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«Je suis le dernier communiste après Castro !»
Publié dans El Watan le 26 - 06 - 2008

Avec son humour corrosif et sa voix rauque et lasse, il lance sans rire presque à brûle-pourpoint : «Je suis au regret de vous dire qu'il ne reste plus que deux vieux communistes dans le monde : Castro et moi.» Puis, sur un ton sérieux mais de franche rigolade, il égrène les moments clés de sa vie. Avec lui, c'est comme ça ; les boutades succèdent aux anecdotes. Réputé pour avoir la gâchette facile, ceux qu'il ne porte pas dans son cœur passent à la moulinette, broyés par des critiques acerbes, parfois méchantes. Fouad Negm, le chanteur populaire du Caire l'avait qualifié «d'empereur de la discorde». Il est vrai que dans cet exercice, Tahar est passé maître.
La polémique, le pamphlet au vitriol, voire l'invective, ça le connaît puisqu'ils l'accompagnent tout au long de son parcours mouvementé. Assagi à 83 ans ? Oh ! que non… acide et tendre. La carte de visite de ce bourlingueur subtil a plusieurs facettes. L'homme qui aime les défis et les combats n'a pas que des amis. En ce premier jour d'été, Tahar est d'une bonne humeur qui lui fait avaler les difficultés, avec un sourire entendu. Sobrement, il raconte son enfance dans ces immensités désertiques du Sud où l'horizon n'est jamais trop près. Il évoquera son père Brahim «qui lui a refilé quelques comportements». Chef de caravane, tout le temps en partance, qui faisait commerce de produits prohibés comme la cigarette et qui fabriquait même des armes. «C'était un hors-la-loi, un rebelle mais un bandit au grand cœur». Il serait mort, plus que centenaire, la poitrine criblée de balles, témoins des batailles menées. Au crépuscule de sa vie, il a construit une mosquée à Ghemra, à quelques encablures de Guemar qui a vu naître Tahar un certain mois de mars de l'année 1925. Rétif à tout embrigadement, Tahar a sans doute puisé un peu dans le caractère rugueux de ce père «autoritaire mais juste.»
Eternel rebelle
«A 9 ans, j'étais analphabète. Je ne connaissais pas un mot. C'est à cet âge là que je me suis mis à bûcher pour rattraper le temps perdu. Après des études coraniques, en septembre 1942, mon frère Ali m'emmène à Tunis où je réussis à intégrer la fameuse Zitouna. Mais au bout de quelques jours, le débarquement a tout paralysé. On était une douzaine d'Algériens et on bénéficiait d'une bourse. On était bien dans notre peau, à telle enseigne qu'on voulait que la guerre se poursuive.» Les études achevées, Tahar rentre à Alger en 1949, où par l'intermédiaire du muphti, il dégote un petit boulot à Coca Cola. Entre-temps, il était volontaire au PPA pour promouvoir la campagne électorale de Ahmed Miloudi (El Oued) de Benabdelkader (à Biskra) et de Benboulaïd (Batna).
En 1950, Saïd Ezzahiri crée une revue Assa Moussa, d'obédience PPA en conflit avec les oulema. Houhou critiquait et Ezzahiri lui répliquait. «Je me rappelle qu'au cours de cette période, j'avais écrit un article en réponse à une analyse de Allal El Fassi que je n'avais pas appréciée.» Comme la revue était très critique, elle a été interdite au bout de 11 numéros et son directeur emprisonné. Tahar fait du théâtre avec Mekki Chbah, un communiste à la tête de la troupe Kawkab Tamthili Djazaïri. On est au début des années 1950. En 1952, sa mère décède à Biskra suite à une opération chirurgicale. Il connaîtra quelques déboires à Guemar au cours de cette année, où il est emprisonné et ne sortira que grâce à Lamrani Saïd, un avocat communiste qui deviendra son ami. Le 3 octobre 1954, il participe à un attentat à Alger en mettant le feu à une grossisterie mais sans grandes conséquences. Le 1er novembre 1954 le surprend à Paris avec son ami El Glaoui chargé de la collecte de l'argent et de l'armement. «C'est Abdelkrim Souissi qui m'a informé de la déflagration. Je n'étais pas informé. Je pars à Tunis où j'étais en contact avec Abbas Laghrour.» Tahar sera chargé de donner des cours d'arabe aux éléments de l'ALN. En 1962, il est nommé cadi à Oued Fodda, mais il refuse d'y aller, préférant prodiguer l'enseignement au collège technique de Hadjout. Il n'y restera que 27 jours.
