Par Ahmed Rouadjia (*) J'ai l'honneur d'attirer votre attention, Monsieur le chef du gouvernement, sur un fait d'une gravité incommensurable et j'en appelle à votre sens de la responsabilité d'homme d'Etat et de citoyen, afin que vous puissiez en tirer les conséquences et les mesures qui s'imposent : suspendu de mes fonctions de maître de conférences par le recteur de l'université de M'sila avec blocage de salaire, au motif infondé que je l'aurais diffamé dans la presse nationale, en sus d'une plainte déposée contre moi auprès de la justice, je me trouve d'autant plus consterné par cette mesure que le plaignant s'est fait à la fois juge et partie, comme en témoigne la teneur de la décision qui m'a été notifiée en date du 22 juin 2008. Par cette décision, le recteur semble avoir dérogé à toutes règles en matière de conseil de discipline, de blâmes et d'avertissements, qui s'appliquent dans le cas où un enseignant commettrait une faute professionnelle ou enfreindrait les codes déontologiques de la profession. Plutôt que de recourir à ces procédures légales, le recteur a cru donc bon de passer outre en me suspendant immédiatement de mes fonctions, pour le motif ci-dessus cité alors que la justice n'a pas statué sur mon sort. Les procédés usités et les motifs argués par le recteur pour me suspendre… Avant d'en arriver à prendre cette décision dont le moment choisi n'est pas fortuit, puisqu'elle coïncide avec la fin des examens et l'approche de la signature des PV de sortie, le recteur avait usé de divers moyens d'intimidation et de chantage envers moi pour faire taire ma plume et mes réflexions analytiques sur l'état de l'université et la recherche en Algérie. Un rappel chronologique des faits démontre le caractère illégal de la démarche de mon chef d'établissement en même temps qu'il témoigne de son désir évident de nuire délibérément à ma personne et à mon image : – le 9/10 mai 2008, jour de la parution de mon article par lui, contesté dans les colonnes d'El Watan, sous l'intitulé de «L'université algérienne en général et celle de M'sila en particulier», je reçois dans la matinée même un coup de fil du doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines me disant avec un accent de panique et d'affolement : «Monsieur Rouadjia, le recteur demande à vous voir en urgence. Veuillez passer me voir dans mon bureau.» Vers 10h30, j'y suis déjà. Le doyen me dit : «Il demande à vous recevoir pour vous expliquer sur votre article publié ce matin… Allez le voir seul, sinon je peux vous accompagner chez lui … » Ma réponse fut claire et lapidaire : «Non, je n'irai pas le voir pour cela. Je veux un écrit officiel et motivé.» Je sors du bureau du doyen et je me rends à l'amphi où j'avais une surveillance d'examen. – Le 10 mai 2008, je suis à nouveau rappelé par téléphone par le doyen de la faculté des lettres et sciences humaines : «Vous avez un courrier chez moi», me dit-il d'un accent saccadé. Je me présente dans l'après-midi dans son bureau, il me fait asseoir et me convie à lire une correspondance qui lui est adressée par le recteur et dans laquelle il lui demande d'établir un rapport sur moi qui pourrait inclure des fautes d'ordre professionnel ou d'éthique. La correspondance du recteur suggère, il est vrai, plus qu'elle ne donne les mots ou les clefs de «la faute». Il laisse le soin au doyen d'imaginer un rapport qui me compromettrait au regard de la loi, de l'éthique ou de la morale professionnelle. Mais le doyen, faute de preuves concrètes, refusa d'endosser une telle responsabilité qui risquerait de se retourner contre lui. Aussi, s'est-il borné à prendre des phrases contenues dans la correspondance du recteur en guise de préambule, sur une feuille libre avec en-tête de l'université, de manière à lui imputer l'unique responsabilité de cette initiative insolente. Questionnaire du recteur et réponse de l'intéressé Pour se défausser sur le recteur, le doyen prend soigneusement la précaution de choisir bien les termes qui le lavent de tout soupçon de complicité. Les mots «suivant la correspondance…» et «provenant de la présidence …» dénotent une certaine distance par rapport à cette initiative. Voici la conception des phrases tournées par le doyen : «Suivant la correspondance n° 167/2008 du 9 juin 2008, provenant de la présidence de l'université (rectorat), nous vous prions de nous fournir des précisions relatives à vos propos diffamatoires parus dans les journaux et qui comportent en outre des atteintes à la personne du recteur et à l'image de l'université algérienne et celle de M'sila en particulier, et ceci dans un délai de 48 heures après avoir accusé réception de ce questionnaire.» En bas de ce texte, une partie blanche en pointillé est réservée à ma réponse avec un titre en arabe, souligné en gras : Réponse de l'intéressé. Ma réponse fut donc celle-ci : «Monsieur le recteur de l'université de M'sila par l'entremise de M le doyen, Monsieur, j'ai l ‘honneur de répondre à votre courrier daté du 10 juin 2008 dans lequel le recteur me reproche de l'avoir calomnié et d'avoir entaché l'image de l'université algérienne et celle de M'sila. Je tiens à vous répondre que ce reproche n'a aucun fondement juridique, politique ou moral. Etant chercheur confirmé et reconnu au plan national et international, ma raison d'être est de conduire des travaux et des écritures ayant pour objet tous les sujets sociaux possibles, y compris sur la mauvaise gestion de certaines de nos institutions. Le droit à l'expression est garanti par la Constitution algérienne. En tant que citoyen, j'use pleinement de ce droit. Sur ce point, je n ‘ai de leçons à recevoir de personne. Veuillez, Monsieur le recteur et Monsieur le doyen, agréer l'expression de ma haute considération. Je vous remercie, Monsieur le recteur de votre compréhension ». – Le 11 mai 2008.- Le doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines est convoqué par le recteur dans son bureau. Il est vertement réprimandé par le recteur et, selon nos sources, il lui aurait tenu des propos inconvenants, pour ne pas avoir établi le rapport demandé et surtout pour s'être lavé les mains en écrivant : «Suivant la correspondance provenant de la présidence, etc.» Cette phrase aurait mis le recteur hors de lui et, selon les mêmes sources, il aurait congédié brutalement le doyen qui était accompagné de celui de la faculté de droit, au motif qu'ils n'auraient pas fait ce qui leur a été demandé. Pour témoigner de son mécontentement et «faire image», il aurait crié et tappé fort sur son bureau. – Le jour même, dans la matinée, et le lendemain 12 mai, le recteur se rend à deux reprises au bloc où se trouvent le bureau du doyen et ceux du département d'histoire. Encadré comme toujours de deux agents de la sécurité, il effectue des visites inopinées, passant d'un bureau à l'autre, sans crier gare, et criant sa colère contre ceux qui auraient pris la responsabilité de recruter ce Rouadjia par qui le scandale «était arrivé». C'est que le recteur n'avait pris connaissance de mon identité qu'après la publication de mon dernier article déjà cité. C'est à partir de ce moment seulement qu'il dut mémoriser mon nom et sut que j'étais employé dans son établissement. Auparavant, il lisait mes articles dans la presse nationale et il les trouvait, paraît-il, bien écrits, selon des témoins, mais sans savoir si je les écrivais depuis Alger, Paris ou New York… Même s'il lisait mon nom en début et en bas de l'article, il ne soupçonnait pas un instant que je fusse employé dans son établissement ! Il ne le sut véritablement que lorsqu'il vit son nom transcrit sous ma plume dans l'article où il était question de ses méthodes de gestion et de ses rapports peu amènes avec les enseignants. C'est alors qu'il ne put s'empêcher de parcourir les couloirs du département d'histoire et de sociologie en criant haut et fort : «Qui a recruté ce Rouadjia ? Pourquoi la Fonction publique l'a-t-elle recruté ? Qui l'a recruté donc, bon sang ?» «-C'est vous, y a cheikh», lui aurait répondu le doyen de la faculté des sciences humaines. Par acquis de conscience et comme pour vérifier l'authenticité de mon nom et savoir s'il était ou non inscrit dans l'organigramme de l'université, le recteur s'empressa de demander au chef du personnel de lui faire parvenir d'urgence «le dossier de Rouadjia». En le parcourant, il fut surpris de voir sa signature au bas du document de mon arrêté de nomination… Que dénote ce brouillage de mémoire et de perspective ? Le fait sans doute que le recteur n'a cure des compétences, internes ou extérieures, et que son souci majeur n'est pas de remédier à l'étiolement des laboratoires de recherche qu'abrite l'université, à l'absence d'espace de travail (bureaux et ordinateurs) et à la déperdition du temps et des énergies des enseignants par suite d'absence de locaux propres et de motivation, mais de censurer ceux qui osent écrire avec honnêteté et impartialité le déficit de gestion en matière des ressources humaines et matérielles. En plaidant en faveur des rapports d'échanges pacifiques, basés sur la communication et l'écoute mutuelle, en prêchant pour un enseignement de qualité, doublé d'une recherche performante de notre université, je me suis mis ainsi ,malgré moi, au banc des accusés. La piste des 400 étudiants comme forme de chantage et de pression Le 13 mai 2008, le recteur méconcontent des résultats obtenus pour m' impliquer dans «une faute», revient à la charge et imagine un scénario susceptible de me mettre en porte-à-faux, il charge le doyen de contacter les représentants des étudiants pour établir un rapport défavorable sur ma conduite. Comme il ne peut émettre cette demande directement, car