Fille de l'amour, la littérature serait-elle au service de la haine? L'aveu de Selma Moufid, personnage central de l'oeuvre intitulée Je dois tout à ton oubli (*) de Malika Mokeddem, pourrait paraître comme un outrage à bien des sensibilités humaines si l'on ne considérait pas, avant tout et malgré tout, qu'il s'agit d'une fiction issue d'une réalité extraordinairement juste, belle et cruelle à la fois. Nous savons que Malika Mokeddem est aujourd'hui une femme écrivain reconnue en France. En effet, ses livres, traitant de sujets d'une grande puissance dramatique et répondant fort exactement au goût recherché par l'édition à succès, hors d'Algérie, ont été primés bellement. Fille, née à la fin des années 40, dans une oasis retirée et pauvre du Sud algérien, l'auteur raconte, dès son premier ouvrage, la condition sociale des femmes de cette région, et exploite ce filon dans les suivants. Ayant découvert une vérité, auprès de sa première institutrice, elle la développe de toute son audace de fille non désirée dans un milieu où l'on pratique le fanatisme, où l'on cultive l'intolérance et où l'on vénère les tabous et les us et coutumes, pourtant condamnés par l'islâm. Cette vérité est: «L'école est ta seule planche de salut, de survie. Ne lâche jamais!» En dépit de tous les interdits, Malika Mokeddem a pu alors, loin de la pression de sa famille, suivre une scolarité régulière, obtenir son diplôme de médecin néphrologue à l'université d'Oran, quitter l'Algérie, en 1977, s'installer en France, et vivre sa vie comme elle l'entend. Il semble bien que Malika Mokeddem ait mis dans tous ses livres beaucoup de sa vie, et beaucoup plus de celles des femmes qu'elle a côtoyées durant son enfance. Dans tous ses ouvrages, elle rapporte ses souvenirs poignants, décevants, navrants, terriblement calqués sur la réalité insupportable des événements qu'elle a vécus, mêlant société, culture, religion, politique, spécifiquement dénaturées et ainsi perçues. Il y a du vrai, il y a du condamnable, il y a de l'improbable aussi. Dans un précédent livre autobiographique, Mes hommes, l'auteur évoquait déjà avec une incroyable lucidité «ses hommes»: son père, ses frères, ses amis, ses amants,...autant de jalons dans sa vie de «femme libérée». Au sujet de son père «qui ne voulait pas d'elle», elle écrivait, s'adressant à lui en imagination: «Un jour que je venais de te remettre mon salaire, tu m'as flatté le dos en affirmant: "Ma fille, maintenant tu es un homme!" J'avais réprimé mon rire devant l'incongruité de cette promotion. Nos disputes ont cessé. Nos échanges aussi. Tu n'étais plus un danger pour moi.» Aussi, le titre Je dois tout à ton oubli, est-il très significatif de la pensée de Malika Mokeddem à l'égard de son milieu familial, - ici, après son père, spécialement sa mère; ce titre s'impose comme un choix salutaire pour avancer dans les chemins tortueux d'un vécu accablant un système social dont les tendances atteignent souvent le paroxysme de l'inhumain. Dès le premier chapitre, la narratrice Selma Moufid, spécialiste en cardiologie à l'hôpital de Montpellier, nous décrit «une vision démoniaque»; elle n'y croit pas elle-même. Dans une autre réalité, celle de son enfance, elle revoit: «La main de la mère qui s'empare d'un oreiller blanc, l'applique sur le visage du nourrisson allongé par terre auprès de la tante Zahia et qui appuie, appuie...» Le drame est consommé, le crime est incontestable, la scène est réelle sous «Ce vent hanté» du désert natal! Et quand Selma rentre chez elle le soir, «La vision s'imposa brutalement» faisant resurgir une image enfouie, oubliée depuis l'enfance, depuis cinquante ans. Il n'est pas question de nostalgie du bonheur d'autrefois, - quel bonheur? Le péché, l'enfant conçu dans l'inceste, le bébé de Zahia, on ne peut l'occulter! Pourquoi Selma, la fille de l'oasis travaillant et vivant en France, ne comprendrait-elle pas l'horreur de ce tabou qui éclabousserait l'honneur de la famille? L'honneur! Non, Selma ne retournerait pas dans «le désert natal» au nom ambigu (Aïn Eddar, «la maison» ou «la douleur»? N'est-ce pas là aussi une croyance ridicule?) qu'elle ne voulait plus revoir. Les souvenirs néfastes peuplés de fantômes maudits, la cruauté dans les relations avec sa mère, vont se multiplier. Liés les uns aux autres, ces souvenirs (sa mère en sera l'élément pivot) s'entrechoquent comme les anneaux énormes d'une chaîne que traînerait une esclave. Sa génitrice n'est effectivement pas le côté intime de la vraie vie, elle représente tous les malheurs dont Selma ne réussit pas à se défaire. Voici le temps des regrets, le Mal de mère, peut-être. L'oncle Jason de la tribu, «quoique si bel homme», quoique plus réel que le Jason de la légende de Sénèque, n'est pas un homme honnête; il reste «un bellâtre aimanté par la plastique avantageuse de Zahia»; de même, ses doigts dans la terre sur la tombe de sa mère, Selma, «athée depuis l'adolescence» ne ramènerait pas assez de paix dans son coeur, pas même par des paroles aussi tendres que: «Maman, je suis venue. Je suis là.» En somme, Malika Mokeddem n'en finit pas de raconter ses souvenirs et, à travers les siens, ceux des autres femmes: enfances frustrées, femmes rabaissées au rang de «reproductrice», femmes sans prétention sociale, sans avenir dans un monde où le mâle est le grand seigneur. Je dois tout à ton oubli de Malika Mokeddem est une oeuvre âpre, pleine de sens et émouvante, et elle met mal à l'aise les mauvaises consciences... Cependant, aujourd'hui - et désormais -, le problème, le grand problème de fond n'est pas simplement là, le décrire, le poser, le développer, en faire une critique acerbe: il est dans la volonté des Algériens de mettre sincèrement un terme à ce qui avilit l'être algérien, la société algérienne, l'identité nationale. C'est aux écrivains algériens, à ceux qui croient connaître notre passé - et qui y croient, sans contrepartie marchandée -, à ceux qui prétendent aussi construire notre avenir, imaginer des solutions saines et les présenter clairement, honnêtement, courageusement, expliquer comment nous pourrions peut-être sortir du marasme social où n'importe qui peut faire n'importe quoi, où n'importe qui dans n'importe quoi devient seigneur. L'oeuvre nationale à créer ou à recréer, ne peut être l'oeuvre de harrâga, c'est ici en Algérie, envers et contre tout, que les femmes et les hommes de conscience et de bonne volonté concevront le miracle algérien, non ailleurs. C'est difficile? Eh bien, oui!... (*) JE DOIS TOUT À TON OUBLI de Malika Mokeddem Editions Grasset, Paris, 2008, 176 pages.