L'URSS et l'Afrique
Son aventure avec les médias commence par un texte de 36 pages sur les batailles au sein de la révolution, mais il axera ses émissions sur la lutte de la classe ouvrière avec notamment Le coin du travailleur, Fenêtre sur l'Afrique et De la révolution, ses émissions fétiches. Son penchant pour la gauche, pour les classes déshéritées, agace certains décideurs, persuadés qu'on ne parlait pas assez des mosquées. On est au début des années 1970 et Tahar est sommé d'arrêter ses anciennes émissions pour en faire d'autres sur la civilisation musulmane. «C'était un prétexte pour me bouter dehors. J'avais compris mais j'ai accepté ma nouvelle mission. Quand j'ai fait L'Islam en Algérie, en me basant sur la rationalité, ils n'ont pas trouvé à redire. Quand j'ai fait Dialogue avec les ruines, un pamphlet contre les réactionnaires, ils m'ont envoyé en Union soviétique pour aller voir ce qui se passait dans les Républiques musulmanes.
Comme l'étiquette de communiste m'était collée, j'étais tout désigné, pourtant je n'étais pas partisan. En vérité, je ne faisais pas de différence entre le nationalisme et le communisme. Je n'aimais pas la bourgeoisie, voilà tout !» Puis, Benaïcha est envoyé en Afrique (Niger, Mali, Nigeria, Sénégal), où il séjourne durant 5 mois pour plancher sur le même thème. «On est partis par route. C'était épouvantable, tellement invivable qu'on avait préparé nos testaments. On a fait 7 émissions de presque une heure chacune. Le reportage a même paru dans les colonnes du journal L'Unité…» Un communiste qui va prêcher la bonne parole de l'Islam en terre africaine, quelle bonne blague !
«Je n'y suis pas allé pour propager l'Islam. Je n'en ai ni les capacités ni la vocation. Je suis parti là-bas pour voir comment ces peuplades vivent leur Islam, concomitamment avec leurs rites, leurs traditions, voire avec les survivances de pratiques primaires. J'en ai tiré beaucoup d'enseignements.» Il observe alors une halte pour nous conter une anecdote, histoire de prouver qu'il s'est toujours montré critique à l'égard de tous les régimes. Un jour, dans un bistrot, il commanda une «Normale». Mais, le serveur qui venait d'être recruté, n'avait pas compris, alors Tahar, fou furieux, eut cette réflexion : «Il n'y a que la bière qui est normale dans ce pays et tu feins de l'ignorer.» Le pôvre serveur est resté coi, mais cette «remarque» allait vite être répercutée en haut lieu. «Un jour, Boumediène m'en fit part. J'ai maintenu ce que j'ai dit mais le Président me connaissant n'avait pas oublié que j'étais l'un des rares à critiquer dès 1962, Ben Bella. C'est peut-être pour ça qu'il ne m'en a pas tenu rigueur !» Cela ne m'empêche pas de considérer «le redressement du 19 juin 1965 comme un acte criminel, un coup fatal contre la démocratie.»
Au cours de la décennie sanglante, on a fait appel à lui pour siéger au CNT mais il a refusé. «Ont-ils oublié que je suis un irréductible, un éternel opposant ?» Durant cette période, et en raison de ses positions tranchées, ceux qu'il appelle les «conservateurs» lui en avaient voulu à mort. Un imam d'Alger décréta même sa condamnation pour des écrits jugés blasphématoires.