trop voyante, le doyen aborda le représentant des étudiants en des termes à la fois implicites, suggestifs et interrogatifs : «Où est la pétition que vous avez conçue contre Rouadjia ? Pourquoi vous me l'avez cachée ? On dit que vous l'avez remise au chef de département d'histoire et qui l'a escamotée… Est-ce faux ou vrai ?». Le représentant des étudiants, qui s'est défendu d'avoir connaissance de cette pétition qu'il qualifia d' «imaginaire», dut subir des pressions de plusieurs heures de la part du doyen, pourtant en délicatesse avec le recteur, de lui obtenir la signature de 400 étudiants «contre Rouadjia». Le texte de la pétition devrait contenir des failles professionnelles et morales : incompétence, comportements excentriques, attitudes équivoques avec les étudiantes…, tous traits de comportement susceptibles de produire la preuve de ma «faute» ou de ma «culpabilité». Quelle fut la réponse du principal représentant des étudiants et l'écrasante majorité des étudiants ayant eu vent de cette demande pressante du doyen, agissant sur la demande du recteur ? Qu'il est inacceptable et immoral de fabriquer un rapport injuste sur un enseignant qui fait preuve de «compétence et de comportement correct, qui fait son travail de bon cœur et avec qui on n' a jamais de problème…» Au lieu de faire un faux témoignage, les étudiants, par l'intermédiaire de leurs représentants, ont préféré témoigner par écrit en notre faveur et par leur seule initiative, sans que nous ne les ayons sollicités en ce sens. Ils étaient venus par eux-mêmes vers nous pour nous témoigner à la fois de leur solidarité et de leur indignation contre les procédés utilisés par l'administration pour leur arracher de faux témoignages. La décision de suspension Le 22 juin 2008, la décision de suspension avec blocage de salaire, tombe comme un couperet. Elle annonce en même temps qu'une plainte pour diffamation a été introduite auprès de la justice. Elle est la conséquence des démarches infructueuses initialement entreprises par le recteur aux fins de me compromettre en vain. La teneur de la décision traduit, selon les experts en droit, des vices de forme et témoigne en même temps d'un abus de pouvoir qui heurte la conscience de tous ceux qui sont démocrates ou non, attachés au sens de la justice et de l'équité. Elle est contraire à nos lois, au bon sens ainsi qu'au baptême de notre République algérienne, démocratique et populaire. Démarches infructueuses auprès de la tutelle Les 16 et 24 juin, j'ai saisi par courriers le ministre de L'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique des circonstances qui ont conduit à cette décision et l'ai exhorté à prendre les décisions qu'il jugeait appropriées pour me rétablir dans mes droits, après enquête. A ce jour, je n'ai aucun écho, mais je mets au compte de cette absence de réaction, le calendrier du ministre qui serait trop chargé pour pouvoir se pencher dans l'immédiat sur mon affaire. Dans une de mes lettres adressées au ministre, je soulevais le problème de la critique constructive que le recteur semble confondre à tort avec «diffamation» ou attaque ad hominem contre sa personne en termes de questionnements. En substance, je m'interrogeais sur la mission impartie au chercheur dans notre société qui se veut ouverte et perméable à la modernité : «Le rôle de l'intellectuel, digne de ce nom, celui qui manifeste un réel amour et jalousie pour sa patrie, n'est-il pas celui ,justement, qui fait preuve d'esprit critique ? La raison d'être même de l'université n'est-elle pas de former des cadres capables de raison critique, d'esprit d'examen des faits sociaux et anthropologiques ? Le chercheur et l'enseignant au profit desquels notre Etat dépense des sommes considérables d'argent doivent-ils s'abstenir de toute critique constructive envers certaines de nos institutions frappées d'inertie et d'absence du sens de la responsabilité civique et civile ? Le nouveau statut de l'enseignant chercheur que le MESRS vient d'élaborer (Cf JO de la République algérienne en date du 4 mai 2008) n'évoque-t-il pas la nécessité d'améliorer la qualité de l'enseignement et de la recherche et de procéder annuellement à l'évaluation ? Qualité et évaluation ne requièrent-elles pas plus précisément cette dimension critique, cet esprit d'examen ? Par ailleurs, faut-il confondre critique scientifique avec dénigrement ? A quoi bon former des cadres si ceux-ci ne peuvent pas user des critiques raisonnables, s'ils se montrent impuissants à dénoncer les failles et les insuffisances quant au fonctionnement de certaines de nos institutions sociale, culturelle et économique ? Si le chercheur s'abstenait de faire son travail critique, constructif et citoyen, les imams des mosquées ne manqueraient certainement pas de le faire à leur manière… et à sa place. Ces questions posées, j'exhorte