, il chantera dans Regard sur l'histoire d'un pays damné : «…Ce parti ou celui-là, je ne me gênerai pas à les torpiller haut et bas, sans relâche mais sans mépris…». Et de poursuivre dans la langue pour laquelle il a voué toute sa vie : «…Ma yella wthegh di gma assagi, tassa w ur ttugi…». Il sera ainsi l'un des partisans les plus actifs de l'arrêt du processus dit électoral de 1991, qui allait mettre le destin du pays entre les mains du fanatisme religieux. A travers son album L'hymne à Boudiaf, sorti en 1993, il rendra un vibrant hommage à l'auteur de «L'Algérie avant tout» qui a su redonner espoir au peuple en six mois de gouvernance durant lesquels il avait incarné la rupture avec la langue de bois en vigueur et avec l'islamisme avec lequel il avait décidé d'en finir. Malgré la tourmente croissante provoquée par les attentats terroristes qui frappaient les services de sécurité et l'élite nationale dont des journalistes, des compétences mondiales, des militants qui payeront de leur vie leur engagement en faveur de l'Etat républicain, Matoub était de ceux qui ont choisi de rester parmi les leurs. Il prendra part aux assises du Mouvement pour la République (MPR) en novembre 1993 et participera à la grandiose marche du 29 juin 1994 à laquelle avait appelé ce mouvement transpartisan pour exiger toute la lumière sur l'assassinat du président Boudiaf. Un attentat à la bombe fait 2 morts et plus de 70 blessés. En cette année 1994, l'horreur intégriste avait atteint son point culminant. Passant à un stade de barbarie toujours plus abjecte, les islamîstes massacraient les femmes refusant le port du voile, syndicalistes, militants démocrates et citoyens qui refusent la soumission devant leur diktat. L'Etat était à genoux et donc incapable de garantir la sécurité aux citoyens. L'appel à la résistance était lancé et des groupes d'autodéfense se constituèrent aussitôt à travers les hameaux et villages. Avec comme seules armes des fusils de chasse, des armes blanches et la farouche détermination de ne pas laisser les hordes terroristes piétiner l'honneur des villages. Matoub soutient cette solution et encourage les réticents à se constituer dans le cadre de la résistance qui lui était chère et qu'il évoquera avec force sur scène lors de son ultime gala, début 1998, au Zénith de Paris. Démocrate, républicain et amoureux de l'Algérie jusqu'au bout des ongles, il était aussi un laïque qui s'assumait. Il avait conscience des risques qu'il encourait en adoptant systématiquement des positions frontales vis-à-vis des tenants d'un ordre moyenâgeux, du pouvoir et des réconciliateurs du contrat de Rome sous l'égide de Sant' Egidio qu'il qualifiera, lors d'une émission télévisée, de «haute trahison». Il sera kidnappé par les intégristes en septembre 1994 et condamné à mort par un tribunal islamiste avant que ses ravisseurs ne se ravisent et le libèrent quinze jours plus tard sous une pression populaire impressionnante. La peur s'était emparée, pour la première fois, des maquis terroristes. Commencera alors une campagne de diffamation et de dénigrement visant à le détruire par l'anathème et l'immoralité en semant le doute quant à son rapt que certains qualifient encore à ce jour de «vrai faux» kidnapping. Il en sera affecté au plus profond de lui-même et il le fera savoir dans ses œuvres, notamment dans son livre témoignage Le Rebelle (Editions Stock, 1995) qu'il avait tenu à écrire dans le seul but de clouer le bec à ses détracteurs. Cette œuvre lui ouvrira grandes les portes de la consécration et se verra ainsi attribuer le Prix international de la mémoire en France et celui de la liberté d'expression au Canada dont les discours de haute facture, prononcés à ces occasions, témoignent, si besoin est, de la dimension politique et intellectuelle que l'artiste, qui était à l'apogée de son art, avait acquise. Son combat, Matoub le mènera avec courage et sincérité jusqu'au jour fatidique qui marquera à jamais la mémoire collective de tous les hommes et les femmes épris de justice et de liberté. Il sera lâchement assassiné le 25 juin 1998 sur la route menant à son village Taourirt Moussa par un groupe armé qui blessera grièvement son épouse et ses deux belles-sœurs