C'est un livre qui se lit d'une traite, de ceux que l'on avale en plongeant dans leur univers. Il n'a pourtant rien d'une œuvre remarquable du point de vue de l'écriture et du style, encore que son dépouillement atteint parfois des moments sublimes. Mais disons que toute sa littérature et aussi son style tiennent en fait dans la force du récit, celui d'un jeune Libanais qui se trouve au cœur des combats qui enflammèrent Beyrouth et de nombreuses régions du Liban entre 1975 et 1990. Ecrit au présent, avec des phrases courtes, sans fioritures, presque exclusivement factuel, son rythme lui donne toute sa saveur. Une saveur amère cependant, car il nous plonge dans l'horreur d'une guerre civile avec ses angoisses, ses atrocités, ses drames individuels ou collectifs, sans que rien ne soit épargné au lecteur. Et l'on découvre comment, justement, les pires horreurs peuvent paraître aux yeux d'un jeune homme complètement engagé dans la furie qui l'entoure, comme acceptables et plus encore, « normales ». D'ailleurs, entre deux attentats, trois tueries et quatre batailles, celui-ci poursuit ses études de manière entrecoupée : « Après m'être enrôlé comme combattant, je ne fais pas grand-chose. Je vais à l'école le matin, je prends un tour de garde dans l'après-midi… » Et plus loin : « Je passe le brevet des collèges à l'école d'Aïsha Bakkâr, le 4 juin 1982. Après l'examen, avant de rentrer, je fais un saut au QG du Parti : mobilisation générale immédiate. » De manière parfois incroyable, la vie quotidienne et même les plaisirs alternent avec les affrontements dans une rue voisine, sinon dans la même. Pour le héros du récit, en fait son auteur lui-même, Yussef Bazzi, il y a les études mais pour lui et les autres, il y a aussi les restaurants (rackettés), les virées dans les boites de nuit, les soûleries à l'arak et au whisky, les drogues les plus diverses, les femmes, prostituées ou non. Ces miliciens qui, pour la plupart, sont jeunes, véritables enfants-soldats, ne se sentent pas défendre un pays ou une idée. Ils vivent la guerre comme un jeu, comme peut en attester ce passage démentiel : « Pour nous divertir un peu, nous avons l'idée avec Caïd d'organiser un faux affrontement. Il se met d'un côté de la rue, sur le trottoir ouest, et moi de l'autre, sur le trottoir est. Il tire dans ma direction et je riposte ; ensuite, il se met à courir, il vient jusqu'à moi et nous faisons feu tous les deux vers l'autre bord. Nous arrosons toutes les voitures garées sur les côtés et, pour rendre cet affrontement encore plus réaliste, Caïd se loge une balle dans la cuisse. À l'hôpital, nous explosons de rire. » Les milices se délitent, elles se battent à la fois contre l'ennemi israélien, mais aussi entre elles. La folie générale est si forte que même des actes crapuleux individuels influent sur le cours de la guerre : « Abou Khanjar, Ayyuq et Ofa me racontent qu'ils sont sur un coup : ils veulent investir la menuiserie voisine où est entreposé un grand stock d'armes et de munitions. Le plan secret est de s'en emparer pour le revendre ensuite - gros profit, affaire privée. (…) Nous sommes à découvert, coincés dans ce bâtiment isolé où l'armée nous bombarde de missiles TOW - ils croient qu'il s'agit d'un mouvement tournant, du début d'une nouvelle offensive, et le front tout entier s'embrase, sur trois kilomètres… » Le vol, le racket et le trafic, activités courantes de ces combattants, prospèrent. L'auteur relate ainsi ses premiers pas dans cette criminalité qui apparaît comme naturelle ou justifiée : « Quelques jours plus tard, je descends dans un dépôt de livres que j'ai découvert et commence à charger une grande quantité de bouquins reliés, avec des dorures. Je mets ainsi la main sur plus de trois mille volumes. Ensuite, je vais à l'arsenal palestinien dont on m'a confié les clés. J'y prends une caisse de revolvers, une caisse de jumelles militaires, une caisse contenant des temporisateurs, des câbles et des détonateurs, deux grosses boîtes d'explosifs et d'autres trucs, des treillis, des radios, et je planque le tout dans le local technique de l'ascenseur, sur le toit de l'immeuble de ma mère. » L'auteur assiste à des tortures et des exécutions et y participe parfois « Ils arrêtent aussi un type accusé d'avoir placé une voiture piégée dans le voisinage de l'université arabe. On le gifle, on le frappe. J'abats la crosse de ma kalach sur sa main, ses doigts ruissellent de sang. Les ‘‘tendres'' l'emporteront quelques jours plus tard pour l'exécuter. » Pourtant, il garde paradoxalement un fond de candeur qui le sauvera plus tard et qui transparaît dans certaines anecdotes qui ne manquent pas de poésie, n'était le contexte. Mais, tout au long du récit de Yussef Bazzi, dominent deux idées centrales, celle à la fois blasphématoire et inhumaine du sentiment de toute-puissance que peuvent procurer les armes et l'engrenage de la violence guerrière qui dans son paroxysme peut parvenir à perdre jusqu'aux raisons de sa survenance. Né en 1966 à Beyrouth, Yussef Bazzi a quitté le conflit avant sa fin. Il a alors 19 ans quand un oncle l'emmène travailler avec lui à Monrovia. Il a le temps, entre deux batailles, de passer son baccalauréat. Depuis, il est devenu un des plus grands poètes arabes et a publié des recueils marquants : Le Camouflage (1989), Sous le marteau (1997) et Sans pardon (2004). Il est aussi journaliste et après avoir travaillé pour As-Safir, il exerce actuellement comme éditorialiste à Al Mustaqbal dont il dirige le supplément culturel. Invité par les éditions Chihab, il était cette semaine au CCF et à l'Espace Noun. Son récit autobiographique est un livre assurément instructif, car il nous fait découvrir de l'intérieur cette guerre civile libanaise que l'on pense connaître à travers les médias. Yussef Bazzi apporte la preuve que la littérature est capable de traiter plus efficacement d'une réalité. Au-delà du Liban, c'est un livre bouleversant de sincérité sur la nature humaine, ses errements et ses outrances en temps de troubles et de violence. « Yasser Arafar m'a regardé et m'a souri, journal d'un combattant de Yussef Bazzi Traduction de l'arabe et postface de Mathias Enard. Ed. Chihab, Alger 2009. Suivi d'un glossaire et d'une chronologie de la guerre civile au Liban.