Monsieur le ministre à user de son autorité et de son poids moral pour ramener à résipiscence le recteur de l'université de M'sila, dont les mesures me frappant sont, selon mon point de vue, intempestives et ressortent de l'arbitraire et de l'abus du pouvoir que la justice de mon pays réprouve et condamne. J'en appelle donc à votre conscience morale et à votre sens de responsabilité pour qu'une telle décision soit immédiatement levée. Je vous prie, Monsieur le ministre, de croire en l'expression de ma haute considération. Le retour des compétences «exilées» Ce retour est au cœur du discours comme des préoccupations de l'Etat et des gouvernements successifs. On a fait de ce retour tant attendu à la fois une question de principe et d'honneur national. Mais moi, Monsieur le Premier ministre, qui suis un ex-exilé de retour au pays, et fraîchement recruté par l'université de M'sila sur la base de mes compétences attestées tant par le diplôme de doctorat d'Etat que par mes nombreuses publications, dont le caractère scientifique est reconnu au plan international, je me trouve soudain confronté à l'incompréhension, au rejet et à l'ostracisme de mon recteur, ce qui est contraire à la philosophie même de l'Etat, dont le souci majeur est l'intégration et non l'exclusion de ses compétences, internes et externes, dans le dispositif du développement national. Il est clair que si de tels comportements venaient à se généraliser à l'ensemble ou même à une partie de nos chefs d'établissement universitaire, il n' y aurait ni retour de nos élites éparpillées de par le monde ni relèvement de nos universités qui pâtissent d'une foule de carences flagrantes en matière d'encadrement de qualité. La meilleure manière de rendre le pays exsangue, de le vider de sa substance constituée de «matière grise» n'est-elle pas justement cette absence du sens civique et civile, cette manière indifférente ou désinvolte qu'ont certains chefs d'établissement envers ceux qui veulent se vouer corps et âme à l'enseignement et à la recherche au service de l'Etat et de la nation ? Pour moi, le patriotisme suppose non pas des proclamations, mais des actes, non pas seulement une allégeance affective, des émotions envers la patrie, mais aussi et surtout un sens aigu de la responsabilité éthique qui implique la défense et la primauté des intérêts de la collectivité nationale sur les intérêts individuels. Ainsi, certains de nos responsables administratifs se proclament-ils «nationalistes» et «patriotes», alors qu'en acte, ils agissent sans le savoir contre l'Etat et la nation. C'est cette inconscience ou plutôt cette dichotomie entre la théorie et la pratique, entre l'idée affichée et l'acte accompli, qui est au centre de nos contradictions sociales et de la confusion qui règne entre intérêt collectif et intérêt privé. Les petites et grandes injustices que produisent certaines pratiques de nos administrations ne sont pas étrangères à ces révoltes qui sourdent des profondeurs de notre société et qui alimentent, de fait, les ressentiments de certaines franges de la population, ressentiments que tous les ennemis de l'Etat exploitent à leur profit pour en miner les bases. Le terrorisme, sous toutes ses formes, s'alimente non seulement aux prétendues sources de «la misère» matérielle (pauvreté et chômage), mais aussi et surtout à ces sources de la «hogra» que le petit peuple impute à l'abus de l'autorité des petits chefs, au défaut de justice et d'équité qui serait consubstantiel à nos pratiques administratives. La «hogra» et l'injustice peuvent être ressenties comme une forme atténuée du terrorisme sanguinaire. Pour ne pas donner l'occasion à ce dernier une justification morale et pour lui couper définitivement l'herbe sous le pied ne faudrait-il pas assainir notre administration de ces pratiques arbitraires, de cet abus de pouvoir qui infligent tant de mal, tant de blessures et tant de frustrations à des citoyens aussi bien ordinaires que «distingués» ? Si notre cas est loin d'être une «exception», il n'en témoigne pas moins cependant de l'existence d'une «hogra» administrative, dont les victimes anonymes et muettes se comptent par milliers, voire par millions dans notre pays. En exposant mon cas personnel, j'aurais souhaité également plaider en faveur d'une administration responsable, juste, humaine et compétente et non d'une administration arc-boutée sur des conduites rigides et imperméables aux rumeurs, aux appels de détresse et aux attentes des citoyens, dont elle est censée être l'interface entre le public et l'Etat. Comment peut-on faire aimer l'Etat quand l'administration, par ses pratiques, suscite la haine du citoyen envers son Etat ? Au reste, je vous prie, Monsieur le chef du gouvernement, d'agréer l'expression de ma haute considération. Sincèrement à vous. (*) Universitaire suspendu de son poste