qui l'accompagnaient ce jour-là. L'émotion était telle qu'une chape de tristesse et de douleur s'était abattue sur le pays. Jacques Chirac, entre autres, avait, rappelons-le, exprimé sa «profonde tristesse» devant cet acte ignoble qu'il avait fermement condamné.Le lendemain, le GSPC revendique officiellement cet acte abject. Ses détracteurs de toujours sont de suite montés au créneau pour ne pas rester en marge de l'émotion qui s'était emparée de tout un peuple et du même coup verser une larme de crocodile afin de tenter de faire oublier tout ce qu'ils avaient fait endurer au «barde flingué» durant les dernières années de sa vie. Ainsi, s'accaparant sans scrupules le symbole dont certains avaient même jubilé à la nouvelle de sa mort, ceux-là mêmes qui sont allés trop vite en besogne en s'investissant dans une campagne sans précédent ; insinuant en public et accusant en privé ses amis d'en être complices, ils ont marqué en fait l'amorce d'une certaine pollution de la scène qui y atteindra son paroxysme entre 2002 et 2005. Il ne s'agît aucunement ici de réinviter l'ineptie et la bêtise pour évoquer la mémoire de Lounès, mais il est inconcevable de continuer à taire l'histoire pour faire dans le politiquement correct tout, en sachant qu'on aura failli au devoir de la sincérité et de la franchise qui faisaient de Matoub un artiste charismatique et redouté. La nostalgie est souvent exprimée par un peuple qui se sent plus que jamais orphelin de son artiste intronisé, malgré lui, guide spirituel. Pas un village, pas une rue en Kabylie ne manquent d'exposer un portrait géant ou une statue de Lounès, réalisés souvent par une jeunesse sans le sou.Un véritable phénomène de société qui est allé au-delà des frontières, puisque dans beaucoup de régions marocaines, ces portraits ornent les façades des places et des allées. A Grenoble, dans la commune de Saint-Martin-d'Hères, à Lyon, à Vaulx-en-Vélin, deux rues portent son nom depuis 2003 et Bertrand Delanoê, l'actuel maire de Paris, s'apprête à baptiser une rue de la capitale française du nom de Matoub Lounès. «Je veux qu'on consacre en cette année 2008 un moment très fort à un Berbère amoureux de Paris que j'ai bien connu, beaucoup apprécié et admiré. C'est Matoub Lounès. Pour son talent, sa fermeté mais aussi sa générosité, sa capacité à partager avec les autres sa sensibilité et pour sa gentillesse, consacrons un moment d'hommage de Paris autour du talent du message et aussi de notre fidélité à cet homme mort en aimant passionnément la liberté», affirmait le 28 mai dernier le maire devant le conseil de Paris, composé de l'ensemble des élus de la ville. Il a chanté tout haut ce qui rongeait son peuple de l'intérieur avec des mots de tous les jours et des formules qu'il puise tantôt dans le patrimoine populaire oral, tantôt dans sa propre inspiration. La puissance de ses textes avait fait dire au caricaturiste Dilem que Matoub «produisait un kabyle nucléaire». C'était sans doute cela qui explique l'incroyable amour dont il jouissait chez des pans entiers de la société, notamment chez les jeunes qui sentaient qu'il exprimait parfaitement leurs frustrations et les injustices qu'ils subissaient.Sa singulière proximité d'avec son peuple de telle manière que sa disponibilité était systématique est d'une générosité telle que la conscience collective en est, à ce jour, marquée indélébilement. Ce n'est pas par hasard que dix ans après son assassinat, il reste indétrônable dans les ventes chez les disquaires de toute la Kabylie et au-delà. Ce monopole qui, au passage, amasse bien des fortunes, semble être, selon des observateurs aguerris, promis à durer encore dans le temps. Aussi, il est légion d'entendre aujourd'hui ça et là des citoyens regretter l'absence de l'alchimiste du verbe devant la désorientation et le désenchantement ambiant que certains exploitent pour se corrompre et vendre leur âme au diable, par cette pensée qui en dit long : «Si Matoub était encore là, il n'en aurait pas été ainsi». Aujourd'hui enfin, il s'agit de marquer une halte après dix ans (déjà !) sans lui et de se demander à la lumière des événements qui auront marqué l'après 25 juin : que reste-il du message et du combat de Matoub ?