La culture en Algérie ? «Elle n'a pas trouvé ses hommes. On n'a pas réussi à bouleverser les choses, à changer une réalité terne et sans relief. Avant, nos intellectuels louaient la révolution agraire, sans complexe. Aujourd'hui, nos richesses sont livrées aux multinationales, sans que nul ne lève le petit doigt. La culture n'est pas digne d'intérêt et les intellectuels algériens n'ont d'intellectuel que le nom. Pourtant, tout le monde sait que l'art, la créativité, ne sont pas nés pour se prosterner devant les puissants. Tout est devenu fonds de commerce et on marchande avec tout : la poésie, la presse, la culture. J'avais une émission à la télé Les gardiens du patrimoine, on me l'a arrêtée. Plus grave, je suis interdit d'accès à la télévision. Il y a un mois, on célébrait le Mois du patrimoine. Ils ont fait un grand tapage médiatique autour de cet événement. Mais personne n'est venu me voir alors que j'ai donné toute ma vie à ce volet.»
Où sont les gardiens du patrimoine ?
Puis, Tahar de nous citer les travaux qu'il a effectués autour de la culture, comme par exemple son étude sur Azeffoun «qui mériterait d'être capitale de la culture populaire avec tous les artistes qu'elle a enfantés : Rouiched, El Anka, El Ankis, Issiakhem, Iguerbouchène, Fellag, Djaout…»
C'est l'histoire des refoulés d'Andalousie qui y ont trouvé refuge pour devenir une ville artistique prospère. Notez bien qu'en arabe, Azeffoun veut dire «musiciens» (Aâzifoun). Pour rester dans l'air du temps, Tahar évoquera l'Union pour la Méditerranée, «une formidable supercherie» au service de l'Otan et de l'Occident d'une manière générale qui met son intérêt stratégique et celui d'Israël au-dessus de tout. Les pays du Sud ne serviront que de têtes de pont et se plieront au diktat des grandes puissances sans broncher.
Parlons un peu de l'Europe ! La Turquie qui fait partie de l'espace géographique de ce continent n'y est pas admise, alors qu'Israël en est l'invité privilégié. Vous voyez bien que tout n'est pas fait sans arrière-pensées, sans calculs machiavéliques. Quitte à s'aliéner la majorité des pays arabes, l'Occident veille à ses intérêts comme on veille au lait sur le feu…
Si le loup ne se suffit pas des pâturages mais exige des moutons, le capitalisme ne se limite pas aux bénéfices raisonnables, mais veut toujours plus. Il puise dans les richesses des autres pour prospérer. Pour Tahar, tout ce qui se dit et s'écrit autour de la globalisation n'est pas une vue de l'esprit. Seulement, selon lui, «il n'y a pas mondialisation mais américanisation et Chomski l'a bien écrit dans son dernier livre. L'Amérique, gendarme du monde, veut accaparer tout ; l'invasion de l'Irak et de l'Afghanistan en appelle d'autres… Au suivant…» Revenant sur la place de l'intellectuel algérien dans la société, Tahar déplore la léthargie ambiante. Il n'y a qu'à voir la polémique qui oppose Boudjedra à Ouettar. «Je ne veux pas intervenir dans ce différend. Ils se battent comme des chiffonniers. Cela ne mérite pas qu'on s'y attarde. En tout cas, moi il y a longtemps que j'ai décidé de me retirer de ce milieu.» L'Algérie qui a connu de nombreuses mutations ne semble pas l'enthousiasmer outre mesure. «Le train n'est pas sur les bons rails. C'est pour cela que je ne m'attends pas à des miracles. Moi, je crois au socialisme et malgré tout ce qui s'est passé ces dernières décennies, mes convictions sont les mêmes. Je vous l'ai dit au début des discussions. Je suis communiste, peut-être le dernier après Castro. Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là.»
Parcours
Tahar Benaïcha est né au printemps 1925 à Guemar près d'El Oued. Il ne fréquente l'école qu'à l'âge de 9 ans, mais son assiduité et son acharnement lui ouvrent les portes de la fameuse Zitouna de Tunis. Il y fera ses études. Jeune, il s'intéresse à la politique, adhère au PPA mais ses penchants sont plutôt de gauche. Il fait siennes les idées communistes et lutte aux côtés des masses laborieuses. Pendant la lutte de Libération nationale, il est à Tunis où il est chargé de l'enseignement des troupes. A l'indépendance, il est attiré par les médias. Il exercera à la télévision, à la radio et dans les journaux. Provocateur, il ne se fait pas que des amis.
Retraité depuis quelques années, il écrit ses mémoires et collabore dans un journal arabophone.


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