Et voilà qu'un jour les souvenirs refont brusquement surface et envahissent l'être dans toute son entité et c'est là que tout se complique et que l'on veut revisiter le passé. Tout réapparaît et des tranches vivaces du passé prennent une dimension inattendue. Le roman que vient de publier Malika Mokeddem sous le titre Je dois tout à ton oubli tourne autour de cette problématique et chaque lecteur, quel que soit son statut ou son origine, peut s'y retrouver. Le personnage principal qui présente une forte tonalité autobiographique est une femme d'aujourd'hui, libre et libérée. Spécialiste en cardiologie dans une ville du sud de la France, Selma semble avoir tout réussi dans sa vie d'Algérienne volontaire, téméraire qui n'a vu son avenir se réaliser positivement que grâce à une éducation solide, des études sérieuses et longues et une ténacité admirable, alors qu'elle était originaire d'une ville plutôt pauvre du Sahara algérien. Selma est donc une fille des oasis, du côté de Béchar où la chaleur est non seulement étouffante physiquement, mais symboliquement aussi. Une vie socialement difficile, une famille envahissante poussent Selma à se réfugier dans la lecture. Pour ne pas vivre comme sa mère et ses tantes, écrasées par la résignation, elle puise toute sa force dans les livres, notamment les classiques de la littérature française et du monde. Après des études de médecine à l'université d'Oran, Selma a traversé la Méditerranée et se retrouve à Montpellier. Quelques années difficiles au bout desquelles elle réussit son intégration, ce qui n'est pas toujours le cas de nombreuses Algériennes qui fuient une société machiste et, d'ailleurs, un machisme relayé par les mères. Malika Mokeddem évoque la «désespérance» de ces femmes. L'autonomie financière lui donne droit à son indépendance, acquise dès l'instant où elle a commencé à gagner sa vie. Installée dans une résidence spacieuse avec son compagnon français, Laurent, elle reçoit sa mère qui vient la voir quand elle a besoin d'acheter des choses introuvables au pays, pour préparer le trousseau de la cadette ou de la cousine. Cette mère est une femme possessive qui règne sur l'ensemble de la famille, au point de maintenir sa smala dans «l'immaturité». Après avoir été victime d'une société qui ne donne aucun droit aux femmes, son seul but sur le tard est de maintenir les coutumes ancestrales qui veulent que la femme reste soumise, devienne gardienne du temple et d'une famille qu'elle souhaite toujours réunie, non par l'affection naturelle, mais la coercition morale. Une mentalité et une psychologie qui rappellent étrangement le film de la réalisatrice tunisienne Rachida Tlali La saison des hommes dans lequel la mère règne en maîtresse absolue. A ce propos, Malika Mokeddem cite avec brio un extrait de la gouaille de la chanteuse relizanaise, Remiti, qui disait : «Le bien est une femme, le mal est une femme». Cette chanteuse avait tout compris de la société algérienne et Selma de s'esclamer : «Combien faudrait-il de torrides Remiti pour arracher les femmes à leurs archaïsmes». Une fois que le tournis de la vie s'est un peu calmé, un secret de famille resurgit chez Selma qui retourne aux sources, vers cette mère avec qui elle n'a que des rapports conflictuels, au mieux distants et froids. Selma parle de mutisme réciproque. Le secret de famille est là en pointillé, sans être révélé ouvertement, explicitement, mais par bribes et allusions, toujours de biais à une Selma adulte qui revient sur cette histoire douloureuse. Le secret c'est l'assassinat du bébé de la honte, son élimination à la naissance, ce qui signifie qu'il n'a jamais été enregistré à la mairie, mais existe, tel un fantôme, dans les mémoires de toute la famille. Un jour, une seule phrase de la mère justifie cet acte immoral : «Qu'est ce que tu voulais qu'on fasse ?» Conçu dans le péché, dans l'enceinte familiale, la solution était de faire disparaître le bébé de l'inceste, pour sauver l'honneur, éviter absolument le scandale familial et social. Mais Selma, l'enfant témoin de la scène, n'a jamais oublié. Un traumatisme à vie pour elle qui, en fait, n'a jamais oublié. Les rapports mère-fille sont finement analysés dans ce roman à tiroirs où des éléments de toute une vie se mêlent et s'entremêlent. Ecrit en flash-back, évoluant en allers-retours dans le temps et dans l'espace, à la manière d'une mémoire qui reconstitue le film d'une vie et qui égrène petit à petit les souvenirs brumeux. La romancière possède l'art de raconter les lieux, qu'ils soient détestés ou aimés. L'écriture de Malika Mokkedem sait faire ressurgir les ambiances et les atmosphères. L'écrivaine démontre encore une fois un talent de conteuse sans conteste où la fiction se mêle à la réalité avec un bonheur inouï en termes littéraire. Malika Mokeddem. Je dois tout à ton oubli, Ed. Grasset, Paris, avril 2008.